Le Monde - 03.04.2020

(lu) #1

0123
VENDREDI 3 AVRIL 2020 livres| 19


À DÉFAUT
D’AUTRE HORI­
ZON, LA HAINE
POUR RAISON DE
VIVRE. « Nous »
contre « eux ». Il y
a quelque chose de
violemment ab­
surde dans le sentiment d’apparte­
nance au gang américano­salvado­
rien Mara Salvatrucha 13 ou MS­13.
Les cliques qui forment ce gang
sont des pauvres affrontant
d’autres pauvres, rigoureusement
semblables, tous héritiers de la
guerre civile qui a frappé le Salva­
dor entre 1980 et 1992, une guerre
sale financée par les Etats­Unis

dans le cadre de la guerre froide et
de la protection de leurs intérêts
économiques dans la région.
Oscar et Juan Martinez, deux spé­
cialistes des mafias au Salvador, l’un
journaliste, l’autre anthropologue,
permettent de comprendre la MS­
de l’intérieur à travers les confiden­
ces d’« El Niño de Hollywood », sur­
nom du tueur au centre de leur récit
documentaire, fruit d’une enquête
conjointe menée sur plusieurs
années. Abattu en novembre 2015,
Miguel Angel Tobar était le fils de
paysans exploités ayant consenti à
donner leur fille à un contremaître
violeur. El Niño savait que, tôt ou
tard, il serait tué par d’anciens frères

d’armes de la MS­13 dont il révélait,
d’un procès au suivant, d’une en­
quête policière à l’autre, les noirs se­
crets. Y compris les siens, en toute
lucidité et sans guère de remords. Il
est mort là où il avait vécu enfant,
après avoir essayé de subvenir aux
besoins de sa famille. Un criminel,
mais aussi un symptôme. m. s.

Les noirs secrets de la Mara Salvatrucha 13


el niño de hollywood.
comment les usa et le salvador
ont créé le gang le plus
dangereux du monde,
d’Oscar & Juan José Martinez,
traduit de l’espagnol (Salvador)
par René Solis,
Métailié, 336 p., 22 € ; numérique 13 €.

HISTOIRE D’UN LIVRE


I

l y a des ouvrages dont la
force est telle qu’il est impos­
sible de les lire d’une traite, il
faut reprendre son souffle
pour continuer à avancer. En
préambule d’ El Niño de Hol­
lywood, les frères Martinez aver­
tissent : « Ceci est un livre écrit se­
lon les codes du journalisme nar­
ratif. Nous prétendons ouvrir des
fenêtres où se pencher. Sachant
que ce qui se trouve de l’autre côté
n’a rien d’agréable. » Eux ne se
sont pas juste penchés sur le sujet.
Spécialisés dans le fonctionne­
ment interne des gangs et du
crime organisé en Amérique cen­
trale – plus spécifiquement dans
leur pays, le Salvador –, ils y sont
immergés depuis une décennie.
L’aîné, Oscar Martinez, est un
journaliste d’investigation émé­
rite pour le site d’information
Elfaro.net, auteur de deux ouvra­
ges, l’un sur les narcos exploitant
les migrants, l’autre sur l’histoire
de la violence dans cette région
du monde. Le cadet, Juan Marti­
nez, un anthropologue reconnu,
a publié ses recherches menées
in vivo pendant un an au sein
d’un gang. Pour El Niño..., ils ont
collaboré afin de fournir un récit
mariant le meilleur de l’ethno­
graphie socioculturelle et du re­
portage au long cours. Pour cela,
ils se sont entretenus avec des
prisonniers, des repentis, des po­
liciers, des juges, des médecins lé­
gistes, des victimes. Surtout, ils
ont fait la connaissance de celui
qui est devenu le personnage
central de leur incroyable récit
documentaire.
C’était le 2 janvier 2012. Ce
jour­là, ils rendaient ensemble vi­
site à un inspecteur intègre dans
le misérable village d’El Refugio,
qui leur apprit que, juste en face
du poste de police, dans une pe­
tite maison en terre battue, vivo­
tait, sous le statut de témoin

protégé, un tueur à gages : Miguel
Angel Tobar, dit « El Niño de Hol­
lywood », affilié à la Mara Salva­
trucha 13, le gang le plus féroce
d’Amérique latine. « Nous croyons
en deux règles de base, explique
Oscar Martinez au “Monde des li­
vres”. Premièrement, personne ne
révèle ses secrets à un naïf. Si vous
ne connaissez rien des individus
que vous rencontrez, si vous ne
vous efforcez pas de comprendre
leur langue et les codes de leur

