Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1
qui font des plats à emporter et des recettes
de comfort food appelée « confinade ». La
première : des caserecce cacio e pepe par
Roberto Rispoli, le chef du restaurant pari-
sien Mulino Mulè. La confection de la recette
est filmée par ses soins, solitude oblige. Dans
cette période perturbée, préparer des bons
petits plats semble d’ailleurs réunir les foo-
distas du monde entier. Jean-François Piège
poste la recette de son gâteau à l’orange? Il
est cuit dans les vingt-quatre heures par des
centaines de personnes, dont des Tokyoïtes!
Bon Appétit, l’un des magazines culinaires les
plus dans le coup aux États-Unis, propose
d’entrer dans le quotidien de ses journalistes
pour cuisiner avec eux durant toute cette
période en suspens. Ils deviennent tous des
« cooktubeurs » malgré eux.

CE

qui, au fond, n’est pas pour
leur déplaire : la plupart des
professionnels retrouvent
un plaisir, celui de cuisiner
enfin chez eux. Habitués à
aller au restaurant jusqu’à quatorze fois par
semaine, ils envisagent le confinement
comme un moment où ils peuvent enfin
donner libre cours à leur passion de façon
intime. Si Nicolas Chatenier pense que
« c’est l’occasion rêvée pour un sevrage »,
d’autres, comme Alexandre Cammas, en
profitent pour manger maison : « Et c’est
jouissif! » Il a concocté, avec sa douce, un
semainier inspiré des produits de sa région,
dont la viande de Chez Conquet, le boucher
de Michel Bras. Quant à Raphaële Marchal,
instagrameuse assidue et journaliste-blo-
gueuse épicurienne, elle se régale de salades
de chou rouge et agrumes hypercolorées et
de spécialités alsaciennes : « Je mange enfin
ce que je veux quand je veux! Ça ne m’était
pas arrivé depuis six ans. » Sur les réseaux,
elle choisit de partager ses souvenirs de
table. « Ça me semblait important de conti-
nuer à parler des restaurants. Donc je persiste
et j’évoque ceux que j’aime par-dessus tout :
les valeurs sûres, les restaurants sur lesquels
on a toujours pu et on pourra toujours comp-
ter, ceux que les ouvertures de nouveaux
lieux nous font oublier », raconte-t-elle. Dans
un style ingénu et plein de joie bienveil-
lante, elle décrit des moments partagés avec
ses amis, sa famille, son amoureux. Les
images sont lumineuses, loin du contexte
anxiogène actuel. Décidément, le confine-
ment peut aussi être vécu comme une
liberté retrouvée.

TOUS LES JOURS DEPUIS LE MARDI
17 MARS, Bruno Verjus allume son téléphone
peu avant midi. Un scénario en tête, le chef
du restaurant Table (une étoile Michelin),
dans le 12e arrondissement de Paris, s’ap-
prête à se filmer en train de raconter une
recette. Ancien critique gastronomique
pour France Culture, il a trouvé la parade au
gouffre qui s’ouvrait devant lui lorsqu’il a dû
fermer son restaurant. Puisqu’il frémit à
chaque fois qu’il entend le mot « confine-
ment », il résiste en lui opposant des jeux de
mots : « Restez confinés, mais restez raffinés. »
Le terme lui évoque les prisonniers de
guerre. « Bien sûr, nous ne sommes pas dans
une situation analogue. Mais je garde en tête
que la seule façon de survivre et de garder le
moral est de s’évader par l’esprit et notam-
ment en se racontant des repas. » Dans ses
vidéos en direct sur Instagram, il ne donne
pas un tour de main mais narre l’origine de
la recette, des ingrédients, s’amuse avec les
mots. Il fait penser à un oncle mi-Wikipédia,
mi-poète qui incarne la bombance à la fran-
çaise : à peine à table, il faut parler de ce
qu’on mange, de ce qu’on mangera et de ce
qu’on a mangé.
Depuis une quinzaine d’années, les gour-
mets, foodistas et autres acteurs de la gastro-
nomie contemporaine fleurissent dans un
terreau riche et généreux qui n’a connu ni
interdit ni privation. La France, pays épicu-
rien par excellence, a excellé dans ce
domaine. Comment, avec une telle culture
du plaisir, s’adapter à une situation sanitaire
qui réduit les réjouissances de la table?
Nicolas Chatenier ne s’en remet toujours pas.
Le président du jury France des 50 meilleurs
restaurants du monde déjeunait et dînait
dehors tous les jours. Depuis le début de la
crise, il reste muet, évite de parler de ses
plats de pâtes ratées et s’empêche de suc-
comber à l’appel du pâté en croûte, de peur
de sombrer dans l’excès. Il peine à trouver
comment faire un pied de nez à celui que Le
Fooding, guide de restaurants influent en
France, appelle le « connardovirus ».
Depuis son Aveyron natal, Alexandre
Cammas, cofondateur du Fooding, rigole
encore de ce jeu de mots. L’adversité rend ses
équipes encore plus créatives que d’habi-
tude. Sur leur site Internet apparaît une nou-
velle rubrique, « Plat de résistance », ouverte
spécialement pour « dégoûter le coronavi-
rus ». On y trouve des reportages sur « les
produits de la lose », qui n’ont pas la cote dans
les supermarchés, des listes de restaurants

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LE GOÛT
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