Le Monde - 03.04.2020

(lu) #1
0123
VENDREDI 3 AVRIL 2020 horizons| 15

Journal d’un


médecin


de campagne


PAROLES DE SOIGNANTS  1 | 5 Dans une série en cinq épisodes,


des professionnels de santé évoquent, sans fard, leur


quotidien au temps de la pandémie. Damien Pollet,


58 ans, généraliste dans le Jura, raconte au « Monde »


comment il a été lui­même infecté par le Covid­


P


our moi, tout a basculé le mardi
17 mars. Ce jour­là, je suis en
visite dans l’un des deux Ehpad
[établissement d’hébergement
pour personnes âgées dépendan­
tes] de Salins­les­Bains [Jura] , et
je découvre qu’aucun membre du personnel
ne porte de masque. Je me dis qu’on va à la ca­
tastrophe. Dans l’impossibilité d’en trouver
en pharmacie, je lance, le lendemain, un appel
sur Facebook, qui a la chance d’être relayé par
la presse locale. Des artisans, des entreprises,
des esthéticiennes, des agriculteurs se mani­
festent. En quelques jours, je récupère plus de
16 000 masques! Avec ma femme, Claire, qui
est infirmière scolaire, et des collègues, on
passe des heures à les redistribuer dans les
Ephad, aux pompiers, aux infirmiers libéraux,
à des commerçants, à des gendarmes... Beau­
coup de ces masques, qui datent du temps de
la grippe A, sont périmés. Mais tant pis, cela
nous donne sept ou huit jours de répit.
La semaine précédente, j’avais eu un ami au
téléphone, confrère à Mulhouse. Il m’avait
alerté sur la gravité de la situation. J’avais pré­
venu les responsables des thermes de Salins
qu’ils allaient devoir fermer. Ils ne voulaient
pas me croire. Ils ont fermé le 14 mars.
A mon cabinet, la salle d’attente, où j’ai retiré
toutes les revues et magazines [pour ne pas
qu’ils circulent de main en main], se vide. Les
patients hésitent à venir, par peur de la conta­
mination. Paradoxalement, la « bobologie » a
disparu. Comme les gens ne travaillent plus, la
sédentarité et le confinement ont réduit les
problèmes d’allergie, de transmission de mi­
crobes, d’accidents... Je vais avoir de moins en
moins de consultations – d’habitude, je tra­
vaille douze heures par jour –, mais, en inten­
sité émotionnelle, la période est très forte...
Dans notre canton, 6 800 habitants, s’est
développée une grande confraternité. Sur
Skype et WhatsApp, on se soutient les uns les
autres. Le principal est de ne pas être seul, car
le groupe est toujours plus expert que l’indi­
vidu. Et puis, nous aussi on a peur. On a besoin
de se remonter le moral car on se sent un peu
abandonnés. Nous sommes flippés par le
manque de masques. « Le divan des méde­
cins », un groupe fermé sur Facebook, est
hyperutile. Plein de questions surgissent : que
fait­on de nos gants? Comment procéder avec
les paiements par chèque pour ne pas les tou­
cher? Je travaille en blouse blanche, avec un
masque, très pénible à porter, et j’examine le
moins possible. Je ne prends plus la tension et
je me lave les mains tout le temps.
Je fais beaucoup d’éducation thérapeutique,
de messages de prévention. J’explique à mes
patients qu’ils doivent surveiller leur tempé­
rature et leur respiration. Des « corona », j’en
vois. Pour l’instant, ils vont bien. Quand j’ai
un doute, je délivre des arrêts de travail. Je
gère aussi beaucoup de patients qui ont peur.
Certains arrivent en tremblant. J’utilise l’hyp­
nose pour les rassurer, les calmer. Je n’ai pas
encore été confronté à des défaillances respi­
ratoires aiguës. J’ai deux hantises : que, très
vite, il n’y ait plus de place en réa à l’hôpital le
plus proche, le CHU de Besançon, à 50 kilo­
mètres de chez nous, et que le SMUR soit
débordé et ne puisse plus arriver à temps.
La nuit de mercredi 18, je ne suis pas arrivé à
dormir. Pourtant, d’habitude, j’encaisse bien
les émotions. Je pense à toutes ces personnes
que je reçois depuis tant d’années. J’ai une
patientèle très hétérogène : mon plus jeune
patient a 15 jours, le plus ancien est cente­
naire. Moi qui serais incapable de vivre en
milieu urbain, j’aime cette région. Je m’y suis
installé le 3 janvier 1991, grâce à un ami der­
mato de Besançon. Il avait vu l’annonce d’un
généraliste qui partait à la retraite et « ven­
dait » sa patientèle. Le hasard m’a conduit ici
et je ne l’ai jamais regretté.
Mais, en vingt­neuf ans d’exercice, je n’ai ja­
mais vécu une telle situation. On sent la pres­
sion monter de toutes parts, notamment des
Ehpad. Les premiers cas graves surviennent.
Je me prépare à travailler six semaines non­
stop. Avec mes collègues, nous développons
la téléconsultation. J’ai installé Clickdoc, logi­
ciel de salle d’attente virtuelle. J’envoie un
code d’accès au patient indiquant un créneau
horaire ; on peut échanger par caméra et
visionner ensemble des résultats d’examen.

