Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1
JE DOIS AVOIR ENTRE 9 ET 10 ANS, nous sommes
en vacances du côté de Bessan, dans l’Hérault. C’est l’une
des rares photos où l’on me voit dessiner, alors qu’avec mon
petit frère on le faisait tout le temps. Même en balade, ma
mère trimballait de gros cahiers de pages blanches. Je ne
sais plus ce que je dessinais, mais c’est l’une des premières
fois où je dois le faire d’après nature. À l’époque, je préférais
recopier : des photos, des BD, souvent des personnages
féminins... J’étais un gamin qui essayait de reproduire une
photo de Marilyn Monroe et qui, parce que c’était difficile
et qu’il ne savait pas faire les ombres, finissait par lui
mettre une moustache.
Je me souviens très bien des émotions que j’éprouvais
pendant ces moments-là. On perd la notion du temps, on
n’est plus dans la tension, à chercher sa place dans un
groupe, savoir quoi faire ou ne pas faire. On ne se pose

Dans l’album photo de...


Bastien VIVÈS.


DANS SA NOUVELLE BANDE DESSINÉE,
“ QUATORZE JUILLET”, LE DESSINATEUR
ÉVOQUE LA FRANCE POST-ATTENTATS.
UN UNIVERS LOIN DES HISTOIRES DE
JEUNES ADULTES DE SES PREMIERS
OUVRAGES. MAIS AVEC LE MÊME GOÛT
DU DESSIN QUI L’A  TOUJOURS
ACCOMPAGNÉ.

EMMANUELLE
DEVOS, LOMEPAL
OU CHRISTIAN
LOUBOUTIN,
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TOUS LES INVITÉS
DU PODCAST
“LE GOÛT DE M”
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LES PLATEFORMES.

plus de questions : on dessine et, secrètement, on attend
que quelqu’un regarde par-dessus notre épaule et nous
dise : « Wow, tu dessines trop bien, tu dois être un garçon
génial! » Enfant, je ne me suis jamais ennuyé. Même pen-
dant une autre activité, je me disais : « Ah! super, je vais
pouvoir dessiner ce truc-là. » Une nouvelle BD, un jeu
vidéo : tout de suite, je me mettais à dessiner les person-
nages pour me les approprier.
Bref, quand on dessine, on oublie le monde autour de soi, et
cette photo est l’une des rares fois où j’essaie de le reproduire.
Jusque très tard, je m’en fichais. C’est quand je suis arrivé
dans la BD qu’il a fallu que je m’y remette, que j’essaie de
comprendre un peu comment il marche. Et encore : Polina,
l’un de mes premiers albums [publié chez Casterman en 2011],
est une histoire que j’aurais pu raconter il y a vingt ou trente
ans. Aujourd’hui, je m’interroge davantage sur la façon de
parler de l’époque dans laquelle on vit, et c’est désta bilisant.
Moins confortable, moins sexy, moins gratifiant.
Quand on sait qu’on va dessiner un gendarme pendant
250 pages, comme dans Quatorze juillet, il faut avoir envie!
Mais c’est arrivé après l’attentat de Charlie Hebdo : je pen-
sais que les gens n’en avaient plus rien à faire, du dessin, et,
soudain, c’est revenu sur la place publique. C’est pourquoi
Quatorze juillet s’inscrit dans la continuité du Chemisier
[Casterman, 2018], ma précédente BD. Toutes deux
abordent les attentats. Cette fois, je voulais faire un polar,
mais je n’osais pas attaquer la réalité des victimes... Martin
Quenehen, le scénariste, qui vient du documentaire, m’a
amené une histoire, du réalisme. Et moi, un peu de fiction.
Ensemble, on s’est bien complétés. Propos recueillis par
Pascaline POTDEVIN
QUATORZE JUILLET, DE BASTIEN VIVÈS ET MARTIN QUENEHEN,
CASTERMAN, 256 PAGES, 22 €.

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LE GOÛT

Bastien Vivès
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