Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1
VIRÉE! LA CHAÎNE DE TÉLÉVISION PUBLIQUE
ISRAÉLIENNE KAN 11 A REMERCIÉ, dimanche 22 mars, l’une de
ses présentatrices vedettes, Lucy Aharish. À 38 ans, cette
figure populaire, première présentatrice arabe issue d’une
famille musulmane à officier sur une chaîne de grande
audience en hébreu, avait animé, la veille, une manifestation
en ligne contre le premier ministre, Benyamin Nétanyahou.
Car, en temps d’épidémie, on ne manifeste plus dans la rue en
Israël, mais sur Facebook Live... Les organisateurs ont
dénombré près de 600 0 00 connexions samedi soir. La police
n’a pas fourni d’estimation. Aux côtés de l’association
Darkenu, qui se veut non partisane, Lucy Aharish a mis en
garde contre la crise institutionnelle au sommet de l’État.
Elle a distribué la parole à d’anciens hauts fonctionnaires,
inquiets des mesures d’exception que multiplie le premier
ministre, Benyamin Nétanyahou, pour lutter contre l’épidémie
de Covid-19, sans contrôle parlementaire. L’ancien directeur
du Mossad Ephraim Halevy était présent, comme l’ex-patron
du Shin Bet (le service de sécurité intérieure) Yuval Diskin et
l’ancien vice-président de la Cour suprême Elyakim
Rubinstein. Une partie de l’opposition dénonce « un coup
d’État », alors que les alliés de Benyamin Nétanyahou,
minoritaires depuis les élections législatives du 2 mars, font
de l’obstruction au Parlement depuis une semaine. Elle fustige
aussi des mesures anticontagion décrétées dans les

LUCY AHARISH LIBÉRÉE


DE SA CHAÎNE.


Texte Louis IMBERT


tribunaux, qui ont eu pour conséquence de repousser de deux
mois le procès de Benyamin Nétanyahou pour « corruption,
fraude et abus de confiance », qui devait s’ouvrir le 17 mars.
Lucy Aharish s’est exprimée, samedi, en défense de la minorité
arabe, dont les députés (15 élus aux dernières législatives)
soutiennent l’opposition à Benyamin Nétanyahou. Ils subissent
en retour des attaques d’une violence inouïe de la part de la
droite. Lucy Aharish a affirmé qu’elle en avait assez d’être inti-
mée au silence, « qu [’on lui] demande : “Dis merci et ferme-la.
Dis merci pour avoir la chance de vivre ici et pas dans un autre
pays, où ‘ils’ t’auraient décapitée il y a bien longtemps.” » Elle a
mis un point d’honneur à s’exprimer aussi au nom d’autres
minorités fragiles, dans ce pays qui ne cesse de se déchirer de
l’intérieur : les mizrahim (les juifs orientaux) et ceux originaires
d’Éthiopie ou les ultra-orthodoxes. « Je choisis de ne pas rester
silencieuse parce qu’un citoyen silencieux et apeuré est inutile,
disait-elle. Et je ne suis pas prête à être inutile dans mon pays. »
En Israël, le journalisme sans opinion n’existe quasiment pas :
les positions idéologiques s’affichent. Mais l’engagement de la
présentatrice peut gêner un réseau de télévision public déjà
en difficulté avec le pouvoir – Benyamin Nétanyahou a
demandé sa dissolution par le passé, le jugeant trop critique.
Lucy Aharish venait de lancer, le 19 mars, un nouveau maga-
zine culturel quotidien pour la jeunesse, avec son confrère
Kobi Meidan, sur la onzième chaîne. Même si KAN a affirmé
que son renvoi était dû à des ajustements opérés dans l’ur-
gence face à l’épidémie, une source « proche de la présenta-
trice » a précisé au site d’information Walla! que sa direction lui
avait bien reproché, par téléphone, son militantisme en lui
annonçant sa mise à pied. Lucy Aharish est issue de la mino-
rité arabe demeurée sur ses terres après la création de l’État
d’Israël, en 1948, et qui représente aujourd’hui quelque 20 %
de la population. Mais elle ne s’identifie pas pour autant
comme palestinienne. Née de parents originaires de Nazareth,
elle a grandi avec ses deux sœurs dans le sud du pays, à
Dimona – ville juive et pauvre, dans le désert du Néguev,
connue pour sa centrale nucléaire.
En 1987, lors d’une excursion à Gaza, dans l’enclave palesti-
nienne alors ouverte, la voiture de sa famille est visée par
deux cocktails Molotov lancés par des militants palestiniens.
Son père a souffert de brûlures. Des années plus tard, elle
affirmait avoir, pour un temps, haï les Palestiniens dans leur
ensemble, après cette attaque. « Je suis une Arabe qui a
grandi parmi des juifs d’origine marocaine. C’est le pire. Tu
apprends les blagues les plus dures ; ils sont à fleur de peau.
J’étais une musulmane de droite, une fan du Beitar [le club de
foot de Jérusalem, aux fans ultranationalistes]. Les médias me
nourrissaient de l’idée que les Arabes sont de la merde et,
parce que je vivais dans une ville reculée où la plupart des
habitants votaient Likoud [le parti de Benyamin Nétanyahou] ,
j’ai intégré cette idée », lâchait-elle en 2009 au quotidien
Haaretz. La présentatrice a été critiquée, à gauche, comme
« l’Arabe accomodante » de la télévision israélienne. Elle s’est
longtemps employée à demeurer au centre du spectre poli-
tique national. En 2018, elle a épousé l’acteur juif Tzachi
Halevy, de la série Fauda, après quatre ans d’une relation
qu’elle avait un temps cachée à sa famille. Leur mariage avait
été salué par de nombreux téléspectateurs, mais avait suscité
des critiques du ministre de l’intérieur, Arié Dery.
L’émission de Lucy Aharish se poursuivra sans elle. La présen-
tatrice a été remplacée par Geula Even, peu appréciée par
l’entourage de Benyamin Nétanyahou, mais pour d’autres
raisons. Geula Even est l’épouse d’un baron du Likoud, le très
droitier Gideon Sa’ar, candidat déclaré à la succession du
premier ministre.

Lucy Aharish
(ici, à Jaffa, en 2015)
a notamment critiqué
les mesures d’exception
prises par Benyamin
Nétanyahou, sans
contrôle parlementaire,
pour lutter contre
l’épidémie de Covid-19.


La présentatrice arabe de la télévision publique israélienne


a été renvoyée pour avoir animé une manifestation en


ligne contre le premier ministre, Benyamin Nétanyahou.


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LA SEMAINE

David Vaaknin for The Washington Post via Getty Images
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