Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1

FESTIVAL


DE CANNES


LE 22 AVRIL 1946, LA PREMIÈRE FOIS QUE “LE MONDE” A ÉCRIT

CE N’EST PAS UNE ANNULATION,
simplement un report, a martelé l’organisation
du Festival. Après Roland-Garros et avant
les Jeux olympiques, voici donc Cannes
rattrapé par le coronavirus. Et si le terme
d’annulation à ce jour est proscrit, c’est
bien sûr d’abord parce qu’elle aurait un coût
majeur pour l’un des plus grands événements
cinématographiques mondiaux. Mais c’est
peut-être aussi pour des raisons plus
psychologiques qui tiennent à l’histoire
même du Festival, né dans la douleur.
À peine l’idée d’un grand rassemblement
du cinéma mondial à Cannes était-elle née,
en 1939, qu’il se voyait reporté sine die pour
la cause la plus tragique qui soit. Il faudra
donc attendre l’après-guerre, le 22 avril 1946,
pour que le Festival fasse son entrée dans
Le Monde. L’événement n’a pas encore
vu le jour qu’il apparaît déjà menacé :
« De remises en renvois, le Festival atteignit
septembre 1946. Mais cette fois la date était
définitive... jusqu’au jour, tout récent, où l’on
s’aperçut que les fonds étaient insuffisants.
Par un inexplicable hasard, le bruit se répan-
dait au même moment d’une “renaissance” de
la Biennale de Venise, qui redeviendrait ainsi
le lieu de rencontre du cinéma mondial.
Cannes, pendant ce temps, est à la recherche
de... six millions. Le prestige de la France et
son intérêt le plus immédiat ne méritent-ils pas
d’y consacrer la cent millième partie de son
budget? »,
s’insurge alors Jean Néry.
Le journaliste sera entendu, mais les organi-
sateurs du Festival auront bientôt d’autres
raisons de trembler. « Grande émotion ces
jours-ci à la mairie de Cannes, lorsqu’on y
acquit la certitude qu’un festival cinématogra-
phique allait être organisé le 24 juillet au stade
Louis-II de Monaco »,
relate Le Monde dans
une brève le 8 juillet 1946. Le Festival allait-il
être tué dans l’œuf par une manifestation
concurrente à portée de yacht de la
Croisette? Un accord fut finalement trouvé,
mais « l’alerte avait été chaude », conclut
le journal. Le 16 septembre 1946, quelques


jours avant le lever de rideau, le ciel semble
s’éclaircir pour de bon et le journaliste Henry
Magnan cède à l’optimisme, voire à une forme
d’arrogance toute française : « Ce festival
mondial du film (...) paraît bien devoir surclas-
ser les anciennes manifestations, analogues
par certains côtés seulement, des Biennales
de Venise qui tentèrent il y a quelques jours à
peine de retrouver un peu de leur lustre passé,
mais n’en donnèrent qu’un pâle reflet. » Avec
moins de grandiloquence, il raconte les der-
niers préparatifs de ce Festival placé « sous
le haut patronage des affaires étrangères, de
l’éducation nationale et de l’information » :
« J’ai fait le tour du hall, devenu un chantier.
Il était assez peu désigné, il faut en convenir,
pour être transformé en salle de cinéma. C’est,
selon la définition d’un architecte, “un courant
d’air” (...). Il a fallu construire des cloisons,
farcir celles qui existent de paille de verre afin
d’“asonoriser” l’ensemble. » Au programme,
annonce à la veille de l’ouverture, le 19 sep-
tembre, le même Henry Magnan, « six films
romancés de long-métrage », parmi lesquels
« La Symphonie pastorale, adaptée d’André
Gide par Jean Delannoy ; La Belle et la Bête,
porté à l’écran par Jean Cocteau ».
Cette fois, tout semble en place et la Croisette
bruisse même déjà d’une polémique dont le
monde du cinéma a le secret : « On ne peut
s’empêcher de remarquer que René Clément
a participé à la réalisation de trois de ces
films : La Bataille du rail, Le Père tranquille
[deux films dont il est réalisateur] et La Belle
et la Bête, dont il fut conseiller technique »,
relève Henry Magnan qui poursuit : « Il est
assez curieux que sur les quelque cent trente
films tournés en France depuis la Libération
une sélection aussi restreinte ait prêté le flanc
à de telles coïncidences et, c’était fatal, à
quelques critiques d’où la raison politique et la
passion ne sont évidemment pas exclues. »
Au lendemain de l’ouverture, cependant,
la magie opère, du moins sur Henry Magnan
qui s’emporte, lyrique : « Le festival international
du film incite soudain [les visiteurs] à comparer

la Méditerranée aux yeux de saphir de Gene
Tierney, le ciel qui la câline aux horizons chavirés
de John Ford ». Et même : « Le vent mouillé
d’écume, pour mieux tourner les pages multico-
lores des drapeaux de toutes les nations piqués
sur la Croisette, berce lourdement les palmes
du littoral. » Rien ne semble plus pouvoir
entraver le déroulement du Festival... sauf
la grève des douaniers. « Certaines copies
de films, qui n’étaient pas encore parvenues
à Cannes, se trouvent bloquées à la frontière,
d’où la nécessité pour les organisateurs de
modifier leur programme », annonce un
entrefilet le 21 septembre 1946. Est-ce une
malédiction? Lorsque les projections débutent
enfin, les voilà perturbées par des problèmes
techniques. « Peut-être les organisateurs du
festival international du cinéma jugent-ils habile
de graduer nos plaisirs, grince Henry Magnan
le 23 septembre. En ce cas l’on peut, sans faire
preuve d’optimisme, affirmer que les journées
à venir de cette manifestation se trouveront
certainement en progrès sur la première.
Celle-ci débuta, en effet, fort en retard d’ailleurs,
avec un documentaire soviétique de Raizman,
Berlin, dont on dut interrompre bientôt la pro-
jection pour raisons techniques une, deux, trois
fois, puis, après quelques nouvelles tentatives,
définitivement. » Ce n’est pas tout : « Notorious ,
d’Alfred Hitchcock, d’après un scénario de Ben
Hecht, ramena les spectateurs à leurs rangs,
mais on s’aperçut après une demi-heure de pro-
jection que l’opérateur s’était trompé de bobine,
et il fallut tout recommencer. Était-ce par souci
d’équilibre politique qu’après avoir massacré
Berlin on dénaturait Notorious? » Le premier
Festival ira malgré tout à son terme et récom-
pensera La Symphonie pastorale du Grand Prix
international du Festival du film, l’ancêtre de la
Palme d’or. Et, dès l’année suivante, le Festival
de Cannes s’impose comme le rendez-vous
immuable du cinéma mondial. Jusqu’ici, seul
Mai 1968 l’avait interrompu. Mais c’est une
autre histoire.

Texte Agnès GAUTHERON

LA SEMAINE
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