Libération - 06.04.2020

(Axel Boer) #1

6 u Libération Lundi 6 Avril 2020


des forces de l’ordre. Tous les jours
à 13 heures, les médecins de mon
service se retrouvent pour une réu-
nion via l’application Zoom. Notre
chef de pôle adjoint nous annonce
que les autorités sanitaires recom-
mandent d’accueillir dans chaque
hôpital les patients hospitalisés
dans une même unité de soins psy-
chiatriques durant quatorze jours,
alors que les services de psychiatrie
publique accueillent en général par
“secteur”, c’est-à-dire en fonction
du domicile de la personne.
«Toutes ces réorganisations de crise
auront peut-être le mérite de chan-
ger plus profondément la structura-
tion actuelle de la psychiatrie publi-
que en France, trop rigide et ancrée
dans des pratiques obsolètes.»

Mercredi 1er avril
«Vidée par la nuit
dernière»
9 heures Véronique Leblond,
cheffe de service hématologie
à la Pitié-Salpêtrière, Paris
«La vague rouge s’amplifie de jour en
jour. Nous discutons de nos patients
Covid + que nous ne pouvons pren-
dre pour les traitements urgents, car
on a “sanctuarisé” le service pour
éviter la contamination de nos pa-
tients immunodéprimés. Mais quid
du transfert en réa de nos patients
qui ne sont plus priori­taires? Les
places s’avèrent de plus en plus chè-
res dans ces réanimations Covid -
[pour patients négatifs à la maladie],

dont le nombre de lits diminue de
jour en jour. Il s’agit de patients jeu-
nes, pouvant guérir de leur maladie.
Comme cette jeune fille de 20 ans
hospitalisée depuis trois semaines
dans une chambre stérile, sans vi-
site, pour une chimiothérapie avec
une maladie qui a ­toutes les chances
de guérir après un traitement long et
qui est fébrile depuis vingt-qua-
tre heures, avec des signes d’infec-
tion sévère. En temps normal, on
aurait fait appel à des ­réanimateurs
pour évoquer une prise en charge
précoce en réanimation qui amé-
liore le pronostic. Impensable au-
jourd’hui. Double peine!
«Comment quantifier les dégâts col-
latéraux de cette épidémie où uni-
quement les décès directs liés au
Covid-19 sont recensés? Ils seront
certainement très nombreux. Une
collègue italienne dans une petite
ville d’Italie, Piacenza, explique que
certaines unités médicales de prise
en charge en urgence de patients
Covid + se sont transformées en uni-
tés de soins palliatifs “ultra-urgen-
tes”. Or cela va à l’encontre des dog-
mes des soins palliatifs qui reposent
sur le relationnel patient-famille
et sur une planification à court et
moyen termes des soins, sans no-
tion de temps... Malgré tout, de
­telles unités semblent désormais
­indispensables pour prendre en
charge les familles interdites de vi-
site, les patients en fin de vie non
­réanimatoires, redistribuant les res-
sources médicales et paramédicales

vers ces besoins nouveaux de façon
éthique dans ces conditions iné­-
dites. On change de paradigme.»

11 heures Stéphane Gaudry,
médecin réanimateur
à l’hôpital Avicenne, Bobigny
«Un réanimateur de mon service a
été appelé aux urgences pour une
patiente présentant une détresse
respiratoire très préoccupante. Il
m’appelle car compte tenu de la
­situation très tendue sur les lits de
réanimation, il souhaite connaître
mon avis. Il s’agit d’une dame de
75 ans, en bonne santé, autonome et
sans antécédent. Il me demande si
c’est raisonnable de l’intuber. Les
discussions sur les limitations
­thérapeutiques doivent toujours se
faire en équipe. L’urgence et la situa-
tion de crise nous poussent à pren-
dre des décisions de plus en plus
vite, nous allons devoir trancher
maintenant tous les deux. Je ques-
tionne alors mon collègue : “Est-ce
que hors Covid, tu prendrais la déci-
sion de l’intuber ?” Il me dit que oui.
Je lui réponds alors qu’on va se dé-
brouiller pour lui trouver une place
en réanimation. On s’exécute.
«Aujourd’hui, dans la région, on
a encore cette chance d’acter nos
choix en fonction de la meilleure
chose à faire pour chaque malade.
En Seine-Saint-Denis, nous n’avons
plus de lit de réanimation disponi-
ble, mais heureusement il reste des
possibilités de transferts. Comme
tous mes collègues, je redoute le
jour où nous ne pourrons plus trans-
férer ou nous ne pourrons plus faire
l’exploit d’ouvrir encore quelques
lits de réa. J’espère qu’il n’arrivera
jamais. Le pire du pire serait d’être
condamné à prendre nos décisions
en fonction du manque de lits ou
de respirateurs. De faire du tri. De
prendre le respirateur de quelqu’un
déjà intubé pour le donner à un pa-

tient plus jeune qui vient d’arriver.
Vivre cela dans une carrière paraît
inimaginable. Personne ne le dit
vraiment mais tout le monde le
­ressent ainsi : nous avons tous peur
d’en arriver à des situations af­-
freuses que nous garderions sur la
­conscience. Pour l’instant, ça tient.»

