Libération - 06.04.2020

(Axel Boer) #1

Libération Lundi 6 Avril 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 7


Aujourd’hui, moi aussi je suis à ma
fenêtre pour les applaudir.»

20 heures Nawale Hadouiri,
interne de médecine physique
et réanimation, Besançon
«Encore vidée par la nuit blanche
dernière. Pas le temps de me reposer
même si je suis en repos de sécurité.
Une petite douche et lavage des vê-
tements : c’est reparti pour une nou-
velle journée, hors de l’hôpital cette
fois-ci, mais toujours sur le front.
Dans beaucoup de villes, les internes
ont créé des cellules de crise pour
s’organiser face au Covid et aider les
établissements de santé. Je fais par-
tie des référents de celle de Besan-
çon. Interrogations d’internes sur les
réseaux sociaux, listes de volon­-
taires à envoyer aux services en dé-
tresse, mails dans la boîte de cellule
de crise, questions aux différentes
instances, coups de téléphone et
aussi les missions liées à mon enga-
gement à l’intersyndicale nationale
des internes... Pendant cette crise,
même les jours où je ne travaille pas
à l’hôpital, le vrai repos n’existe pas.
Je pense Covid, je mange Covid, je
travaille Covid et je dors Covid. Il est
20 heures : je découvre les chiffres
officiels du jour. Plus de 6 000 pa-
tients en réa : je me dis qu’on y arri-
vera jamais si la progression conti-
nue. Je m’inquiète comme chacun,
mais encore plus car je me demande
combien de temps cette situation va
durer. Soignant, va-t-on encore pou-
voir supporter cela longtemps ?»

Jeudi 2 avril
«Merci Tiffany,
merci Eric»
10 h 30 Véronique Leblond,
cheffe de service hématologie
à la Pitié-Salpêtrière, Paris
«Les jeunes médecins : exemplaires
et exposés. Hier, une de mes inter-

nes n’avait pas l’air bien. Je vais la
voir. Elle me dit que ses parents
sont Covid + depuis plusieurs jours.
Je lui propose d’aller les voir immé-
diatement pour se rendre compte
par elle-même de leur état car ils
sont très alarmistes par téléphone.
Mais, depuis une semaine, ses pa-
rents refusent de lui ouvrir pour ne
pas la contaminer. J’insiste. Etant
donné ce qu’on vit au jour le jour,
on ne peut qu’envisager le pire. Elle
finira par y aller. Ce matin je lui de-
mande des nouvelles Elle est rassu-
rée. Ils vont plutôt bien, mais sont
épuisés alors qu’ils sont tous les
deux sportifs et en excellente
forme. Et ne présentent pas de
­signes respiratoires graves. Il reste
encore quelques jours à tenir avant
que la menace s’éloigne...
«Je prends des nouvelles d’une
­autre interne qui a été détachée en
réanimation Covid + dans un autre
hôpital parisien depuis une se-
maine. Elle raconte sa nuit, avec les
problèmes de gestion des patients
hospitalisés en médecine, où man-
quent des appareils pour aider à
respirer ; où les anesthésistes se
­retrouvent réanimateurs faute
de bras, avec des soucis de prise en
charge des patients les plus graves ;
où les chirurgiens font office d’ai-
des-soignants ; où les étudiants en
médecine sont confrontés à la fin
de vie sans être préparés. Violent!
Cela laissera des traces indélébiles
pour ces futurs médecins. On ne
pourra pas parler de résilience
pour tous.»

21 heures Thierry Arnaud,
SOS Médecins, Mulhouse
«Les libertés sont réduites au nom
de la lutte contre cet ennemi invi­-
sible, à raison. L’égalité? Battue en
brèche car cet ennemi s’attaque
préférentiellement aux personnes
faibles et malades, sans pourtant

