Le Monde - 03.04.2020

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CORONAVIRUS


VENDREDI 3 AVRIL 2020

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L


a fatigue et la trouille, la peur
pour les patients et la peur pour
soi­même, le stress des nouvelles
pénuries qui s’annoncent, la sidé­
ration face à la brutalité de la ma­
ladie et la crainte d’avoir à prati­
quer une médecine d’« abattage ». Et tout cela
mêlé à la colère d’avoir si longtemps alerté,
en vain, du manque de moyens et de n’avoir
jamais été entendu. Alors que l’épidémie de
Covid­19 étend son emprise sur le territoire
national et que les transferts de patients se
poursuivaient, jeudi 2 avril, entre la région
parisienne et des zones moins touchées, la
communauté soignante subit désormais à
plein l’épreuve d’un quotidien de crise.
L’épreuve est d’abord celle de la réorgani­
sation des établissements, conduite au pas
de charge, et, pour de nombreux soignants,
la confrontation avec une réalité éloignée
de leurs spécialités. « Il y a d’abord une an­
xiété due au bouleversement des services,
réorganisés pour faire de la place aux pa­
tients atteints du Covid­19, ce qui est pertur­
bant pour les soignants , témoigne Franck
Rolland, vice­président du Syndicat repré­
sentatif parisien des internes de médecine
générale (SRP­IMG). Par exemple, ceux des
services psychiatriques n’ont pas l’habitude
de gérer ni le risque infectieux, ni l’équipe­
ment nécessaire : masques, blouses... »
Non seulement il faut parfois opérer loin
de ses routines professionnelles, mais la
maladie, imprévisible, prend parfois de
court les personnels les plus aguerris.
« Nous recevons des patients dans un état
dramatique. L’imagerie des poumons, par­
fois entièrement blanche, ce qui signifie une
inflammation généralisée, nous stupéfie » ,
raconte Vincent Carret, médecin urgentiste
au centre hospitalier intercommunal de
Toulon­La Seyne­sur­Mer. La versatilité de
la maladie, et l’aggravation parfois fulgu­
rante de ses formes les plus sévères sont
une cause d’anxiété permanente.
« Une source de stress vient des caractéris­
tiques de la maladie, notamment l’aggrava­
tion de l’atteinte respiratoire, qui peut surve­
nir en quelques heures , explique le pneumo­
logue Charles Marquette, professeur au
Centre hospitalo­universitaire (CHU) de
Nice. Cette soudaineté d’aggravation est
tout à fait inhabituelle dans les pneumonies
infectieuses, même graves. » Un constat par­
tagé par de nombreux praticiens. Vincent
Carret raconte le traumatisme des soi­
gnants de son équipe, devant « la mort bru­
tale de cet homme de 70 ans, emporté alors
que, vingt minutes auparavant, il plaisantait
encore avec eux ».

« Nous sommes frappés par la vitesse à la­
quelle l’état de santé des patients se dégrade ,
témoigne Nicolas Van Grunderbeeck, réani­
mateur au Centre hospitalier d’Arras. Quand
ils arrivent en réanimation ou aux urgences,
certains n’ont quasi plus de réserves d’oxy­
gène, ce qui rend très délicate l’intubation. » Il
faut alors faire très vite : « Nous pouvons vrai­
ment perdre des malades à ce moment­là » ,
dit M. Van Grunderbeeck.
Dans les établissements dépourvus de ser­
vice de réanimation, la crainte de ne pas
trouver de place pour les patients en dé­
tresse respiratoire sévère va crescendo de­
puis le début de la semaine, notamment en
Ile­de­France.
« On sent que c’est de plus en plus compliqué
de placer nos patients les plus sévèrement
touchés dans les services de réa d’Ile­de­
France , témoigne Véronique Manceron, in­
terniste infectiologue à l’hôpital Max­Fou­
restier de Nanterre (Hauts­de­Seine). Jusqu’à
présent, nous n’avons pas été confrontés à
une absence de place, mais on doit désormais
intuber nos patients avant leur transfert, pour
soulager les services où ils seront pris en
charge. » Le stress des gestes compliqués se
partage aussi.

