Couverture d’esprit
Bernard Bajolet L’ex-directeur de la DGSE a permis
au «Bureau des légendes», série de retour ce lundi, de gagner
en réalisme en ouvrant les portes de son institution secrète.
Par Pierre Alonso
Photo Ludovic Carème
en raison du confinement, les photos portrait de dernière
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font, alors qu’ils n’ont pas le droit d’en parler.» Un regret : que
le service soit confronté à une trahison. «J’ai tiqué.»
En dehors de ces commentaires, Bajolet ne dira rien de plus
de sa dernière affectation : «A la tête de la DGSE, j’ai veillé à
ce qu’il n’y ait jamais de fuites, j’ai voulu renforcer la discipline
interne. J’ai donc un devoir d’exemplarité.» Depuis 2017, il est
retraité. Il est passé à autre chose, mis à part quelques «petits
boulots». Il a ainsi été «tuteur» (et non «parrain» qui sonnait
«trop calabrais») du Collège du renseignement en Europe,
destiné à créer une culture commune entre les services se-
crets. Lors de l’inauguration à Paris, le 5 mars 2019, il était au
premier rang et Emmanuel Macron est venu le saluer aux cô-
tés de son successeur, Bernard Emié.
C’est la seule mission qu’il a officiellement remplie pour ce
président de la République, le cinquième qu’il ait servi. Tous
trouvent grâce à ses yeux. En revanche, il n’aurait pas pu tra-
vailler pour un chef d’Etat d’extrême droite. «Ce n’est pas une
question de personne, mais je suis en total désaccord avec ce
que Marine Le Pen représente», énonce-t-il. Il s’autorise un
rare commentaire sur la politique intérieure, jugeant «extrê-
mement choquantes» ces critiques répétées contre le gouver-
nement et sa gestion de la crise sanitaire du Covid-19. Soudain
remonté, il lance au télé-
phone depuis son confine-
ment bourguignon : «Le gou-
vernement a commis des
erreurs, mais ce n’est pas le
moment de lui tirer dans les
pieds. Ce n’est pas une atti-
tude digne et respectable.»
«Le serviteur de l’Etat», selon
l’expression consacrée qui lui
sied tout à fait, a retrouvé
cette liberté de parole dont il
usait jusqu’ici en privé,
même avec les plus hautes
autorités, ce qui lui a valu en-
tre autres une engueulade avec Jacques Chirac à propos de
la traque des criminels de guerre en ex-Yougoslavie. Au-
jourd’hui, il juge la France «faible et un peu complaisante» à
l’égard du «soi-disant» plan de paix de Trump pour la Pales-
tine, «unilatéral et contraire au droit international». Et il
s’émeut du lâchage des Kurdes par les Occidentaux, alors que
cette alliance était le seul atout de Paris dans le «drame sy-
rien».
A 70 ans, Bernard Bajolet en a désormais fini avec l’adminis-
tration. Ses archives sont parties au Quai et à la DGSE pour
que les historiens puissent un jour les exploiter. Il préside,
depuis 2018, aux destinées de SMB Offshore, une entreprise
du secteur de l’énergie sise à Amsterdam dont il a rejoint le
conseil de surveillance. Une formation à l’International Insti-
tute for Management Development (IMD) de Lausanne a par-
fait sa connaissance d’un milieu qu’il regrette de n’avoir pas
connu plus tôt. Et puis, il s’occupe de sa propriété. Un château,
a-t-on entendu? «Avec un grand jardin», élude-t-il.
Bernard Bajolet n’a pas de nom à particule. Il n’appartient à
«aucun réseau politique, maçonnique, confessionnel ou au-
tre», pose-t-il dans ses mémoires. Ingénieur, son père a réussi
en ouvrant une usine d’embouteillage à Contrexéville, dans
les Vosges. Sa mère travaillait dans la station thermale. Une
famille catholique, «mais ouverte». Ses parents prônaient la
tolérance à une époque où de «vieilles tantes refusaient encore
de saluer des protestants dans la rue». Dans son livre, il ra-
conte une messe donnée à la fin des années 90 pour l’As-
somption dans l’avant-cour de sa maison, en vertu d’une tra-
dition à l’origine inconnue. En charge de l’homélie, il s’appuie
sur la philologie pour démontrer que les trois religions du Li-
vre prient le même Dieu. Châtelain, Bajolet participe à la vie
de son petit village. Il y est conseiller municipal, et l’était déjà
à l’époque DGSE : «Je mettais un point d’honneur à être pré-
sent aux conseils.» Au premier tour, en mars, il a été réélu de
justesse. «Je pensais être plébiscité, mais ça n’a pas été le cas !»