oublier les autres. Mais il y a de l’es-
poir : la générosité, la solidarité de
tous ceux qui veulent aider en don-
nant du matériel pour les uns, des
vivres ou des toits pour les autres.
Ici, à SOS Médecins Mulhouse,
après un appel à l’aide, nous avons
pu bénéficier de cette générosité :
masques, surblouses, charlottes,
vêtements de travail, nous ont été
fournis par des entrepreneurs de la
région. Nous venons de recevoir au-
jourd’hui des visières de protection,
réalisées sur des imprimantes 3D,
par des particuliers et des profes-
sionnels animés par cette envie
d’aider. Merci Tiffany, merci Eric.
C’est dingue de voir cette énergie
dépensée par des personnes que
nous ne connaissions pas, à vouloir
nous aider. Ce n’est pas qu’avec des
armes que nous gagnerons cette ba-
taille, c’est surtout avec nos valeurs :
nos valeurs renforcées aujourd’hui,
pour que reviennent la liberté et
l’égalité pour tous, dans un demain
apaisé.»

Vendredi 3 avril
«J’appréhende»

13 heures Nawale Hadouiri,
interne de médecine physique
et réanimation, Besançon
«Repos de sécurité. Pas d’activité
médicale. Ces derniers jours ont été
plus qu’épuisants, et une altercation
avec un patient de la veille a laissé
quelques marques psychiques. Fin
d’après-midi, je tente tant bien que
mal de travailler sur ma thèse de
médecine. Malgré le Covid, cer­-
taines échéances universitaires
ne peuvent attendre. J’appréhende
l’arrivée de la garde de ce week-end.»

Samedi 4 avril
«Effet papillon»

5 h 30 Mélanie Roussel,
médecin urgentiste
au CHU Charles-Nicolle, Rouen
«Nuit agitée aux urgences, mais
cette fois-ci, ce n’est pas à cause du
coronavirus. Les patients avec les
pathologies “classiques” de notre
discipline reviennent. Nous étions
inquiets d’avoir vu disparaître de
nos urgences ces malades parfois
graves. Un patient consulte avec
tout un côté du corps qui ne ré-
pond plus, présentant un accident
vasculaire cérébral grave. Il a mis
deux jours à consulter car il ne vou-
lait pas déranger. Cette autocensure
bienveillante sera lourde de consé-
quences [lire aussi pages 12-13].
A 4 h 30, une de nos patientes in-
somniaque et habituée de notre
­service vient nous apporter des gâ-
teaux pour nous manifester son
soutien. Réflexions nocturnes, sur
overdose de café fade avec une ma-
deleine : Que restera-t-il de ces mo-
ments d’humanité après tout ça ?»

10 heures Véronique Leblond,
cheffe de service hématologie
à la Pitié-Salpêtrière, Paris
«Depuis deux heures, je suis dans
la cellule de régulation médicale.
Nous orientons les patients Co-
vid + des urgences sur les différents
lits de l’hôpital dédiés aux malades
du virus en fonction de leur âge, de
leurs comorbidités et de leur besoin

en oxygène. Nous avons un logi-
gramme et trions, trions et trions.
Sans mettre aucun visage sur les
noms.
«A 10 heures, donc, un couple de 86
et 88 ans positif au Covid se pré-
sente. Elle : des besoins en oxygène
encore raisonnables. Lui plus âgé et
grave. Demande étonnante de ne
pas les mettre dans la même unité.
Pourquoi? C’est à la demande de
l’épouse. “Je ne veux pas voir mourir
mon mari...” dit-elle. Que vont-ils
devenir? Ils n’ont pas de famille à
leurs côtés.
«Nous souffrons, nous, d’un pro-
blème de pénurie de médicaments
essentiels pour les soins de confort
en cas d’asphyxie. Les protocoles
changent en permanence pour
s’adapter, mais seront-ils aussi per-
formants? Heureusement, il y a
toujours des soignants mobilisés,
mais de moins en moins à l’écoute
faute de temps. Deux heures plus
tard, je rentre chez moi par un
temps de vacances. Hier, j’ai revu
quelques papillons disparus de-
puis plusieurs années dans mon
jardin. L’effet papillon serait-il une
réalité ?»

