Le Monde - 03.04.2020

(lu) #1

26 | 0123 VENDREDI 3 AVRIL 2020


0123


D

ans les pays du monde
développé, le confi­
nement est sans sur­
prise. En Chine, en Eu­
rope ou aux Etats­Unis, la péni­
bilité de l’isolement à domicile dé­
pend des revenus : les riches
« confinent » mieux que les pau­
vres. La lutte contre le Covid­19
épouse le profil social de nos so­
ciétés. Une affaire de mètres carrés
à la maison et de densité des servi­
ces de santé dans le pays. Mais au
Sud, dans cet autre monde qu’on
n’appelle plus le tiers­monde, le
confinement peut poser une
question existentielle – une af­
faire de vie ou de mort.
Jusqu’à présent, le virus a privi­
légié certaines des économies les
plus florissantes. Il est parti de la
deuxième puissance économi­
que mondiale (la Chine) pour ga­
gner la première (les Etats­Unis)
après avoir ciblé l’Europe. Qu’en
sera­t­il en Inde, au Moyen­
Orient, en Afrique, là où, jour
après jour, il semble pointer son
mufle de maladie sans vaccin,
mal connue, hypercontagieuse et
qu’on ne sait, à cette heure, en­
rayer que par le confinement et la
« distanciation sociale »?
Pandémie, on connaît la défini­
tion : épidémie qui a vocation à
se répandre sur la surface la plus
étendue. On cherche une image
pour prendre la mesure du Co­
vid­19 : « une tragédie humaine
potentiellement de proportion bi­
blique » , dit l’Italien Mario Draghi,
l’ancien très grand patron de la
Banque centrale européenne
(BCE). Car dans les mégavilles et
bidonvilles du Sud, confinement
et distanciation sociale, c’est, le
plus souvent, de l’artillerie sans
obus : des armes qui perdent
beaucoup de leur pertinence,
quand elles ont le moindre sens.

Une plaisanterie
L’Inde confine 1,4 milliard de per­
sonnes à domicile – expérience
sans précédent dans l’histoire.
Elle renvoie dans leur Etat des di­
zaines de millions de travailleurs
migrants qui regagnent cette
Inde rurale misérable, où l’infras­
tructure sanitaire est évanes­
cente ( Le Monde du 27 mars).
Dans la riche Italie du Nord, rava­
gée par le virus, il y a quatre mé­
decins pour 1 000 habitants ; en
Inde, moins d’un. La police in­
dienne tabasse les récalcitrants,
ceux qui s’aventurent hors de
chez eux. Mais pour des centai­
nes de millions d’Indiens, le
confinement, l’arrêt imposé du
travail, relève du dilemme exis­
tentiel : la faim ou le corona. Ils
choisiront le virus.
Confinement, distanciation so­
ciale, mains lavées toutes les
deux heures, autant de mesures
qui ne veulent strictement rien
dire pour les damnés d’entre
les damnés : le peuple des réfu­
giés – quelque 26 millions à
30 millions de personnes, selon
l’ONU. Les réfugiés forment un
« pays » de tentes blanches et de
casemates de ciment où la vul­
nérabilité au virus est la plus
forte. Dans un camp de réfugiés,
la densité de population au
mètre carré est quatre fois celle
de Manhattan. On est confiné,
certes, mais par milliers!

Dans le territoire palestinien de
Gaza, on est confiné sur 40 kilo­
mètres de long, à deux millions
( Le Monde du 28 mars). Au Liban,
en Jordanie, en Syrie, en Turquie,
en Grèce (sur l’île de Lesbos), les
réfugiés « confinent » par centai­
nes de milliers, le plus souvent
sans eau courante ni électricité,
entassés les uns sur les autres.
Pour le « peuple » des réfugiés, la
« distanciation sociale » est une
plaisanterie de mauvais goût.
Longtemps relativement épar­
gnée, l’Afrique est touchée à son
tour (voir l’éditorial du Monde du
1 er avril). Les virologues s’interro­
gent sur sa perméabilité au virus.
En l’absence de certitude, Abiy
Ahmed, premier ministre d’une
Ethiopie en pleine effervescence
économique, lance, dans le Fi­
nancial Times (25 mars), un cri
d’alarme : sur le continent afri­
cain, « l’accès aux services de santé
les plus élémentaires reste une
exc e ption. Se laver fréquemment
les mains est un luxe inatteignable
pour la moitié de la population,
qui n’a pas l’eau courante. La dis­
tanciation sociale a peu de sens
quand la vie est profondément
communautaire ». Il faut sortir
pour manger, dit au Monde le
Congolais Denis Mukwege, gyné­
cologue et Prix Nobel de la paix.
Le confinement est impossible,
qui relève du même choix que
pour nombre d’Indiens : la faim
ou le corona.
L’un et l’autre lancent le même
avertissement au monde riche.
Si le virus frappe durablement
l’Afrique, elle aura besoin d’une
assistance internationale excep­
tionnelle. Vous n’isolerez pas
l’Afrique, vous ne la mettrez pas
en quarantaine, disent­ils en
substance, elle vous rattrapera en
vous renvoyant une deuxième
vague de Covid­19.
Même langage à l’ONU, à New
York : « ne pas aider les plus pau­
vres serait imprudent », car le vi­
rus continuera à faire le tour du
monde. Dans cette affaire, le repli
sur soi, la herse et le barbelé, bref
le réflexe de fermeture qu’on peut
observer ici et là, serait la pire des
réactions. Il faut partager.
Le pari optimiste, mais réaliste,
est celui de la découverte rapide
d’un vaccin, que la mondialisa­
tion devrait faciliter : elle a permis
une interconnexion exception­
nelle entre laboratoires du
monde entier. L’espoir, tout de
même raisonnable, est que la
« communauté internationale »,
ou ce qui en tient lieu, s’entende
sur la question du brevet et lève
toute restriction à la reproduc­
tion gratuite dudit vaccin. Les
grandes fondations – celle de Bill
Gates comme celle de Bill Clin­
ton – ont un rôle à jouer.
La difficulté tient à l’état actuel
de ce qu’on appelle le multila­
téralisme : l’aptitude des Etats, et
principalement des plus puis­
sants d’entre eux, à coopérer en­
semble. Les Etats­Unis de Trump
désertent le système des Nations
unies et coupent dans les budgets
d’aide internationale. En quête
d’influence prépondérante sur
les affaires du monde, la Chine de
Xi Jinping investit l’espace ainsi li­
béré. L’Europe peine à tenir son
rang en tant que telle. Le virus, lui,
n’attend pas : il se mondialise.