dit-il en riant. Puis, plus grave : «C’est un peu vexant. Je ne fais
pas l’unanimité, cela amène à se poser des questions.»•
(1) Le soleil ne se lève plus à l’est. Mémoires d’Orient d’un ambassadeur
peu diplomate, Plon, 2018.
1949 Naissance en
Meurthe-et-Moselle.
1975-2008 Diplomate.
2008 Nommé
coordonnateur
national du
renseignement par
Nicolas Sarkozy.
2017 Prend sa retraite
après quatre ans
à la DGSE.
B
ernard Bajolet a fait une blague. Le diplomate de car-
rière, qui a passé sa vie dans les ambassades à Amman,
Damas, Bagdad, Sarajevo et quelques autres, le haut
fonctionnaire qui a piloté la création du Conseil national du
renseignement sous Nicolas Sarkozy, puis dirigé la DGSE pen-
dant la vague d’attentats jihadistes du milieu des années 2010,
a commencé notre premier entretien par un trait d’humour.
On n’était pas prêt. C’était en octobre 2018,
à la sortie de son livre (1). Rendez-vous
avait été fixé dans une brasserie de la gare
de l’Est, point d’entrée dans la capitale
pour ce résident de la Haute-Saône. Alors que le photographe
lui propose de s’éloigner pour faire son portrait, il montre sa
sacoche en cuir élimé qui pourrait être celle d’un prof : «Je vous
la confie, elle contient des secrets d’Etat.» Il sourit. Tout l’in-
verse de ce qu’on nous avait décrit.
L’homme a la réputation d’être dur, sinon autoritaire. Peut-
être est-ce un prérequis pour régner sur les quelque
6 500 agents du plus grand service de renseignement fran-
çais? Là, derrière un demi d’Affligem, il est affable. Il tient
une conversation d’érudit, tel un écrivain voyageur
du XIXe siècle. «Les mots de base, les conjugaisons, les nombres
ont les mêmes racines en kurde, en serbo-croate, dans les lan-
gues latines, etc. Les Serbes emploient sans le savoir un mot
arabe pour dire “heure”.» Il interroge l’étymologie d’«acheter»
en français, dont «aucun dictionnaire ne donne d’explication
satisfaisante» : «Pour moi, il vient de “yishtara” [en arabe].»
Bernard Bajolet aura passé toute sa carrière, presque toute
sa vie, le long de cette longue route qui va d’Alger, son premier
poste en 1975 alors qu’il venait de terminer son service mili-
taire et l’ENA, jusqu’à Kaboul, la dernière ambassade qu’il
a occupée de 2011 à 2013. Il est alors re-
venu dans l’Est parisien, s’installer boule-
vard Mortier, le siège de la DGSE. Ce poste
le fera connaître du public. Car à la DGSE,
il a eu «une idée de maître», selon un bon connaisseur de ce
milieu si particulier. Il a encouragé la mise sur orbite du Bu-
reau des légendes, la série de Canal + dont il découvrira la nou-
velle saison à partir de ce lundi 6 avril, comme tout le monde.
L’idée ne venait bien sûr pas de lui, mais il n’a pas fermé sa
porte au réalisateur Eric Rochant et à son producteur Alex
Berger. La très secrète forteresse s’est entrouverte aux artistes.
Mille anecdotes ont été racontées dans la masse d’articles,
émissions et même livres consacrés à la série à succès. L’an-
cien directeur de la DGSE refuse toujours de dire s’il a relu le
scénario. Il insiste sur le caractère fictionnel mais réaliste de
l’œuvre : «La série a le grand avantage de permettre à nos
agents, qui y sont valorisés, d’expliquer à leur famille ce qu’ils
Le Portrait
Bernard Bajolet, en octobre 2018, gare de l’Est, dans un wagon du Paris-Moscou.
Libération Lundi 6 Avril 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe