Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1

À L’ÉTÉ 2017, LE PHOTOGRAPHE GREGORY HALPERN reçoit une
offre de TBW Books : cet éditeur indépendant lui propose de publier le
projet de son choix. L’artiste, qui vit et travaille dans l’État de New York,
décide alors de prendre la direction des anciens États confédérés du Sud-
Est. Quelques jours plus tôt, à Charlottesville, en Virginie, un forcené a
lancé sa voiture sur un groupe de manifestants qui protestaient contre un
rassemblement de leaders et militants d’extrême droite. Et Gregory
Halpern sait qu’une semaine plus tard, le 21 août, une éclipse solaire totale
plongera les États-Unis dans l’obscurité pour quelques minutes.
La série Confederate Moons naît de la collision entre ces deux événe-
ments. Près d’Asheville, en Caroline du Nord, tournant son appareil tan-
tôt vers les cieux, grandioses, tantôt vers les hommes, cloués au sol, le
photographe s’attarde parfois à mi-chemin : une fleur sur fond de ciel fait
le lien entre la nature, fragile et impassible, et l’humanité, dérisoire et
essentielle. Halpern voit dans l’éclipse « une occasion de rapprocher le
réalisme de la vie sur Terre du surréalisme de ce qui se passe dans le ciel »
.
Une union d’un instant dans une zone géographique où tout est divisé,
entre riches et pauvres, Blancs et Noirs...
Deux ans et demi plus tard, alors que les États-Unis, comme presque tout
le reste du monde, se sont barricadés pour tenter de contrer l’avancée
du Covid-19, la série Confederate Moons prend une nouvelle dimension.
Les grandes villes sont devenues des déserts de béton, les autoroutes se
sont vidées, des files d’attente interminables sont apparues à l’entrée des
commerces de nourriture. Cette ambiance de fin du monde est déjà pré-
dominante dans la série de Gregory Halpern. Car les discours et les
angoisses apocalyptiques sont toujours présents dans la psyché nord-
américaine. Les scénarios des blockbusters en tirent leur substance, et
les prêcheurs les convoquent pour impressionner leurs ouailles.
Dans Confederate Moons, une fille bronze sous l’éclipse tandis qu’un
homme consulte son téléphone avec anxiété. Les êtres réagissent diffé-
remment, selon leur personnalité et leur milieu. Car Gregory Halpern
montre aussi les inégalités sociales qui affleurent quand le monde est en
proie à un phénomène insaisissable et terrifiant.
Son obsession pour les différences sociales tient, dit-il, à sa découverte,
enfant, du travail du photographe Milton Rogovin, qui documenta sur
trente ans la vie d’une centaine de familles d’un quartier populaire de
Buffalo (où Halpern a lui-même grandi). Le livre The Forgotten Ones (« les
oubliés », non traduit), sorti en 1985, émeut le jeune garçon aux larmes.
Ainsi, la graine est semée. Elle mettra quelques années à germer. Jusqu’à
ce qu’un professeur de l’université où Gregory Halpern étudie la littérature
et l’histoire – il ne s’adonne alors à la photo qu’en dilettante – l’encourage
et l’autorise enfin à s’inventer une carrière artistique.
Au fil des projets, et notamment de Harvard Works Because We Do, la
série consacrée aux cuisiniers, employés de ménage, femmes et hommes
de chambre de l’université Harvard, qui, en 2003, lance sa carrière,
Halpern trouve peu à peu son style. Ses photographies vont par grappes,
par paires ou par séries. Comme les morceaux d’une phrase séparés par
des points-virgules. Ainsi disposées, les images dialoguent, se répondent,
s’interpellent, formant un cadre qui invite le spectateur à inventer.
En 2016, il signait ZZYZX, une série sur Los Angeles. On y voyait la nature
désertique de la ville, les cactus poussant partout, mais aussi les miséreux
et les drogués, « l’extrême beauté et l’extrême laideur », résume celui qui
a obtenu la bourse Immersion, une initiative conjointe de la Fondation
d’entreprise Hermès et de l’Aperture Foundation, offrant à un artiste une
résidence en France (il a opté pour la Guadeloupe).
Confederate Moons obéit au même sens du décalage. Et Gregory Halpern
veut y voir la promesse non d’une résolution, mais d’une réconciliation,
d’une forme de paix quand les êtres humains se sentent minuscules face
à l’inéluctable, qu’il s’agisse d’un phénomène astronomique ou d’une
terreur pandémique. « Quand l’éclipse survient, c’est comme si l’on passait
d’un coup du jour au crépuscule,
dit-il. Les oiseaux se taisent, la circulation
s’arrête... On jurerait qu’il est l’heure d’aller se coucher. Très momentané-
ment, on est petits, ensemble. Et puis, une ou deux minutes plus tard, c’est
le matin et tout reprend. »

CONFEDERATE MOONS, DE GREGORY HALPERN, ÉDITIONS TBW BOOKS.


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Gregory Halpern/Magnum Photos
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