16 heures René Robert,
chef de la réanimation
au CHU de Poitiers
«La situation est globalement
­stable : trois malades sont en voie
d’amélioration, mais aucun n’a pu
encore être débarrassé de son tuyau
et de son appareil de ventilation
­artificielle. On espère que ce sera
pour demain. Mais prudence, on
peut espérer mais pas prédire avec
suffisamment de précision. Pas
de nouvelle entrée, pas de nouveau
transfert. C’est chargé, mais on gère.
J’aurais voulu enchaîner et raconter
notre quotidien, mes réflexions,
l’hydroxychloroquine et l’emploi
déraisonné des termes “principe
de précaution” ou “traitements
compassionnels”.
«Et puis sur Facebook je lis le mot
du jour d’un collègue et ami réani-
mateur parisien, “JP”. Il est de
garde, c’est le petit matin, il raconte.
Oui, on a déjà lu, entendu d’autres
témoignages des équipes de l’Est
débordées par la vague, les appels
de détresse... Mais une fois de plus,
je suis touché. Au cœur. Chez nous,
la charge de travail est importante,
et pour reprendre ses mots, on a les
pieds dans l’eau. Mais eux, ils sont
sous l’eau. Ils voudraient pousser les
murs, mais ils ne peuvent plus,
ils voudraient être plus nombreux,
mais ils ont épuisé les ressources. Le
métier de réanimateur ne s’impro-
vise pas. Ils s’accrochent les uns aux
autres avec force. L’équipe encore
une fois. Il raconte leur lumière :
ce mur tapissé de dessins d’enfants.

Communication par talkie-walkie dans les couloirs de l’hôpital de Grasse pour éviter les contacts entre l’unité Covid et les autres, le 29 mars (à gauche) ; intubation d’un patient


événement santé


mener ce foutu
virus à la maison? On y pense évi-
demment. C’est enfoui plus ou
moins profondément dans les mé-
andres de nos circuits neuronaux.
On n’en parle pas trop. Aux infos, il
y en a eu des soignants qui sont
morts. On enfile la blouse, le mas-
que. Les collègues sont là. L’équipe
est là. On n’a plus peur. Et puis
quelque part, il faut le reconnaître,
nous sommes fiers d’être là, para-
doxalement ­privilégiés. Privilégiés
d’aller ­travailler. Privilégiés d’être
en première ligne. On nous remer-
cie, on nous applaudit, on nous
chante, on nous fait parvenir des
croissants, des gâteaux, des saucis-
sons, des dessins d’enfants. Com-
bien d’entre eux rêvent d’être réani-
mateur, ­infirmier ou aide-soignant
et y ­aller. Alors moi, quelque part,
j’ai la chance d’avoir (un peu) peur.»


23 heures Emma Beetlestone,
psychiatre, Marseille
«Aujourd’hui, 17 entretiens télé­-
phoniques avec des patients. Cer-
tains me confient leur sensation
d’apaisement depuis le confine-
ment, car les relations sociales ou
encore les bruits de la ville sont ha-
bituellement sources de stress
­et favorisent l’apparition de leurs
symptômes : une jeune femme ne
présente ainsi plus les phobies d’im-
pulsion (une forme de toc) ; un jeune
homme, lui, me dit entendre beau-
coup moins de voix insultantes car
il ne sort plus du tout de chez lui de-
puis le début du confinement. Pour
le moment, seul un patient semble
souffrir du confinement : la promis-
cuité avec sa famille dans un petit
appartement ne fait qu’aggraver ses
épisodes de “paranoïa” et ses réac-
tions agressives, mais il a su se réfu-
gier quelques jours chez un proche
ce qui a sans doute permis d’éviter
l’intervention des pompiers ou


Suite de la page 5


«Je redoute le jour où nous


ne pourrons plus faire l’exploit


d’ouvrir encore quelques lits en réa.


J’espère qu’il n’arrivera jamais.»


Stéphane Gaudry médecin réanimateur à Bobigny
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