environnement, personne ne vous
dira rien. Deuxièmement, l’honnê­
teté est la bonne méthode. »
Le journaliste et l’anthropolo­
gue ont donc été brutalement sin­
cères avec « El Niño », un jeune
paysan converti en tueur, flanqué
d’une femme et d’un bébé dénu­
tris. Ils n’ont rien caché de leurs
opinions personnelles ni de leur
conviction qu’il finirait tôt ou
tard tué par des sicarios appar­
tenant à son ex­gang. « Pourquoi,
alors? » , a demandé El Niño.
« Parce que, malheureusement,
nous croyons que ton histoire est
plus importante que ta vie », ont­
ils répliqué. La réponse a convenu.
El Niño de Hollywood a « appris à
respecter cela et à bâtir une solide
relation source­journaliste », ré­
sume l’un des auteurs. De fait, les
frères Martinez n’ont édulcoré
aucune question et l’intéressé
s’est montré tout aussi franc dans
les moindres détails. Tout a été vé­
rifié, même ses histoires les plus
invraisemblables, grâce aux té­
moignages d’autres membres de
gangs, de rapports de police, d’ar­
chives de journaux.
Ils l’ont interviewé régulière­
ment, jusqu’à trois fois par mois,
de janvier 2012 jusqu’à son assas­
sinat, en novembre 2015. « Il y a
eu des moments de grande ten­
sion, des endroits dont nous
avons dû partir à la hâte, des
endroits où nous avons dû nous
cacher pour parler avec Miguel
Angel », reconnaît Oscar Marti­
nez. Parfois, Tobar accomplissait

deux kilomètres à pied en terri­
toire ennemi avec une machette
et un fusil de chasse pour les
rencontrer.
S’ils ont été plusieurs fois, l’un et
l’autre, menacés au cours de leurs
enquêtes successives, au point de
devoir quitter le Salvador avec
leurs familles respectives pen­
dant quelques semaines ou de
disposer d’une escorte armée du­
rant plusieurs mois, leur situa­
tion, disent­ils, n’est pas compara­
ble à celle des journalistes mexi­
cains ou honduriens. « Au Salva­
dor, les gangs ne sont pas infiltrés
au sein de l’Etat, comme peuvent
l’être les cartels mexicains, ils ne
peuvent pas fonctionner avec une
telle efficacité ni une telle impunité
en cas de meurtres de journalistes.

Ceux qui courent le plus de risques
sont nos sources. Certaines d’entre
elles ont été menacées, licenciées et
même tuées. Il y a, de la part des
politiciens et des groupes crimi­
nels, un intérêt tout particulier à
savoir qui nous parle, qui nous li­
vre leurs secrets. »
Témoins d’un pays fracturé, l’un
des plus violents et inégalitaires
au monde, les frères Martinez
sont les fils de Marisa Martinez,
figure pacifiste de gauche, depuis
toujours au service des enfants les
plus pauvres, et les neveux de Ro­
bert d’Aubuisson, le leadeur d’ex­
trême droite lié à l’assassinat,
en 1980, du populaire archevêque
Oscar Romero (canonisé en 2018)
et à diverses activités des esca­
drons de la mort pendant la
guerre civile (1980­1992) – une
guerre de répression envers la
population en partie financée par
les Etats­Unis dans le cadre de sa
stratégie globale pour contenir
le communisme. « Les Etats­Unis
n’ont jamais reconnu ce fardeau
moral, accuse Oscar Martinez. Ils
ont accueilli les réfugiés comme
des sans­papiers. »
Ceux­ci ont été parqués dans les
ghettos de Los Angeles. C’est là
que la Mara Salvatrucha 13 est née,
« comme une réaction allergique à
l’environnement des gangs qui ré­
gnaient en Californie à cette épo­
que. Des milliers de jeunes ont fui
une guerre, ont cherché la paix et
n’ont trouvé qu’une autre guerre ».
Puis, de Reagan à Donald Trump,
ils ont été expulsés. Et la MS­
s’est exportée au Salvador.
macha séry

« Pourquoi vouloir
m’entendre? »,
a demandé El Niño.
« Parce que nous
croyons que ton histoire
est plus importante
que ta vie », ont répliqué
les auteurs. La réponse
a convenu

EXTRAIT


« Le besoin de l’ennemi. L’envie irrépressible de détester quelqu’un sans
motif idéologique a été fondamentale dans la construction du Salvador, le
pays le plus meurtrier de la planète. Tous contre tous. Parce que c’est
comme ça. Parce que c’est comme ça seulement qu’il est possible de se
comprendre soi­même, en guerre contre l’autre. Parce que la paix n’était
pas une option. Vivre, c’était s’affronter, c’est comme ça que s’est construit
ce petit bout du monde. Ce n’étaient pas des exclus laissés en marge de la
construction sociale. C’étaient des jeunes imitant ce qu’ils avaient déjà vu.
Dans la région occidentale productrice de café, la fin de la guerre a laissé
de nombreux jeunes, garçons et filles, sans emploi. Des jeunes qui avaient
grandi avec la guerre et auxquels celle­ci avait volé la possibilité de faire
des études ou d’apprendre un métier. »

el niño de hollywood, page 92

Membres de la MS­13 au centre pénitentiaire pour mineurs de Quezaltepeque, au Salvador, en juin 2004. CHRISTIAN POVEDA/AGENCE VU

