Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1

ON S’ATTENDAIT À TROUVER MARIN
DACOS SATISFAIT.
Ou, du moins, soulagé de
constater que la crise sanitaire avait eu raison de
la cupidité des éditeurs de revues scientifiques :
la plupart d’entre eux ont mis un point d’honneur
à rendre accessibles gratuitement les publica-
tions sur le SRAS-CoV-2, produites par cen-
taines ces dernières semaines. Il faut dire que
l’attitude inverse aurait été peu compréhensible.
Pour ne pas dire criminelle. D’ailleurs, l’OMS a
très vite appelé à un partage total et immédiat,
échaudée par la mauvaise circulation des don-
nées lors de la dernière épidémie d’Ebola en
Afrique de l’Ouest, en 2013-2016.
On s’attendait à le trouver satisfait, donc, car
Marin Dacos, conseiller au ministère de
la recherche, est un militant de longue date
de la science ouverte. Sa prise de conscience


LA SCIENCE DU PARTAGE DE MARIN DACOS.


Texte Cécile BONNEAU


remonte à ses études d’histoire. « Mon expé-
rience de l’accès aux livres fut saisissante :
quasiment rien à l’université d’Avignon, pendant
mes premières années de fac (elle a beaucoup
changé depuis), puis la splendide, opulente
bibliothèque Lavisse de la Sorbonne, réservée
aux agrégatifs, où tout était en accès libre. »
L’avènement du Web, à l’époque, fait briller
ses yeux. « On sentait un potentiel magnifique,
humaniste, de transformation radicale des
conditions d’accès au savoir. » Dès 1999, il
développe, avec les moyens du bord, le portail
qui deviendra OpenEdition, où des milliers de
livres et les articles de centaines de revues en
sciences humaines et sociales sont disponibles
légalement en libre accès. Il est recruté en 2007
comme ingénieur de recherche au CNRS, où
il fonde le CLÉO, le Centre pour l’édition élec-
tronique ouverte, qui accueille OpenEdition. Le
site, qui a reçu 78,6 millions de visites en 2019,
lui a valu la médaille de l’innovation 2016 du
CNRS. Aujourd’hui, à 48 ans, Marin Dacos n’a
plus rien d’un utopiste. Acteur respecté de la
politique publique, il est chargé depuis 2017
de mettre en œuvre cette ouverture. Avec des
moyens, notamment législatifs. Et les choses
progressent : 49 % des 155 0 00 publications
issues des recherches financées par la France
et parues en 2018 étaient en accès ouvert,
contre 41 % l’année précédente.
La science ouverte, c’est ce que l’on entrevoit
avec le Covid-19 et l’accès libéré aux publica-
tions. Une pratique à rebours de ce qui s’est fait
durant le xxe siècle – et qui perdure en partie.
Pour schématiser, un chercheur soumet ses
résultats à une revue dite « à comité de lecture »,
comme Nature ou The Lancet. Ils sont discutés
par des spécialistes, avant d’être publiés – ou
refusés. Problème : les auteurs fournissent
gratuitement aux revues cette matière édito-
riale, et elle est évaluée bénévolement par leurs
pairs... pour être revendue au prix fort, sous
forme d’abonnements, aux organismes de
recherche. Un modèle acceptable à l’époque
du papier, mais décrié à l’ère numérique :
les coûts de production se sont effondrés
tandis que ceux des abonnements s’envolent.
Un nouveau type de revues, dites « open
access », s’appuyant elles aussi sur le principe
de la révision par les pairs, est apparu au
début des années 2000. Les auteurs doivent
en général payer pour y publier, mais les

Pour Marin Dacos (ici, en 2018, à Paris), la crise du
coronavirus devrait nous inciter à changer de modèle en
matière de mise à disposition des publications scientifiques.


La pandémie de Covid-19 a généré la mise à disposition gratuite de


centaines de publications par les revues scientifiques. Conseiller au


ministère de la recherche, ce militant de la science ouverte estime


qu’il faut étendre et systématiser ce dispositif hors période de crise.


lecteurs y accèdent librement. On a également
vu éclore, dans les années 1990, des serveurs
de « preprints », sur lesquels les scientifiques
déposent leurs articles avant publication, pour
les diffuser au plus vite et s’en assurer la
paternité. L’urgence du Covid-19 a fait explo-
ser ce mode de communication. Non sans
couacs : le 30 janvier, un article indien, poin-
tant des ressemblances entre le SARS-CoV-2
et le VIH, était déposé sur le serveur bioRxiv,
ouvrant la voie à des spéculations complo-
tistes. Mais les incohérences de l’article ont
été dénoncées, et il a vite été retiré. Ce genre
d’incident n’épargne pas non plus les revues
à comité de lecture.
On s’attendait à le trouver satisfait, mais
Marin Dacos grogne un peu. « Je souscris bien
sûr aux déclarations incitant à l’ouverture.
Mais pourquoi faut-il une telle catastrophe
pour que l’accès à la connaissance soit libéré?
Le fait que les revues fassent un “effort” dans
cette situation particulière montre qu’on est
encore loin de la science ouverte », déplore-
t-il. D’autant que l’ effort est provisoire et
qu’il ne concerne que le Covid-19. Or, d’autres
articles en virologie pourraient s’avérer utiles,
souligne-t-il...
Marin Dacos regrette, en outre, que les don-
nées scientifiques sous-jacentes soient très
rarement mises à disposition. « C’est cette
boîte noire qu’il faut ouvrir maintenant. Et ce,
dans toutes les disciplines, sauf lorsque le
secret (défense ou médical) est en jeu. Mais
cela implique un changement de nature des
informations fournies par les chercheurs. »
Le but : permettre à qui le souhaite de les
exploiter. « On peut envisager d’agréger des
données venant de différentes sources, de
détecter des erreurs d’interprétation sur des
mesures anciennes et surtout de trouver des
choses qu’on ne cherchait pas », pointe Marin
Dacos. Un satellite prenant des mesures ultra-
précises destinées à la physique fondamentale
s’est, par exemple, révélé un excellent outil
pour évaluer l’intensité de la pollution spatiale.
« De tels heureux hasards peuvent aussi surve-
nir en virologie. Mais il faut changer de modèle.
Et la crise du coronavirus doit nous aider à en
prendre collectivement conscience », conclut-
il. Autrement dit, pour lutter contre un virus,
il faut confiner la population... mais surtout
pas les données scientifiques.

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LA SEMAINE

Martin Colombet/HansLucas pour Le Monde
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