Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1
demi-sœurs qui baignent comme lui dans une
culture caribéenne chaleureuse mais doulou-
reusement conservatrice, Ojay détonne. À
l’adolescence, il se passionne pour la musique
et la danse, fait un temps partie de l’équipe de
majorettes du collège... « J’ai toujours été à l’aise
à contre-courant », analyse-t-il.
L’éducation, « très permissive », de ses parents lui
permet d’explorer à fond son tempérament
explosif. Dès la fin du lycée, il met le cap sur
New  York, où il intègre la très progressiste
New School. « J’étais le cadet, le seul de ma fratrie
à être né aux États-Unis, analyse-t-il. J’étais donc
le fils américain, celui qui avait tous les droits. Mes
parents m’ont toujours accepté comme je suis. »
Mais fermer les yeux est une chose, expliciter en
est une autre. Quand on lui demande à quel âge
il a annoncé à sa famille qu’il était gay, Zebra Katz
éclate de rire : « Je n’ai jamais parlé de sexualité
avec eux! Le concept de coming out est un privi-
lège ; beaucoup n’ont pas la chance d’annoncer
à leurs parents qu’ils sont gays. J’ai plus ou moins
été “outé” par la presse au moment où j’ai com-
mencé à avoir du succès. »
Gay, queer, homosexuel... Zebra Katz préfère se
définir comme « autre ». Et, s’il n’a jusque-là pas
activement combattu les idées fausses qui circu-
laient à son sujet, la sortie de son premier album,
Less Is Moor, est l’occasion de rectifier le tir.
Depuis un an et demi, Ojay Morgan s’est installé
à Berlin, et sa musique doit plus aux atmos-
phères sombres et étranges des nuits berlinoises
qu’aux ambiances festives du voguing new-
yorkais. Expérimentaux, lourds en basses, en
beats brutaux et en sons métalliques, les quinze
morceaux du disque sont infusés du son nébu-
leux de la trap (courant du rap né à Atlanta),
mais sont aussi le fruit d’un audacieux mélange

COMME BEAUCOUP D’ARTISTES dont
l’émergence et l’ascension surprennent, Ojay
Morgan, alias Zebra Katz, a dû accepter de voir sa
biographie réécrite par des journalistes, les dates
et lieux modifiés comme pour satisfaire les angles
médiatiques. Ainsi, à son apparition, en 2012,
quand le créateur de mode Rick Owens fait de sa
chanson Ima Read le tube de la Fashion Week
parisienne en l’utilisant comme bande-son de
son défilé, le voilà présenté comme un rappeur
africain-américain homosexuel né à New York,
proche de la scène hip-hop gay, alors en plein
boom. Parce qu’il est noir, parce qu’il est queer,
on le compare à ses compatriotes Mykki Blanco,
Le1f ou Cakes da Killa. Pourquoi pas? Tout va si
vite que le principal intéressé n’a alors, de son
propre aveu, qu’une vague idée de qui il veut
être. « Les gens tiennent à tout définir, s’amuse-t-il
aujourd’hui. Il faut mettre des mots sur les artistes,
leur identité, leur sexualité... Moi, je préfère ne
m’identifier qu’à moi-même. »

On veut le faire entrer au chausse-pied dans
la scène du voguing new-yorkais revitalisée par
la redécouverte du documentaire Paris is bur-
ning,
sorti en 1991? Soit. « J’ai été assimilé à cette
scène à cause de ma couleur de peau et de ma
sexualité, mais même si je sais voguer et que je
connais bien cette communauté, je n’en ai jamais
été partie prenante »,
précise cependant Morgan.
On réécrit son histoire, en le faisant grandir à
New York? « Je n’y vois pas d’objection, mais, en
réalité, je viens de Floride! »

Ojay Morgan, 33 ans, a grandi à West Palm
Beach. Dans cette banlieue huppée de Miami,
ses parents, émigrés jamaïcains rapidement
divorcés, appartiennent à la classe populaire
(le père est charpentier, la mère, cuisinière).
Très tôt, au milieu de ses huit demi-frères et


de hip-hop et d’électro. Le titre de l’album, Less
Is Moor, est moins un hommage à la célèbre for-
mule du designer Ludwig Mies van der Rohe
qu’un clin d’œil à Shakespeare, et son Othello,
le  Maure de Venise , The Moor of Venice en
anglais. Ce même Shakespeare qu’il a étudié à
Londres pendant un an, à la British American
Dramatic Academy. « Là-bas, j’ai milité pour que
le casting ne soit plus fondé sur la couleur de
peau. Je voulais jouer autre chose que des
Maures... Mais j’ai rencontré beaucoup de résis-
tance, alors j’ai décidé de faire mon truc de mon
côté, et j’ai écrit ma thèse, Moor Contradictions. »
Ses études terminées, de retour à Brooklyn au
début des années 2010, Katz s’active la nuit,
organise des soirées, se constitue un réseau et
travaille sur des morceaux qu’il bidouille à domi-
cile sur son ordinateur. La journée, il est cadre
dans une société de restauration à domicile.
Quand son morceau atterrit dans les mains de
Rick Owens (par le biais du producteur Diplo
qui le sort gratuitement sur son label Jeffree’s),
Katz décide qu’il est temps de se consacrer à
temps plein à son art. Heureux symbole, les
revenus du petit tube qui enjoint les auditeurs
à lire et à s’éduquer lui permettent de rembour-
ser sa dette étudiante. En 2017, Damon Albarn
l’invite à collaborer sur l’album Humanz, de
Gorillaz... Artiste multiforme, Ojay Morgan
produit lui-même sa musique, qu’il sort
aujourd’hui sur son propre label, et réalise lui-
même ses clips. « Cet album, c’est l’occasion de
reprendre le contrôle de mon histoire, dit-il , et
d’utiliser ma formation théâtrale pour créer tout
un monde. » Zebra Katz, insiste-t-il, n’est qu’un
personnage parmi d’autres. Son épopée ne fait
que commencer.
LESS IS MOOR, DE ZEBRA KATZ, THE VINYL FACTORY.

Zebra Katz


ÉRIGÉ EN HÉROS DU RAP GAY ET NOIR À LA SORTIE DE SON PREMIER
TUBE, “IMA READ”, EN 2012, OJAY MORGAN, ALIAS ZEBRA KATZ, A SU
RÉSISTER À TOUTES LES ÉTIQUETTES. À 33 ANS, L’AMÉRICAIN LIVRE
“LESS IS MOOR”, UN PREMIER ALBUM ENTRE HIP-HOP ET MUSIQUE
ÉLECTRONIQUE CONÇU À BERLIN.

Texte Clémentine GOLDSZAL
Photos Bastian ACHARD


CONTRE-CHANT.


LE GOÛT


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