Vendredi 20 mars Une résidente d’Ehpad à
de la fièvre. Nous savons que le SAMU ne
viendra pas la chercher, elle ne fait pas partie
des cas prioritaires. Seuls les anciens vivant
seuls chez eux sont emmenés en cas de pro­
blème – et encore, pour combien de temps? Il
n’est plus possible de veiller les morts. Les
employés des pompes funèbres arrivent en
cosmonautes dans les Ehpad et mettent les
corps dans une bâche. Salins­les­Bains est
désert. Sur notre groupe de discussion
WhatsApp, l’info du jour, c’est le protocole
pour les fins de vie : valium + morphine. On
nous fait clairement comprendre que les per­
sonnes qui vivent à domicile sans être seules,

on ne devra pas appeler l’hôpital, mais les ac­
compagner. Cet après­midi, je ne me sens pas
très bien. Est­ce un contrecoup psychologi­
que? Je commence à avoir quelques inquié­
tudes... Je développe une toux sèche, ressens
des courbatures et des maux de tête.

Samedi 21 mars Je me réveille épuisé et fié­
vreux. Ma femme aussi a des symptômes. En
tant que personnel soignant devant travailler,
j’appelle la cellule Covid du 15. Elle nous
recommande d’aller nous faire dépister.
On part en voiture à Lons­le­Saunier. Là­
bas, sous un chapiteau, nous sommes enre­
gistrés. Prise de température, tension, taux
d’oxygénation dans le sang, prélèvement
dans les narines (c’est hyperdouloureux) et
de crachat, écoute des poumons : le médecin
me dit de rentrer chez moi et de prendre du
paracétamol. Je saurai dimanche si je suis
“Covid +” ou “Covid ­”. En attendant le résul­
tat, je vais devoir gérer mon stress... J’espère

surtout ne pas faire de syndrome respiratoire
aigu sévère (SRAS). Je surveille ma respira­
tion. Pour l’instant, ça va, mais je suis crevé.
Comment j’ai attrapé ça? La contagiosité est
si difficile à maîtriser dans notre pratique...
J’avais pourtant pris toutes les mesures avec
les patients, et le cabinet médical était désin­
fecté chaque jour. Mais j’ai travaillé comme un
fou. Résultat : je me retrouve à l’arrêt pour dix
jours. N’empêche qu’hier j’ai trouvé cent com­
binaisons de sécurité, que j’ai données aux
pompiers. Ils étaient contents.

Lundi 23 mars Le verdict est tombé : je suis
“Covid +”, ma femme “Covid ­”. J’ai des pics de
fièvre (41 °C ce matin !) et une grosse fatigue,
mais je respire bien. Je n’ai pas l’impression
d’avoir un foyer pulmonaire. Je sais que je ren­
tre dans des jours cruciaux, mais je refuse de
prendre du Plaquénil. L’étude de Didier Raoult
me semble pipeau, et ce médicament peut
avoir des effets secondaires cardiaques. J’ap­

prends qu’il y a encore de la place au CHU de
Besançon, c’est rassurant. Une infectiologue
de l’hôpital m’appelle tous les jours. C’est si
important, cette confraternité. Ma fille, Eme­
line, également médecin, me remplace au ca­
binet. Elle fait beaucoup de téléconsultations.
Mon objectif est de guérir à la fin de la
semaine, de ne plus avoir de symptômes lundi
et mardi prochains, et de reprendre le boulot
mercredi 1er avril. Pour calmer mes coups de
flip, je fais de la cohérence cardiaque et de
l’autohypnose. Sur Facebook, j’ai fait mon
« Covid­out »! J’ai reçu beaucoup de messages
de soutien de mes patients et de mes confrè­
res. A cause de ma présence dans le « Journal
de crise des blouses blanches », sur le site du
Monde , TF1 et M6 m’ont contacté! A ce ryth­
me­là, je vais terminer en Jurassien de l’année
dans l’hebdo Voix du Jura! J’ai appelé la caisse
de Sécu, qui promet d’aider les soignants
grâce à un numéro spécial (payant !), mais ça
ne répond jamais. C’est scandaleux!