STRESS COMMUNICATIF
Cette trouille pour leurs patients, les soi­
gnants l’ont aussi pour eux­mêmes et leurs
proches, qu’ils redoutent de contaminer.
« La fatigue s’accumule, des collègues sont
malades ou ont peur d’être contaminés à leur
tour , explique Corinne Delys, psychologue à
l’hôpital de Creil (Oise) et déléguée CGT du
personnel. De plus en plus disent qu’ils ne
dorment pas et viennent au boulot avec la
peur au ventre. »
Un stress communicatif. « Le corps médi­
cal est habituellement dans la toute­puis­
sance, se croit quasi immortel et les patients
se sentent ainsi rassurés, dit M. Carret.
Aujourd’hui, nous sommes tout autant me­
nacés que les autres, ce qui nous rappelle à
notre devoir d’humilité, mais accroît l’an­
goisse des patients. »
Dans les régions les premières touchées,
l’angoisse, amplifiée par la fatigue, com­
mence à entamer l’état des troupes. A Col­
mar, « certains soignants sont touchés et in­
quiets » , admet l’anesthésiste Jean­François
Cerfon, chef de l’un des services de réanima­
tion de l’hôpital. « On a vu au début chez le
personnel une forte volonté, l’envie d’aller
aider, mais on sent la fatigue arriver » , dit­il.
Sur le front depuis plusieurs semaines, les
soignants bénéficient désormais d’une cel­
lule de soutien psychologique.

La fatigue s’accumule, lancinante. Et si les
évacuations de malades ont permis d’éviter le
pire, elles peuvent avoir un effet délétère sur
l’état psychologique des blouses blanches.
« On transfère les malades qui sont transporta­
bles, donc ceux qui vont mieux, mais on garde
ceux qui vont le plus mal , explique M. Cerfon.
C’est dur pour les personnels de ne pas voir les
fruits de leurs efforts, ça nous ferait du bien de
voir nos patients guérir. »
A Strasbourg, le directeur général des hôpi­
taux, Christophe Gautier, est confronté
aux mêmes difficultés. « On a pris le parti de
réorienter l’ensemble des établissements sur

l’accueil des cas de Covid­19 » , dit­il. D’où une
rotation d’effectifs, et donc la « sanctuarisa­
tion du principe des repos hebdomadaires,
pour permettre aux personnels d’être rempla­
cés, de se reposer ». Comme à Colmar, et
ailleurs, une cellule de soutien psychologique
est à la disposition des soignants. Mais la va­
gue ne passe pas. « On est toujours sur une
montée en charge nette, qui exerce une pres­
sion forte sur les admissions » , dit Christophe
Gautier. Et sur les personnels.

LA MORT DANS LA SOLITUDE
La perspective de nouvelles pénuries est une
autre cause d’inquiétude. Après le manque de
matériel de protection, de fortes tensions sur
certains médicaments – notamment les déri­
vés du curare, des sédatifs et des analgési­
ques – se font jour. Or, ces produits forment
une bonne part de l’arsenal médicamenteux
des réanimateurs. Non seulement aucun trai­
tement éprouvé contre le SARS­CoV­
n’existe, mais les produits nécessaires aux
gestes complexes susceptibles de stabiliser
les patients pourraient manquer.
La détresse des blouses blanches face à la
maladie se lit aussi dans les débats qui traver­
sent toute la communauté soignante sur
l’utilisation de l’hydroxychloroquine, popula­
risée par le professeur Didier Raoult (IHU Mé­
diterranée Infection, à Marseille) mais dont
l’efficacité n’a pas été démontrée. Dans cer­
tains services, les discussions sont parfois vi­
ves sur la conduite à tenir. Certains arguent
de l’absence de bénéfice avéré et des incon­
nues sur les risques. D’autres s’accrochent à
cette planche de salut ; il n’y a rien d’autre à
donner, et l’impuissance de la médecine est
parfois aussi douloureuse pour le médecin
que pour le malade.
Tout, dans la situation, est inédit. L’impossi­
bilité pour les familles de voir leurs proches
hospitalisés dans les unités Covid­19 est éga­
lement une source de tension encaissée par
les blouses blanches. « La gestion des familles
devient de plus en plus pesante, car nous
n’avons pas beaucoup de bonnes nouvelles à
leur annoncer », confie Corinne Delys.

