Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1

Dans Bug ,
Michael Shannon
(Peter, à droite)
et Ashley Judd
(Agnes, au
centre) sont
persuadés que
des insectes
créés par la CIA
et le FBI les
ont contaminés.


“Bug”, parano à HUIS CLOS.


“IL Y EN A DES MILLIONS !”, hurle Agnes (Ashley Judd),
observant au microscope une dent couronnée et fraîchement arra-
chée avec une pince par Peter (Michael Shannon), son compagnon,
vétéran de la guerre d’Irak, revenu du front avec de multiples trau-
matismes. Parmi lesquels une paranoïa aiguë lui faisant croire que
des insectes à l’origine inconnue pénètrent sous notre peau. Les
« millions » évoqués par cette jeune femme instable, cloîtrée dans la
chambre d’un motel de l’Oklahoma, désignent les fameux insectes,
elle aussi ayant cédé au délire. Pour eux, ces petites bêtes – des
aphides, une espèce particulièrement létale dont personne ne soup-
çonne ni l’existence ni la dangerosité – seraient l’œuvre conjointe de
la CIA et du FBI, qui auraient ainsi trouvé un moyen discret et
efficace de contrôler le citoyen américain.
En 2007, William Friedkin posait, avec Bug , la question d’un cer-
tain genre de confinement. La plupart de ses grands films, French
Connection (1971) , L’Exorciste (1973) , Le Convoi de la peur (1977)
ou La Chasse (1980) mettaient en scène des personnages prison-
niers de leurs obsessions et comprenant qu’ils ne parviendraient
jamais à échapper à un univers confiné. Sans doute parce qu’il
s’était peu à peu reconverti, au tournant des années 2000, à la
mise en scène d’opéra, délaissant de plus en plus la réalisation,
William Friedkin passait, pour la première fois, d’un huis clos
métaphorique à un huis clos explicite, adaptant une pièce du

SUR TOUT VOS ÉCRANS Texte Samuel BLUMENFELD

dramaturge américain Tracy Letts. Ce dernier avait eu l’idée de Bug
après l’attaque terroriste, en avril 1995, d’un vétéran de l’armée
américaine, Timothy McVeigh, visant le centre-ville d’Oklahoma
City. Un véhicule piégé avait causé la mort de 168 personnes et fait
plus de 680 blessés. Il s’agissait alors de l’attentat le plus dévasta-
teur commis sur le sol américain avant le 11 septembre 2001.
Lorsque le cinéaste adapte la pièce, en 2007, les États-Unis ont
changé. Le 11-Septembre et la guerre en Irak sont passés par là.
Surtout, les théories du complot trouvent un regain impression-
nant. Comme le constate alors Friedkin, les peurs sont irration-
nelles, la paranoïa règne, les citoyens croient de moins en moins
que le gouvernement les protège. Effet direct de cette psychose
dans Bug  : si un virus, réel ou métaphorique, se propage, cela ne
peut plus, pour certains, résulter d’un dérèglement de la nature,
mais d’une opération gouvernementale. Dans cette fiction,
l’ennemi, c’est nous. Et le dérèglement à l’œuvre chez les person-
nages, amenés à se mutiler, se scarifier, creuser leur peau, à la
recherche d’un germe imaginaire, devient l’effondrement d’un
pays ayant perdu toute mesure. En 2007, le film apparaissait
comme un brillant exercice de style. Aujourd’hui, c’est une tout
autre affaire : la dimension documentaire s’impose tout autant que
le brio de la mise en scène.
BUG (1 H 40), DE WILLIAM FRIEDKIN, EST ÉDITÉ EN DVD PAR METROPOLITAN.

Lionsgate/Prod DB
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