8 u Libération Lundi 6 Avril 2020
Photo diffusée par le Kremlin montrant le président russe lors d’un conseil de sécurité
L
e pic de l’épidémie est encore à venir,
continuez de suivre les consignes des
médecins et des autorités, bonne santé
à tous... C’est tout? Le 2 avril, si l’intervention
télévisée de Vladimir Poutine a surpris, c’est
par la platitude de son contenu. A l’heure où
les chefs d’Etat de toute la planète prennent
des poses martiales, déclarent la «guerre au vi-
rus» et appellent à la mobilisation, le président
russe s’en tient à des formules sobres.
Pas de rhétorique militaire ni d’évocation de
la légendaire résilience du peuple russe et de
sa discipline dans l’épreuve. C’est étonnant
pour un Vladimir Poutine qui d’ordinaire ne
rate pas une occasion de les décliner à toutes
les sauces. Toujours pas, non plus, de déclara-
tion du confinement général sur tout le terri-
toire russe. Au contraire, le Président an-
nonce déléguer aux autorités locales le soin
de choisir la mesure de distanciation la plus
adaptée à la situation dans leur région.
Sur le fond, cette mesure n’a rien d’absurde :
il n’y a pas de raison de confiner avec la même
intransigeance les villages du Grand Nord,
éloignés les uns des autres par des centaines,
voire des milliers de kilomètres de pistes
forestières défoncées, et la mégalopole mos-
covite, avec ses 18 millions d’habitants sans
cesse en mouvement et ses quatre aéroports
internationaux.
Il est tout de même étrange de voir Poutine
redécouvrir d’un seul coup les mérites de
la décentralisation après avoir consacré ses
vingt ans au Kremlin à dépouiller les sujets de
la Fédération de Russie de toute leur autono-
mie et d’avoir pris la quasi-totalité des déci-
sions à Moscou. «Le fédéralisme vient de là où
l’on ne l’attendait pas. Quand il se produit une
vraie catastrophe au lieu d’un combat contre
un ennemi imaginaire, il s’avère que les auto-
rités locales sont mieux placées pour dé-
terminer la conduite à tenir, commente la
politologue Ekaterina Schulmann dans une
interview accordée à la chaîne de télévision
indépendante Dojd. Mais voilà le problème :
cela fait des années que les gouverneurs et les
dirigeants des régions sont privés méthodique-
ment de toute forme de consistance politique.
Ce sont des parachutés, élus après des scrutins
de façade, sélectionnés par des concours qui
testent surtout leur loyauté aveugle. Ils n’ont
aucun lien avec leur territoire. Certains s’en
sortiront bien, leurs administrés ont de la
chance. Les autres, non.»
Jours non travaillés avec
conservation du salaire
En fait de mesure nationale, le Kremlin n’a
fait qu’une seule annonce : le prolongement,
jusqu’à la fin du mois d’avril, de ce curieux
entre-deux dans lequel vit la Russie depuis le
30 mars : les «jours non travaillés avec conser-
vation du salaire», censés inciter la popula-
tion à rester chez elle. De quoi s’agit-il exacte-
ment? Ni réels congés payés ni jours fériés,
ils ne correspondent à aucune norme, ne s’ap-
puient sur aucune disposition en droit du tra-
vail. Tout au plus sait-on qu’ils ne concernent
pas les entreprises ayant basculé en télétra-
vail, ni l’administration, ni certaines indus-
tries stratégiques. Qui, dans les autres sec-
teurs, devra payer les salaires des employés
envoyés d’autorité en vacances? Faute de pré-
cision, la charge retombe sur les entreprises,
sommées du jour au lendemain d’offrir un
mois de congés payés à leurs salariés. Pour
beaucoup d’entre elles, la mission est impos-
sible. Certaines la refusent. «C’est facile d’être
généreux avec l’argent des autres, mais nous
ne sommes pas une major pétrolière, se plaint
sur Facebook le designer vedette Artemy Le-
bedev. Mon agence n’a pas de réserves pour
payer des salaires sans activité. Je suis donc
forcé de refuser, monsieur le Président.»
«Les grands groupes russes ont la capacité fi-
nancière de supporter ces mesures, mais pas
les PME, qui représentent entre 20 % et 30 %
du marché de l’emploi en Russie. Ces entre-
prises-là n’ont pas attendu la crise pour être
très fragiles : ce sont souvent des TPE, qui ne
sont pas tant dans une logique de croissance
que de survie d’un mois sur l’autre, explique
Yannick Tranchier, fondateur d’un incubateur
de start-up à Moscou. Il est pratiquement im-
possible pour ces PME de se financer auprès des
banques russes car celles-ci refusent de prêter
de l’argent aux petites entreprises, ou alors à
des taux rédhibitoires. Résultat, les PME russes
doivent fonctionner en fonds propres, avec très
peu de trésorerie. Beaucoup d’entre elles ne
pourront pas survivre très longtemps.»
Des mesures ont certes été annoncées en sou-
tien aux entreprises : crédits d’impôt, mora-
toire sur les banqueroutes, prêts à taux zéro
Par
Lucien Jacques
Correspondant à Moscou
événement
CORONAVIRUS
EN RUSSIE
Poutine
au service
minimum
Dans sa dernière intervention,
le président russe a fait le choix surprenant
de la sobriété : un confinement laissé à
l’appréciation des régions et des aides très
insuffisantes pour les petites entreprises
et les ménages modestes.
Monde