Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1
AU ROYAUME DES CONFINÉS, les citadins jouissant d’un
balcon sont rois. À tout le moins, des privilégiés. Chaque jour,
Anne-Marie, Ève, Miroslaw, Pascale, Olivia, Gabriel, Dorothée,
Sacha, Léo ou David peuvent aller dehors. Humer l’air extérieur,
sans sortir de chez eux. « On ne s’est jamais autant vus sur les
balcons! s’enthousiasme Anne-Marie Durand, 73 ans, retraitée
après une carrière à la Sécurité sociale. Ça va créer un rapproche-
ment entre voisins. On a de très bons rapports entre nous, mais on
se croise, chacun fait sa vie... Là, maintenant, je sens qu’il va y avoir
une communication de balcon à balcon, comme jamais. Ça crée une
fraternité. » En ce lundi 16 mars, Emmanuel Macron n’a pas encore
déclaré le pays « en guerre » contre le coronavirus qu’Anne-Marie
a déjà pris les devants, mettant le frein sur les sorties. Après la
France des ronds-points, celle des balcons? À voir. Celle du chez-
soi forcé, surtout. Où chacun vit confiné, tous ensemble.
Quartier du Boutonnet, en plein coeur de Montpellier. Ses nom-
breuses rues piétonnes et arborées, ses jeunes cadres qui croisent
des retraités et des étudiants, à quelques enjambées des centres
hospitaliers Lapeyronie et Saint-Éloi. Dans cet immeuble de
quatre étages datant des années 1960 à la façade beige, chaque
propriétaire, à partir du deuxième, dispose d’un grand balcon.
Étroit mais long, orné d’une balustrade en fer forgé. « Entre voisins,
ils sont séparés par deux chambres et sont éloignés de 3, 4 mètres ,
explique Marie Jerzewski, 63 ans. Du coup ça devient très italien,
parce qu’on parle fort, d’un balcon à l’autre. Chose qu’on ne faisait
pas d’habitude. Bon, on ne raconte pas nos vies, mais ça permet
d’échanger un petit peu. »
En préambule s’impose une précision, un détail qui n’en est pas
un. Plutôt une frustration, un crève-cœur devenu une évidence. Le
reportage de terrain n’est plus, le virus l’a temporairement ter-
rassé. L’auteur de ces lignes, d’abord parti à Montpellier, dimanche
15 mars, dans l’espoir d’y raconter comment la ville affrontait
l’épidémie, a vite fait demi-tour, dès le lendemain matin. Consigne
de « rester chez soi » oblige. Pas question de serrer la main de
David. Ni de faire la bise à Anne-Marie. Le téléphone, outil indis-
pensable en temps de « distanciation sociale », chauffe depuis un
appartement d’Ivry-sur-Seine, afin de leur parler. Julien Goldstein,
photographe et l’un des huit copropriétaires de l’immeuble à
Montpellier, sera nos yeux. Et l’un des personnages de cette vie
confinée, avec sa compagne et ses deux enfants.
Mais revenons à nos balcons. Voisine d’Anne-Marie Durand, au qua-
trième étage, Marie Jerzewski, une infirmière à la retraite, lui a
donné des conseils de lecture. Tout en évitant de bavarder sur le
palier, comme avant. D’autant plus que, début mars, elle est allée
dîner chez des amis et a appris par la suite qu’une des invitées était
malade. Marie n’a pas de symptômes, mais elle préfère rester pru-
dente. « Au début, cette histoire de coronavirus, je l’ai prise un peu
par-dessus la jambe , reconnaît-elle. Puis petit à petit j’ai compris. »

Les allocutions télévisées d’Emmanuel Macron, jeudi 12 puis lundi
16 mars, tout le monde, dans l’immeuble de l’avenue Bouisson-
Bertrand, les a regardées. Elles ont participé à la prise de
conscience. « J’ai trouvé son discours très actuel, il correspondait à
la situation
, estime Henri Archimbaud, au premier étage. Quand il
dit :
Nous sommes en guerre ”, ce n’est pas la même guerre que moi
j’ai pu connaître. Mais, là, nous avons une guerre beaucoup plus
sournoise. »
Henri, ancien administrateur civil, a 87 ans, « presque
88 »
. « Je suis le vétéran de l’immeuble », situe-t-il. À propos des
occupants du bâtiment dans lequel il habite depuis « trente ou
quarante ans »,
soit presque autant qu’Anne-Marie, il résume :
« C’est une petite communauté qui marche très bien. Compte tenu de
mon âge
, ajoute-t-il, j’ai connu, gamin, la guerre de 39-40. Le
manque de nourriture, le confinement parce qu’il y avait l’armée
allemande. C’était des conditions de guerre. Mais un confinement
comme aujourd’hui, je n’ai jamais connu ça de mon existence. Je ne
pensais pas que ça aurait pu exister, d’ailleurs. »

Sa vie sociale en a pris un coup. Lui qui allait voir « tous les jours »
son fils et sa petite-fille, « avocats à Montpellier », a cessé les visites
au cabinet. Mais une aide à domicile vient encore « environ deux fois
par semaine ».
Mardi 17 mars au matin, un de ses fils, Jean-Michel,
est venu lui apporter à manger. Et si Henri Archimbaud ne voit plus
ses quatre petits-enfants et ses deux arrière-petits-enfants, ces
jours-ci, il garde le contacte par téléphone. « Ils m’envoient des
images par WhatsApp. Malgré mon âge, je communique beaucoup
par Internet. »
Abonné au Monde et au Figaro, il suit l’actualité assi-
dûment. De la situation actuelle, il dit : « Avec les chaînes en continu,
il y a une surinformation, ça provoque un peu des chocs sur les per-
sonnes âgées. Ce n’est pas mon cas, mais je sais que ça perturbe
beaucoup des personnes plus ou moins faibles. C’est anxiogène, cette
situation. »
Les mesures de confinement? « On souhaite que ça
protège les membres de notre famille. À titre personnel, je ne suis pas
suicidaire, mais je m’en fiche un petit peu. J’ai beaucoup vécu, j’ai
beaucoup voyagé. »
Fataliste, Henri reste surtout philosophe :
« Maintenant, on vit d’une manière recluse, ce qui ne fait pas telle-
ment mon affaire, mais il faut s’y plier. »

Dans l’immeuble, tout le monde s’y plie. Au deuxième étage, l’avocat
Félix Allary, un ancien policier, patron de la brigade criminelle à
Montpellier qui a enfilé la robe noire il y a dix ans, est venu récupérer
quelques affaires à son cabinet, une pleine valise de dossiers. Au
troisième, après « une frénésie de courses », début mars, et l’achat
d’une imprimante, David (la famille ne souhaite pas que son nom
aparaisse), enseignant-chercheur en mathématiques, organise des
tchats avec ses étudiants. Sur son ordinateur ou son téléphone, il
s’est d’abord informé « toutes les demi-heures, même s’il n’y a pas
grand-chose de nouveau ».
Lundi, il est allé faire un tour avec son fils,
Matthieu, 15 ans, « pendant une heure » : « Peut-être une dernière
balade avant quelque temps. On a veillé à ne croiser personne. »

Julien Goldstein pour M Le magazine du Monde

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