Libération - 06.04.2020

(Axel Boer) #1

12 u Libération Lundi 6 Avril 2020


Sur les 20 millions de malades chroniques en France,

Enquête


Infarctus, AVC, cancer... De nombreux malades chroniques ne


vont plus chez le médecin ou désertent les urgences depuis le


début du confinement. Le corps médical s’inquiète de voir


exploser le nombre de victimes collatérales à l’épidémie.


A


ssiste-t-on, en silence,
à une autre catastro-
phe? L’expression est
un peu forte mais en ces
temps de Covid-19 qui écrase
tout sur son passage, qu’est-il
en train de se passer pour les
autres malades? Quid, par
exemple, de ceux qui font des
accidents vasculaires céré-
braux ou des in­farctus du
myocarde, deux pathologies
qui réclament une réponse
médicale très ­rapide?
Sophie Crozier est responsable
de l’unité de prise en charge
des AVC à l’hôpital de la Pitié-
Salpêtrière à Paris – son bâti-
ment fait face au ­pavillon
­Laveran, où se concentrent les
maladies infectieuses. Et cette
neurologue, hier très en pointe
dans le combat pour sauver
l’hôpital ­public, est ces jours-ci
à la fois surprise, perplexe et
inquiète. «On ne comprend pas.
On a fait un groupe de travail
avec d’autres établis­sements et
d’autres services pour tenter
d’analyser ce qui se passe. Car
on reçoit beaucoup moins de
victimes d’AVC, au moins 50 %
en moins. Et en cardio, c’est pa-
reil : deux fois moins d’infarc-
tus. Ce n’est pas normal. C’est
inquiétant. Les patients, ont-ils
peur de gêner? Pour certains, ils
arrivent trop tard ou ils meu-
rent à la maison. C’est vrai que
si on ­attend une demi-heure
une réponse du Samu, cela peut
être parfois problématique.»
En France, en temps normal, ce

sont 12 000 personnes qui font
un AVC chaque mois et 10 000
un infarctus.
Le constat se vérifie un peu
partout dans les hôpitaux. Les
urgences habituelles, y com-
pris les plus graves, connais-
sent une chute d’affluence. Or
rien ne dit que c’est bon signe,
et rien ne l’explique non plus
véritablement. Certains argu-
mentent qu’en raison du confi-
nement, les gens auraient
moins d’activité, ce qui pour-
rait se ­traduire par moins de
risques encourus. Peut-être.
Ou est-ce parce que les gens
osent moins appeler le 15,
­attendant le dernier moment?

«Rebond»
Le professeur Pierre Amarenco,
chef du service de ­neurologie à
­l’hôpital Bichat - Claude-Ber-
nard, s’en alarme dans un mail
qu’il nous adresse. «Il y a une
baisse considérable du nombre
d’AVC et d’AIT [accident isché-
mique transitoire, ndlr] à l’hô-
pital ­depuis le début de la crise
du ­Covid-19. Quelles que soient
les causes que l’on peut entre-
voir à ce phénomène, qui existe
aussi pour l’infarctus du myo-
carde, il faudrait vraiment que
nous ayons l’aide des médias
pour faire un appel au public,
pour leur dire que les patients
et leurs proches ne ­doivent
pas avoir peur d’appeler le 15
pour un AVC. Sinon, lâche-t-il,
­inquiet, après la vague de
­Covid, on va se retrouver avec
une ­vague d’AVC. C’est vrai-
ment un énorme problème
­actuel de santé publique et un

effet collatéral inattendu de
l’épidémie.»
Sophie Crozier abonde et pré-
cise : «Les Ehpad, depuis qu’ils
se sont refermés sur eux-mê-
mes, ne nous appellent quasi-
ment plus. On craignait au dé-
part que l’on soit conduit à faire
des choix entre un malade Co-
vid-19 qui a besoin de la réani-
mation et un patient très âgé
qui fait un AVC. Cela ne nous
est pas arrivé. Pour autant, on
peut craindre un rebond de cer-
taines maladies après la fin du
confinement.» Preuve supplé-
mentaire qu’il se passe quel-
que chose que l’on a du mal à
saisir : l’hospitalisation à domi-
cile, à Paris et dans les autres
grandes villes, que l’on pouvait
imaginer beaucoup plus solli-
citée, ne l’est pas. Sans qu’on
sache comment interpréter
cette baisse d’activité.
Rappelons que la France
compte 20 millions de patients
atteints de pathologies chroni-
ques, dont plus de 600 000 ont
besoin de soins réguliers. Il y a
près de 320 000 Français qui

Par
Éric Favereau

«On ne peut
pas toujours

repousser [les


examens]. Et les


téléconsultations


ne répondent
pas à tout.»
Jacques Battistoni
médecin généraliste

événement


«Deux fois moins


d’infarctus, ce n’est


pas normal»


Santé


suivent chaque année des chi-
miothérapies, 210 000 subis-
sent des séances de radiothé-
rapie, et plus de 82 000 insuf­-
fisants rénaux doivent être
dialysés trois fois par semaine.
Des patients fragiles, inquiets,
d’autant qu’on leur répète que
le Covid-19 est particulière-
ment dangereux pour eux.
­Logiquement, ils ne sortent
plus, ou beaucoup moins.

Paradoxal
Dans le cas du cancer, les cen-
tres de lutte ont dû édicter des
règles nouvelles. «Nous conve-
nons avec nos patients d’un
­décalage ou d’une adaptation
de leur traitement, indique la
Fédération des centres de lutte
contre le cancer. Mais si on
pense que le traitement contre
le cancer va certainement les
soigner, on n’hésite pas : le soin
est maintenu. Ceux qui n’ont
aucun symptôme sont reçus
normalement. Les actes de chi-
rurgie, de radiothérapie et de
chimiothérapie ­indispensables
sont maintenus autant que pos-
sible.» Dans les centres de dia-
lyse, il y a aussi une politique
manifeste pour réduire le
nombre de séances quand cela
est possible. Avec toujours un
seul objectif paradoxal : éviter
l’hôpital au maximum. C’est le
monde à l’envers, comme l’ex-
plique cette patiente de 60 ans,
atteinte d’une tumeur au sein :
«Aujourd’hui, j’ai peur, et j’ai
plus peur du coronavirus que
du cancer. Mon traitement doit
être contrôlé ­chaque mois par
une prise de sang. Je ne lll
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