15 heures Stéphane Gaudry,
médecin réanimateur
à l’hôpital Avicenne, Bobigny
«Après trois semaines d’un intense
marathon hospitalier, je suis arrêté
depuis mercredi midi après des
symptômes ne laissant pas de
doute : je suis touché par le Covid.
Les réanimateurs n’ont pas l’habi-
tude de s’arrêter de travailler lors-
qu’ils sont malades, sauf vraiment
à être totalement cloués au lit. Je ne
sais plus à quand remonte la der-
nière fois que je me suis arrêté pour
maladie, peut-être une dizaine
­d’années. Les symptômes sont heu-
reusement vite passés, mais la règle
depuis le début de la crise dans
mon service est claire : minimum
sept jours d’arrêt pour un médecin
malade. Je suis le troisième de
l’équipe à être arrêté, ou plutôt em-
pêché de travailler. Mes collègues
ont ressenti la même chose que
moi : “Pas envie de quitter le navire”
et “envie de retourner au plus vite
au front”.
«Les conséquences pour l’équipe?
Une augmentation de la charge
de travail déjà très lourde : rempla-
cer pendant la journée et surtout
­reprendre les gardes des médecins
malades. Ces quelques jours sont
l’occasion d’avancer les travaux
de recherche qui, en ces temps
troubles, deviennent également
une urgence. Plus nous collecte-
rons d’informations sur cette mala-
die émergente, plus nous serons
col­lectivement forts pour la com-
battre. C’est aussi l’occasion de pas-
ser du temps avec ma famille confi-
née depuis presque trois semaines
et qui ne m’a pas beaucoup vu.
Nous devions partir en vacances
aujourd’hui pour quelques jours
dans le Sud. Je ne sais pas quand je
pourrai prendre des congés, proba-
blement pas avant quelques mois.
Mais dans le contexte actuel, je
ne pense qu’à une seule chose :
­revenir rapidement et reprendre
mes ­fonctions. Plus que deux ou
trois jours.»•

éditorial
Par
Paul Quinio

Admiration


C’était il y a quinze jours. Au-
tant dire une éternité.
«Merci», avions nous titré à la
une de Libération, pour sa-
luer, déjà, le travail excep-
tionnel des soignants face à
l’iné­dite crise sanitaire que
nous traversons, qu’ils soient
brancardier ou chef d’un ser-
vice de réanimation, infir-
mière ou anesthésiste, méde-
cin urgentiste ou étudiant en
médecine venu à la res-
cousse. Le journal de bord de
ces mêmes soignants que
nous publions ce lundi pro-
longe d’une certaine manière
ce premier «merci», ou ces ap-
plaudissements qui chaque
soir à 20 heures retentissent
un peu partout en France.
Bons sentiments? Non, admi-
ration. Car à Rouen comme à
Paris, à Mulhouse comme à
La Teste-de-Buch, à Poitiers
comme à Saint-Etienne, cha-
que ligne de ces carnets inti-
mistes de professionnels de
santé dit le dévouement, le
surpassement, la solidité,
l’épuisement, l’expertise, la
colère aussi, mais rarement le
découragement de ces fem-
mes et de ces hommes qui de-
puis des semaines pensent
Covid, mangent Covid, dor-
ment (ou pas) Covid. Cette
chronique de leur «combat
pour la vie», pour reprendre
l’expression d’un de ces soi-
gnants, impressionne tant sa
lecture raconte à la fois le
calme et l’urgence, la techni-
cité et l’humanité, l’intimité
permanente avec la mort
mais aussi la lutte incessante
contre elle.
Un des constats le plus par-
tagé par l’ensemble des per-
sonnels que Libération a solli-
cité : l’énorme solidarité dont
font preuve les soignants en-
tre eux. Valeur, ils le recon-
naissent eux-mêmes, qui
avait parfois disparu dans les
couloirs des hôpitaux. Le deu-
xième constat, plus inquié-
tant, est l’unanimité sur le
manque de moyens qui en-
trave la mobilisation des per-
sonnels. Bien sûr, aucun sys-
tème de santé au monde,
comme le dit à l’envi Edouard
Philippe, n’a été ­dimensionné
pour répondre à une telle
crise. Il n’empêche que la
crise passée, il faudra
­analyser les ratés qui ont
­contribué à l’impréparation,
partielle, du système. La soli-
darité des acteurs entre eux,
l’admiration de la société ne
sauraient en tout cas être les
seules réponses à
y apporter.•

atteint par la maladie (à droite). Photos Frédéric Dides. Hans Lucas

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