Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1
L’AMPLEUR DU SPECTACLE A ÉTÉ REVUE À LA BAISSE IN
EXTREMIS. Mais, en dépit de l’arrivée du coronavirus dans le
pays, le lancement des festivités qui marqueront le centenaire
de la naissance du père fondateur du Bangladesh, Sheikh
Mujibur Rahman (1920-1975), a bel et bien eu lieu, le 17 mars.
Un grand feu d’artifice lancé depuis Suhrawardy Udyan,
le parc qui tient lieu de mémorial national en plein centre de la
capitale, Dacca, a donné le coup d’envoi des célébrations, qui
dureront un an, juste avant l’allocution télévisée de Sheikh
Hasina, première ministre et fille aînée du héros de la nation.
Des chœurs d’enfants – fillettes en rose, garçonnets en bleu
layette – puis des chœurs d’adultes serrés les uns contre les
autres par dizaines se sont alors succédé sur la scène dressée
devant le Parlement, suivis de musiciens et de danseurs venus
retracer la vie, nécessairement exemplaire, de celui que tout le
monde surnomme là-bas « Bangabandhu », « le frère des
Bangladais ». Comme si le SARS-CoV-2 n’existait pas.
C’est à peine si le bon peuple a été incité à suivre le spectacle
à la télévision ou sur les réseaux sociaux. Résultat, des milliers
de gens se sont massés dans la rue pour assister au spectacle.
Seuls les chefs d’État et de gouvernement qui avaient été
conviés ont préféré jouer la prudence et décliner l’invitation,
tels le dirigeant de l’Inde voisine, Narendra Modi, le secrétaire
général des Nations unies, António Guterres, le roi du Bhoutan
et le président du Népal. Tous ont raté le show final au laser et,
surtout, la séquence émotion d’Hasina, 72 ans, récitant un
poème composé par sa sœur Rehana. « Père, dormez en paix!
Votre Bangladesh avance à un rythme indomptable et il ira

AU BANGLADESH, CENT ANS SANS RÉFLEXION.


Texte Guillaume DELACROIX


loin », a lancé devant les caméras la représentante de la Ligue
Awami, qui tient, depuis 2009, les rênes de ce pays musulman
de 165 millions d’habitants, après un premier passage au
pouvoir à la fin des années 1990.
Reconduite à la tête du pays il y a un peu plus d’un an,
lors d’élections aux allures de farce (l’opposition avait été
complètement muselée, si bien que son parti a remporté
96 % des sièges de députés), Sheikh Hasina tient les
manettes d’une main de fer malgré son apparente bonhomie.
Comme son père une fois l’indépendance du Bangladesh
acquise, en 1971, l’exercice de son pouvoir tourne à l’autori-
tarisme. « Depuis les législatives de décembre 2018, la Ligue
Awami a établi un contrôle total de l’État et de ses méca-
nismes, soulevant un mécontentement populaire qui a trouvé
son expression en 2019 dans les manifestations contre
le meurtre d’un étudiant, contre les hausses de prix et contre
la corruption de l’administration universitaire », observe
Ali Riaz, professeur de sciences politiques à l’université
de l’Illinois d’origine bangladaise.
Le centenaire de « Bangabandhu », que certains n’hésitent
pas à comparer au mahatma Gandhi, est une occasion
en or de nourrir le mythe familial et de rappeler qu’Hasina
et sa sœur sont les seules rescapées de la tuerie du
15 août 1975, dans laquelle elles perdirent leur père et l’essen-
tiel de leurs proches. « Frappé par le sort de ses compatriotes,
il n’hésitait pas à faire des sacrifices pour donner des droits aux
personnes défavorisées, allant jusqu’à distribuer ses effets
personnels, vêtements, livres et parapluie », assure encore
aujourd’hui Sheikh Hasina.
Ce n’est qu’après la soirée festive du 17 mars que la première
ministre a consenti à imposer les premières mesures de
confinement à ses concitoyens. La politique avant tout. Deux
jours après les feux d’artifice, le Conseil économique national,
qu’elle préside, a étudié le confinement des régions les plus
vulnérables et la fermeture des grands centres commerciaux.
Mais cette instance a surtout décidé d’interdire dorénavant
tout rassemblement d’ordre politique, culturel ou religieux.
L’opposition pourrait avoir l’idée saugrenue de descendre
dans la rue pour critiquer le faste des célébrations du cente-
naire de « Bangabandhu », alors que pointe la crise sanitaire.
Au même moment, la justice ordonnait la mise en quarantaine
systématique, sous escorte policière, de tous les voyageurs
arrivant de l’étranger par avion. Depuis, les vols internationaux
à destination du Bangladesh ont été suspendus, de même que
tous les visas en cours de validité. « Difficile de savoir où en est
le virus dans le pays, en l’absence de test des personnes ayant
été en contact avec des gens susceptibles d’avoir été contami-
nés par des individus arrivés de l’étranger », s’inquiète le quoti-
dien bangladais de langue anglaise New Age.
Personne ne parle en outre du million de réfugiés rohingya
installés dans une trentaine de camps de fortune, à la frontière
birmane. Une population qui vit dans une promiscuité
indescriptible, sous des bâches en plastique, et dont le souci
principal est, non pas de porter un masque ou d’avoir un
morceau de savon pour se laver les mains, mais d’obtenir
chaque jour des rations d’eau potable et suffisamment d’eau
pour évacuer leurs excréments dans les trous qui leur servent
de toilettes. Malheureusement, « Bangabandhu » n’est plus là
pour leur porter secours.

À Dacca, la capitale bangladaise,
des feux d’artifice ont donné
le coup d’envoi des cérémonies
commémorant la naissance
de Sheikh Mujibur Rahman.

Le 17 mars, malgré l’apparition du SARS-CoV-2 dans


le pays, des milliers de gens se sont massés pour


assister au lancement des fêtes du centenaire du


fondateur du Bangladesh. Car, pour sa fille, l’actuelle


première ministre, pas question de faire passer


la crise sanitaire avant la gloire de son père.


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LA SEMAINE

Xinhua News Agency/Chine nouvelle/Sipa
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