L


a question de la rémunération des
actionnaires est un sujet inflamma­
ble en France. Deux camps s’affron­
tent dans une certaine incompréhension
et, parfois, une mauvaise foi équitablement
partagée sur l’utilité ou non du versement
de dividendes. Avec la crise provoquée par
le Covid­19, le sujet prend une nouvelle di­
mension : au­delà du débat sur le fonction­
nement du capitalisme, l’urgence consiste
à réfléchir sur la façon de s’adapter à des
circonstances exceptionnelles.
Le gouvernent s’y est attelé dès le 24 mars
en annonçant que les entreprises qui sou­
haitent profiter de prêts garantis par l’Etat
et de report de charges fiscales et sociales
devront renoncer à distribuer un divi­
dende à leurs actionnaires. Comme l’a re­

connu le Medef, si une entreprise rencon­
tre des difficultés de trésorerie suffisam­
ment graves pour faire appel à des aides
publiques, il est difficilement justifiable de
puiser dans ses caisses pour financer le
paiement d’un dividende. En clair, au nom
de quoi le contribuable se substituerait­il à
l’actionnaire pour assumer les risques?
Voulant à tout prix éviter que le gou­
vernement ne légifère sur le sujet, l’Asso­
ciation française des entreprises privées
(Afep) a été poussée à faire un pas de plus
en demandant aux 110 grandes entreprises
qu’elle regroupe de réduire leurs dividen­
des de 20 % et la rémunération de leurs di­
rigeants de 25 % en cas de recours à des me­
sures de chômage partiel. A ces prises de
position nationales se sont ajoutées les
préconisations de la Banque centrale euro­
péenne (BCE), qui demande aux banques
de ne verser aucun dividende avant octo­
bre, de geler les plans de rachat d’actions et
de ne prendre aucun engagement pour les
exercices 2019 et 2020.
Le difficile consensus trouvé par les Etats,
les régulateurs et les organisations patro­
nales est suffisamment rare pour être sa­
lué. Il tranche avec le climat de suspicion
qui prévalait lors de la crise de 2008. Cer­
tains syndicats et associations regrettent
l’absence de mesures plus contraignantes
pour les entreprises qui auront recours au
chômage partiel. Mais un cadre trop rigide

risquerait d’être contre­productif, en les in­
citant à licencier plutôt que de renoncer à
verser des dividendes. Comme souvent en
économie, le pragmatisme doit prévaloir.
Le cas des banques est particulier. Cel­
les­ci vont devoir assumer pendant
cette crise un rôle de courroie de transmis­
sion entre les liquidités fournies par les
banques centrales et les entreprises ou
les ménages qui auront besoin de prêts. Il
est impératif que les établissements finan­
ciers utilisent l’essentiel de leurs capitaux
pour soutenir l’économie et non pour ré­
compenser les actionnaires. C’est d’ailleurs
dans l’intérêt de ces derniers, qui subi­
raient eux aussi les conséquences de fail­
lites en cascade.
Certaines banques comme BNP Paribas
ou le Crédit agricole et quelques grandes
entreprises restent réticentes à s’adapter à
ces circonstances exceptionnelles, qui ré­
clament des comportements exemplaires.
Ces dernières années, les actionnaires ont
largement bénéficié des énormes liquidités
injectées par les banques centrales, grâce
auxquelles les cours de Bourse ont atteint
des sommets. Ils doivent se faire une rai­
son : la période est révolue. Si chacun
n’est pas capable de prendre sa part des ef­
forts dans l’intérêt de tous, la démagogie et
le populisme se chargeront de redéfinir les
règles du partage de la valeur beaucoup
plus brutalement.

POUR DES MILLIONS 


D’INDIENS, L’ARRÊT 


IMPOSÉ DU TRAVAIL 


RELÈVE DU DILEMME 


EXISTENTIEL : LA FAIM


OU LE CORONA


LES DIVIDENDES 


PEUVENT 


ATTENDRE


INTERNATIONAL |CHRONIQUE
pa r a l a i n f r a c h o n

L’impossible


confinement du Sud


DANS CETTE 


AFFAIRE, LE REPLI 


SUR SOI, LA HERSE 


ET LE BARBELÉ, 


SERAIT LA PIRE DES 


RÉACTIONS. IL FAUT 


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