Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1
femme de David, a dû sortir une journée entière de l’immeuble,
vendredi, elle qui travaille dans un centre des finances
publiques. Les portes laissées ouvertes à son bureau, afin que per-
sonne ne touche les poignées, n’ont pas suffi à la rassurer.
Pendant le premier week-end de cette vie confinée, dans l’im-
meuble, certains organisent des apéros sur Skype avec leurs
proches, quand ils ne travaillent pas pour rattraper le retard accu-
mulé la semaine. À tous les étages, excepté au cabinet de l’avocat,
le téléphone sonne plus qu’à l’accoutumée. Anne-Marie apprécie la
plupart des coups de fil qu’elle reçoit. Elle se serait cependant bien
passée de cette conversation avec une amie : « Dans la soirée, j’ai eu
un coup de fil, j’en pouvais plus. Ça m’a plombée parce que la per-
sonne m’a dit : “ Tu te rends compte, je ne sais pas si je tiendrais le
coup. ” Moi aussi, j’ai peur que ça m’affecte. Mais j’ai conscience qu’il
faut vivre au jour le jour. Parce que, si on se dit qu’on en a pour trois,
quatre semaines de confinement, ça semble insurmontable. Même si
c’est la réalité, il ne faut pas trop se projeter. » Anne-Marie a une
astuce. Elle se lève « plus tard, pas avant 8 heures, alors que d’habi-
tude c’est 6 h 30, 7 heures. Comme ça, la matinée passe plus vite. »
« Ça me fait plaisir de vous entendre! » Au téléphone, Henri
Archimbaud a toujours le moral, en cet après-midi du quatrième
jour de confinement. Les nouvelles ne sont pourtant pas bonnes : il
vient d’apprendre dans la presse la mort de cinq résidents d’un
Ehpad, à Mauguio, en périphérie de Montpellier, dont trois au moins
avaient le coronavirus. De quoi avoir le bourdon. « La mort, elle a
toujours existé, elle existera toujours. Mais de penser qu’on ne peut pas
les accompagner jusqu’à leur dernière demeure, ça doit être pénible
pour la famille », confie-t-il entrecoupé d’une première série de bips.
Henri peut compter sur son fils Jean-Michel, la soixantaine, qui vient
régulièrement lui apporter à manger et lui répète de ne pas sortir.
Le fils va faire les courses pour le père, mais ne lui fait plus la bise et
reste à distance respectable, assure-t-il. « Aujourd’hui [bip, bip] , je ne
suis pas sorti [bip], ajoute Henri. Et je le regrette un petit peu. Moi qui
toute ma vie ai été un homme actif, j’en arrive à être claustrophobe.
Et puis il y a ces informations en boucle. Heureusement qu’il y a l’hu-
mour. Les gens s’envoient beaucoup de messages humoristiques. Mon
fils vient de me faire écouter une chanson de Claude François, un
pastiche. » Le tube Y a le printemps qui chante (viens à la maison) s’est
transformé en « Reste à la maison ». Henri se reprend : « Mon fils me
dit que je ne tiens pas bien mon téléphone. Comme en plus je suis sourd
– ce n’est pas le virus qui m’a donné la surdité –, je ne le tiens pas bien,
quelques fois ça couine. » Les bips cessent. Il fait beau dehors. « C’est
surréaliste : on vit dans un contexte très mauvais avec un soleil
superbe. Il fait chaud, sauf que les rues sont vides. On a l’impression
qu’on vit une mauvaise série B et qu’on va se réveiller. »
Dimanche 22 mars. Le confinement va-t-il être durci, après une
première semaine de pratique plus ou moins respectée en France?
La question trotte dans les têtes de tous les habitants, même celle

de Matthieu qui, exceptionnellement, s’est mis à suivre de temps
en temps l’actualité. Son père, David, regarde moins les sites d’in-
formation et observe une période de « mise en hibernation », en
attendant d’éventuelles nouvelles annonces importantes. Anne-
Marie, elle, pense à Ingrid Betancourt, ça l’aide : « Quand j’ai du
vague à l’âme, ça me redresse. Je me raisonne en pensant à des
situations plus extrêmes, dramatiques. »
Certains, comme David, trouvent que l’on voit « trop de groupes
de 2 ou 3 personnes » sur les trottoirs, d’autres préfèrent souligner
les efforts réalisés et les rues plutôt désertes, malgré le soleil et
la douceur printanière. « Je n’ai pas l’impression que les gens soient
inconscients », dit Anne-Marie Durand. « En Espagne, sur un site
Internet, tu peux louer un chien pendant une heure, contre 5 euros,
pour avoir une excuse pour le promener, raconte Ramon Ruti
Robles, dont les parents vivent à Madrid. Sinon, tu ne peux pas
sortir dans la rue. En France, on a de la chance, pour le moment
ce n’est pas le cas, cette première semaine, on est sortis deux fois
avec les enfants et la trottinette pour qu’ils se défoulent. Mais à mon
avis, à partir du milieu de la semaine, je pense que ça va changer
et je l’espère, parce que la seule façon d’arrêter ça, c’est de confiner
vraiment. » Sur leur balcon, les premières « mini-fraises » plantées
pour Gabriel et Olivia apparaissent. Pour l’instant, constatent
les parents, Ramon et Pascale, « tout se passe très bien, on a tou-
jours nos rideaux et les enfants n’ont pas escaladé le salon! »
Les proches vont bien, les nouvelles téléphoniques sont rassu-
rantes. Pourvu que ça dure.
Marie Jerzewski a déjà peint six portes-fenêtres, en profitant du beau
temps. Elle ne s’est en revanche pas vraiment mise à l’atelier d’écri-
ture en ligne proposée par une amie. Anne-Marie, sa voisine de
palier, n’est pas sortie depuis trois jours. Elle a tenté de suivre sur
le Web une séance de yoga en s’installant sur le toit de l’immeuble,
mais le Wi-Fi ne fonctionnait pas. À 10 h 30, elle a regardé la messe
du diocèse, retransmise sur Internet –  « avec monseigneur Carré et
le père René Luc, vous connaissez? » D’habitude, elle se rend au cou-
vent des Carmes, le dimanche matin. Le coronavirus a eu raison de
la messe, pas de sa foi : quelques jours avant le confinement, Anne-
Marie est allée faire une petite prière à l’église, rapport à l’épidémie.
Mais c’est désormais une autre célébration qu’elle attend chaque
jour, avec ses voisins : celle de 20 heures, quand résonnent aux
fenêtres les applaudissements, en soutien au personnel soignant et
à ceux qui travaillent en ces temps incertains. « On est unis derrière
cette noble cause, on se sent solidaires. Je ne le manquerai pas, ce
rendez-vous », raconte Anne-Marie. Tant que durera le confinement,
elle n’est pas près de quitter son balcon.

DANS LES SEMAINES À VENIR, SUIVEZ LE QUOTIDIEN
DES CONFINÉS DE  CET IMMEUBLE DU QUARTIER DU BOUTONNET
À MONTPELLIER SUR LEMONDE.FR.

“Dans la soirée, j’ai eu un coup de fil, j’en pouvais plus.


Ça m’a plombée parce que la personne m’a dit : “Tu te rends


compte, je ne sais pas si je tiendrais le coup.” Moi aussi,


j’ai peur que ça m’affecte. Mais j’ai conscience qu’il faut vivre


au jour le jour. Parce que, si on se dit qu’on en a pour trois,


quatre semaines de confinement, ça semble insurmontable.


Même si c’est la réalité, il ne faut pas trop se projeter.”


Anne-Marie Durand, retraitée


Julien Goldstein pour M Le magazine du Monde

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