Mercredi 25 mars Cinq jours déjà à être cloué
chez moi. Ça commence à faire long... Hier, à
un moment de la journée, je n’avais plus que
37,8 °C. Quelle fierté! Mais c’est remonté à
39,5 °C... Ma saturation en oxygène a un peu
baissé mais je n’ai pas de facteur de risque jus­
tifiant l’hospitalisation. Néanmoins, j’ai une
épée de Damoclès au­dessus de la tête : le ris­
que de décompensation... Ça peut arriver en
quelques heures, je sais parfaitement ce que
c’est. En 1984, j’avais chopé le palu en
Centrafrique. A l’époque, j’étais externe et je
travaillais dans un dispensaire. A la troisième
crise, j’étais parti en réanimation...
Je me replie sur moi pour essayer de lutter.
Je déconnecte mon téléphone, je m’isole un
peu dans la musique. Je me sens un peu
déprimé, pourtant, ce n’est pas dans ma
nature. Je pense à tous ces gens qui conti­
nuent à bosser, notamment dans les maga­
sins, sans protection... Et puis j’ai été très
secoué par l’annonce du décès d’un copain
médecin, avec lequel je faisais beaucoup de
formations. S’ajoutent un autre confrère que
je connais bien, sous ventilation en service
de réanimation, et un troisième, dans le
même état que moi. Tout cela est très pertur­
bant. Heureusement, ma femme va mieux.
Il faut que les médecins généralistes se
posent la question du télétravail pour limi­
ter au maximum les contacts, sinon on va
tous tomber malades. Ne devrait­on pas,
pendant un mois ou deux, faire de la méde­
cine sans examen?

Vendredi 27 mars C’est le premier jour où ça
ne va pas trop mal. Je n’ai que 38 °C et l’impres­
sion d’être dans une phase descendante. Dans
mon malheur, j’ai de la chance : je respire. Je
plains ceux qui sont intubés pendant trois se­
maines. C’est ma hantise. Pourquoi existe­t­il
des formes si différentes de cette maladie?
Pourquoi certains meurent en trois jours et
d’autres s’en sortent? Tout cela est très in­
juste. Je repense au professeur Didier Raoult.
Peut­être a­t­il raison, après tout? Mais il ne
devrait pas communiquer comme il le fait. Ce
n’est pas facile de complètement lâcher prise.
J’ai le sentiment d’être une loque. La peur de la
mort, j’arrive à peu près à la gérer. Je me dis
que mes trois enfants sont grands désormais,
et ils ont tous un avenir professionnel. C’est
moins grave si je meurs maintenant... même
si je trouve que ce serait un peu tôt.

Samedi 28 mars Ça ne va pas fort ce matin.
J’ai besoin d’oxygène. J’appelle le 15, une
ambulance m’emporte au CHU de Besançon.
L’annonce du décès de Patrick Devedjian,
alors que trois jours auparavant il disait sur
Twitter être « fatigué mais stabilisé » , m’a
foutu, sur le moment, un grand coup de flip.

Dimanche 29 mars Ma première nuit au ser­
vice des maladies infectieuses s’est déroulée
sans problème, ponctuée par le bruit des héli­
cos. J’ai encore 39 °C, je suis sous oxygène,
mais avec le moral. J’ai demandé à ma famille
de ne pas m’appeler, car je me coupe du
monde pour mieux me concentrer sur la
guérison. J’ai dit à ma mère : « Maman, tu
connais l’expression de Tim [l’un de ses fils] :
“T’inquiète.” » Ce soir, je suis sous antibioti­
que et sous Plaquénil.

Mardi 31 mars Je vais m’en sortir. Je vais
continuer à vivre. Demain, je quitte de l’hô­
pital. Je voudrais rendre hommage au per­
sonnel hospitalier : femmes de ménage,
aides­soignantes, infirmières, internes,
assistantes, stagiaires, chefs de service...
Toutes ces femmes qui sont entrées dans
ma chambre d’hôpital étaient des « guerriè­
res » fantastiques. Vraiment.
propos recueillis par
sandrine blanchard

Prochain article Le sacerdoce
d’un infirmière en milieu rural

Damien Pollet, à Salins­les­Bains (Jura), le 21 mars. DAMIEN POLLET

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