Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1
Marie Jerzewski s’est mis en tête d’ « apprendre une langue étran-
gère » quand elle aura fini de peindre ses portes-fenêtres – une
première en vingt ans. En ce début de confinement, le temps est
aux bonnes résolutions.
Chez soi, il faut aussi parfois se préparer à lutter contre cet ennemi
invisible. Pas le coronavirus, mais la lassitude qui guette. Déjà,
Anne-Marie trouve son salon trop petit. Et que faire, une fois que
les oiseaux et l’écureuil qui viennent de temps en temps dans les
branches des platanes ont été nourris? Une fois que le pain a été
acheté après une demi-heure de queue? On se rend des coups de
main. Julien a posé du beurre sur la poignée de la porte de Marie
Jerzewski. C’est la fête des voisins avant l’heure. « Les gens ne s’ou-
blient pas les uns les autres », observe Dorothée, qui appréhende
le jour où elle risque d’apprendre qu’un de ses proches est malade.
Tous redoutent un confinement total, qui rendrait les choses beau-
coup plus compliquées. « Je n’ai pas peur de mourir du virus, mais
j’ai peur de mourir d’ennui! », s’amuse Henri Archimbaud. Au télé-
phone, on lui a promis de le rappeler bientôt.
Vendredi 20 mars. Pour la première fois de sa vie, David est allé
donner son sang. Un message d’un collègue de l’université l’a alerté
sur les craintes concernant une chute des dons. « On a un peu envie
d’aider, mais on ne sait pas trop quoi faire pour la communauté, à
part rester chez soi », explique l’enseignant-chercheur. Une occa-
sion, donc, de se rendre utile, tout en sortant, lui qui craint, dans
un futur proche, de ne plus pouvoir aller se dégourdir les jambes,
seul, chaque jour, à l’heure du goûter. Cette perspective ne semble
pas perturber son fils, Matthieu. Le lycéen, en première option
maths SVT et chimie, a trouvé son rythme de croisière. Entre les
lectures de mangas, les jeux vidéo, les discussions avec un ami et
les cours sur le logiciel Pronote –  « on en a moins que je pensais »  –,
l’épidémie n’a « pas vraiment changé » ses habitudes. Il lui a juste
fallu renoncer au ping-pong, mais l’exercice physique ne lui
manque pas : en plus de cinq jours, il n’est pas sorti. Ève, la

Mais voilà que l’appartement de 89 mètres carrés – tous ont
la même superficie dans la copropriété – semble avoir rétréci : « On
a de la chance, mais d’un coup, oui, ça paraît petit, surtout si l’on doit
y rester un ou deux mois sans quasiment sortir. J’appréhende un peu,
avec deux ados. J’aimais bien décompresser à l’extérieur. Mais on trou-
vera des moyens. »

De ces premiers jours de confinement se dégage quelque chose
d’« irréel », selon les mots des habitants. « Le petit nous demande
tous les matins :
On va où, Maman, aujourd’hui?D’habitude, on
sort beaucoup. Là, je réponds :
On va sur le balcon, on va dans le
salon.
C’est un peu difficile pour lui de comprendre. » « Le petit »,
c’est Gabriel, 2 ans, plus jeune pensionnaire de l’immeuble, au deu-
xième étage. « Maman », Pascale Leclercq, 42  ans, est
enseignante-chercheuse en anglais à l’université Paul-Valéry. Le
blocage de la fac, en 2018, lui a appris à gérer les enseignements à
distance. Cette fois-ci, elle s’est filmée et a mis en ligne un cours sur
la plateforme Moodle. « À presque 5 ans, la grande, elle, a mieux
compris,
poursuit Pascale. D’autant qu’à l’école ils lui ont expliqué
en fin de semaine dernière. Elle sait qu’il se passe quelque chose, elle
connaît le mot coronavirus et le nom d’Emmanuel Macron. J’ai
découvert qu’elle savait qu’on avait un président. »
Le père, Ramon
Ruti Robles, informaticien, était déjà habitué au télétravail, deux
jours par semaine. Chaque parent fait alterner le boulot et les ate-
liers de pâte à modeler – plusieurs dizaines de pots ont été ache-
tées avant le confinement – et de jardinage pour occuper les
enfants. Des graines de fèves et de haricots verts ont été plantées.
Quelques fleurs, du thym et du romarin, aussi. Arroser, puis obser-
ver au fil des jours. Il faut du temps pour apprendre la patience. Au
téléphone, les cris de Gabriel – ou d’Olivia – indiquent qu’il est
temps de raccrocher. « Je dois vous laisser, parce que, là, je sers de
trampoline »,
s’excuse Pascale.
Une rangée de planchettes de bois, à la verticale, posées contre
le mur blanc de la cuisine. Ne pas y voir un signe de désordre, de
parents débordés par leurs enfants en temps de confinement.
Simplement une preuve tangible du temps qui passe. Chez
Dorothée Moussu et Julien Goldstein, au troisième étage, les
deux garçons, Sacha, 7 ans, et Léo, 4 ans, entament leurs mati-
nées par le même rituel ; à chaque nouveau réveil sa planchette
posée. Toutes sont identiques, à l’image de ces jours qui se res-
semblent un peu tous. Une fois les dix premières planchettes
marron alignées, elles seront remplacées par une bleue. On n’est
jamais trop prévoyant.
Plus que jamais, tenter de se fixer des repères. « On est complète-
ment décalés dans les horaires, je me sens un peu dépassé,
reconnaît
Dorothée, cadre territoriale. J’ai l’impression de tout faire à moitié :
mon travail, m’occuper de mes enfants. On a perdu nos habitudes
et notre rythme classique, marqué par le temps d’école, de travail,
où tout est bien séparé. Là, toutes les activités sont mélangées. Pour
les enfants, c’est un peu compliqué de comprendre quand on tra-
vaille et quand on est disponible pour eux. »
Il y a les consignes de
la maîtresse pour Sacha, le groupe WhatsApp professionnel créé
autant pour travailler à distance que pour éviter que quiconque ne
se sente trop isolé. Et puis ces nombreux appels, familiaux ou pour
le boulot. Prendre des nouvelles des autres prend du temps.
Restez cloîtré chez soi, tout un art. Qu’Anne-Marie, du quatrième,
a déjà appris à maîtriser lors de deux opérations pour un cancer
du sein. À chaque fois, deux semaines sans quitter l’appartement.
Mais c’était différent. « Je l’acceptais d’autant plus que je souffrais,
explique-t-elle. Je n’avais pas le choix. J’étais clouée à la maison,
mais j’avais des manifestations concrètes qui faisaient que c’était
mieux comme ça, pour ma peau, si je puis dire. Quand on a de
l’énergie... Moi, quand je vous parle, je tourne dans mon salon, je
commence à bouillonner. »
Ses trois cours de yoga hebdomadaires,
une activité qu’elle pratique « depuis trente-cinq ans », elle dit
qu’elle les fera chez elle. Et, si ça ne suffit pas, elle pourrait aussi
monter et descendre les quatre étages pour faire de l’exercice.


“J’ai l’impression de tout faire à moitié.


On a perdu nos habitudes et notre rythme


classique, marqué par le temps d’école, de travail,


où tout est bien séparé. Là, toutes les activités


sont mélangées. Pour les enfants, c’est un peu


compliqué de comprendre quand on travaille


et quand on est disponible pour eux. ”


Dorothée, cadre territoriale

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