« DE PLUS EN PLUS DE 


COLLÈGUES DISENT 


QU’ILS NE DORMENT 


PAS ET VIENNENT 


AU BOULOT AVEC LA 


PEUR AU VENTRE »
CORINNE DELYS
psychologue à l’hôpital
de Creil

Dans les hôpitaux, la fatigue et la peur

Alors que le Covid­19 étend son emprise en


France, les personnels soignants subissent


l’épreuve d’un quotidien de crise, entre brutalité


de la maladie, difficulté des rapports avec


les familles et crainte de la contamination


moins visibles que les personnels hospita­
liers qui prennent en charge les situations les plus
aiguës de la crise du Covid­19, les médecins géné­
ralistes n’en jouent pas moins un rôle majeur dans
la gestion de la maladie. Avec, pour nombre d’en­
tre eux, un sentiment de solitude et d’abandon
face à une situation qui modifie profondément
leurs pratiques et les met, eux aussi, en situation
de risque personnel. Le 27 mars, le ministre de la
santé Olivier Véran leur a adressé une lettre, les as­
surant de son « immense gratitude » , soulignant
que tout était en œuvre pour leur fournir des mas­
ques de protection et leur annonçant la prise en
charge à 100 % des téléconsultations et des télé­
soins par l’Assurance maladie à titre dérogatoire.
« Aujourd’hui, il faut rappeler que plus de 80 % des
patients touchés par le Covid­19 sont pris en charge
par la médecine de ville, mais beaucoup d’entre nous
se sentent comme les oubliés de cette crise » , affirme
Margot Bayart, vice­présidente du syndicat MG
France, qui regrette que bien peu de cas soit fait des
nombreux généralistes ayant contracté la maladie.
Paradoxalement, la fréquentation physique des ca­
binets a considérablement chuté, mais les consulta­
tions à distance deviennent une part importante de
l’activité de la médecine de ville. « C’est un boulever­
sement complet de nos pratiques , reprend Margot
Bayart. Nous passons beaucoup de temps à rassurer,
à expliquer, à gérer de l’anxiété. De même que nous

devons maintenir le contact avec des patients qui ont
déjà consulté, mais dont on est sans nouvelles. »
« Notre travail est très modifié, mais je ne me place
pas dans une position de plainte , assure de son côté
Guillaume Getz, président du Syndicat de médecine
générale (SMG). On fait beaucoup de téléconsulta­
tion, on travaille beaucoup au téléphone, notamment
auprès de personnes âgées qui n’ont pas l’équipement
informatique. Ce que la situation souligne, c’est la li­
mite du modèle actuel de notre rémunération à l’acte,
qui ne permet pas de prendre en compte le travail de
santé publique que nous effectuons. » Tous redoutent
la crise, mais aussi son issue et le retour des patients
atteints d’autres pathologies qui auront renoncé à
consulter pendant plusieurs semaines.

L’hydroxychloroquine, abcès de fixation
D’autres sont préoccupés par le rôle que la médecine
de ville pourrait devoir jouer, en appui des structures
hospitalières, si la situation venait à s’aggraver forte­
ment. A Carpentras (Vaucluse), Sébastien Adnot, mé­
decin généraliste, s’inquiète de la façon dont il devra
gérer les fins de vie à domicile des patients atteints
de Covid­19. « On se tient prêt, mais c’est une source
d’angoisse. Comme les places vont manquer à l’hôpi­
tal, comment va­t­on aborder la multiplication des
cas de patients contaminés qui vont mourir chez eux,
en état de détresse respiratoire? » Il redoute de passer
d’un patient par semaine, comme c’est le cas d’ordi­

naire, à deux ou trois par jour. « Vu les volumes atten­
dus, les équipes de médecins de ville vont souffrir,
après celles de l’hôpital. »
Les médecins généralistes et les infirmiers de­
vront à la fois « gérer le stress de la famille » et pren­
dre toutes les précautions pour ne pas être conta­
minés. « Le manque de matériel médical génère
beaucoup de colère, de frustration et d’angoisse
chez les médecins libéraux. On exigera des blouses,
des charlottes et des masques FFP2. » Dans certai­
nes régions, les médecins généralistes ont bien
plus souffert du défaut d’approvisionnement en
matériel de protection que leurs confrères hospi­
taliers. Au point d’attiser une forte rancœur. Le
Monde a eu accès à des forums privés rassemblant
plusieurs centaines de médecins généralistes : de
nombreux messages témoignent d’une profonde
colère envers le gouvernement, bien qu’il soit dif­
ficile de mesurer l’ampleur de cette défiance.
La question de l’hydroxychloroquine semble aussi
un abcès de fixation, certains médecins vivant
comme une humiliation l’impossibilité de la pres­
crire à leurs patients atteints par le Covid­19. Comme
l’a rappelé l’Agence nationale de sécurité du médica­
ment le 30 mars, la prescription de cette molécule
pour le traitement de la maladie ne peut se faire qu’à
titre expérimental, dans un cadre hospitalier.
stéphane foucart
et faustine vincent

Les médecins généralistes ne veulent pas être les oubliés de la crise

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