DES POÈTES, TOUJOURS, ET ENCORE UN
NAZI ; vous vous dites : « Ça y est, le confine­
ment a eu raison du dernier neurone
d’Enard que le coronavirus avait épargné, il
délire. » Eh bien non, le chroniqueur a toute
sa tête, lui semble­t­il. Un nazi, donc : puis­
que nous sommes en guerre contre le virus,
il convient d’apprendre à bien la mener,
cette guerre. Et qui de mieux que l’excellent
Heinz Guderian (1888­1954) pour la
conduire? Ses Souvenirs d’un soldat sont
éloquents. On y apprend à développer le
blitzkrieg et à vaincre en
quelques semaines. On a
droit, dans ces Mémoires
(les spécialistes apprécie­
ront), à d’interminables
considérations sur les chars
et l’arme blindée ; la rançon
de la gloire, pourrait­on
dire. Après tout, le général
Guderian a inventé la
guerre éclair. On apprend
aussi, page 590, que les en­
fants Goebbels étaient « gentils et bien éle­
vés ». Guderian les croise en avril 1945 dans
l’abri fatal ; leur mère, Magda, les empoison­
nera quelques jours plus tard, autre drame
du confinement. « La pensée que leurs jours
étaient comptés accablait et inclinait au mu­
tisme », nous dit Guderian. Des morts­vi­
vants, au fond de leur sarcophage de béton.

UN PEU DE LUMIÈRE POUR DISSIPER LES
OMBRES : De la poésie, de Philippe Jaccottet,
est la transcription d’un dialogue entre le
poète suisse et Reynald André Chalard,
conversation qui eut lieu en février 1988,
quelques jours après la mort de René Char.
Ce passionnant entretien s’ouvre sur la
question de la traduction et « la nécessité vi­
tale de traduire » ; on croit
entendre résonner l’expres­
sion de Joë Bousquet, qui
voudrait que tout poème
soit « traduit du silence ». Jac­
cottet a lu et traduit Platon,
Homère, Rilke et Hölderlin,
et tous ces textes vivent en
lui comme les voix dans la
cella d’un temple caché. Jac­
cottet décrit ces épiphanies
sans Dieu qui sont le lieu de
ses poèmes ; sans Dieu, et sans ascèse – se
laisser aller « au bonheur un peu païen du
monde extérieur, de la promenade dans la
nature et la lumière » après avoir longtemps
rêvé « une poésie sans image ». Philippe Jac­
cottet va même jusqu’à confier : « Ce qui
m’ennuie chez moi, c’est le côté “explicite”. »

ON TROUVE UNE GRANDE CONSOLATION
DANS LA FRÉQUENTATION DES POÈTES


  • Andrée Chédid (1920­2011) aurait eu cent
    ans ces jours­ci. Cette généreuse anthologie,
    Textes pour un poème suivi de Poèmes pour
    un texte,
    fut préparée par l’auteure elle­
    même. L’Egyptienne, poète mais aussi ro­
    mancière et dramaturge, née au Caire au
    sein d’une famille d’origine syro­libanaise,
    appartient, avec Edmond Jabès ou Albert
    Cossery, à ce monde si
    brillant de la francophonie
    d’Egypte. Andrée Chédid
    sait rendre vivante la terre
    égyptienne sans cultiver le
    cliché orientaliste, loin de
    là ; pour elle, un pays est
    avant tout une expérience
    intime et multiple pour qui
    « la poésie n’est pas évanes­
    cence, mais présence ». Chez
    elle, le poème fait de nous
    des « passagers de la métamorphose ». Il
    nous transforme. La poésie est un talisman ;
    un de ces « soleils retenus vifs ». La poésie
    d’Andrée Chédid est sanguine et passion­
    née, c’est une poésie de gerbes de blé – une
    poésie où la vie se met en danger, une poé­
    sie qui fait une place à la mort, non pas pour
    la célébrer, mais pour l’accepter, la dévisa­
    ger : « Un soir, je m’en irai loin des terres cha­
    leureuses ;/ Le masque, couleur d’aube, sur
    ma face de vivant. »
    Une carte postale du
    dernier voyage...


 Souvenirs d’un soldat (Erinnerungen eines
Soldaten), d’Heinz Guderian, traduit de l’allemand
par François Courtet et André Leclerc­Kohler,
présenté par Benoit Lemay, Tempus, 576 p., 10 €,
numérique 7 €.
 De la poésie. Entretien avec Reynald André
Chalard, de Philippe Jaccottet, Arléa, « Poche »,
nouvelle édition, 94 p., 8 €.
 Textes pour un poème, suivi de Poèmes
pour un texte, d’Andrée Chedid, préface de
Mathieu Chedid, « Poésie/Gallimard », 576 p.,
12,30 €, livre audio 5,50 €.

DES POCHES
SOUS LES YEUX

MATHIAS ÉNARD


Comment faire parler un gangster


Pour « El Niño de Hollywood », histoire du gang MS­13 au Salvador, les frères


Martinez ont su gagner la confiance d’un tueur à gages – jusqu’à son assassinat


PIERRE MARQUÈS
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