Libération - 03.04.2020

(Ann) #1

18 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Vendredi 3 Avril 2020


Antoine Compagnon


«Montaigne nous rappelle que


la mélancolie du confinement


peut être domestiquée


par la lecture»


Pour nous aider à vivre la retraite imposée ces jours-ci,
le professeur au Collège de France et critique littéraire
nous invite à lire ou relire deux auteurs ayant vécu
le confinement, Michel de Montaigne et Marcel Proust.
Leurs expériences, qui peuvent désormais nous
sembler familières, montrent que l’isolement rend plus
présentes les interrogations sur le sens de la vie et de
la mort. Pour transformer nos inquiétudes en sagesse,
DR il faut d’abord les apprivoiser.

Une édition des Essais de Michel de Montaigne (en portrait) datant de 1700. photo PAUL D. STEWART.. akg images. SCIENCE PHOTO LIBRARY

Recueilli par
Thibaut Sardier

Idées/


A


l’heure du confinement, la
littérature est un refuge
pour occuper le temps et
surmonter ses angoisses. Après une
ruée sur la Peste de Camus au début
de l’épidémie, de nombreux lec-
teurs ont choisi la Recherche du
temps perdu de Proust ou invoqué
la figure de Montaigne, connu pour
les heures solitaires passées dans
sa bibliothèque. Critique littéraire
et professeur au Collège de France,
Antoine Compagnon connaît bien
la vie et l’œuvre de ces deux au-
teurs. Il raconte comment leurs
­expériences de confinement peu-
vent nous aider à faire du nôtre
une expérience surmontable, voire
profitable.
Peut-on prendre modèle sur
Montaigne pour surmonter le
confinement?
Montaigne a connu des conditions
de vie bien pires que les nôtres
­aujourd’hui : à la fois la guerre civile
et la peste. Il a été confronté quoti-
diennement à la mort tout au long
de sa vie adulte. Pour nous, une
telle existence est difficile à conce-
voir. La présence de la mort est
­occultée dans le monde dans lequel
nous ­vivons d’ordinaire. Mais, sou-
dain, les circonstances nous rap-
pellent la précarité de la vie. Nous
nous faisons de plus en plus de
souci pour nos proches, car nous
commençons tous à connaître des
malades. Tout le monde éprouve
désormais l’épidémie de façon
­intime. Alors, relire Montaigne,
pourquoi pas? Toute son œuvre est
liée à la réflexion sur la vie et la
mort, et sur l’aide que peut nous
­apporter la retraite.
Justement, y a-t-il quelque
chose de semblable entre sa
­retraite dans sa bibliothèque et
notre confinement?
La retraite de Montaigne est celle
d’un homme qui dirige toute une
maisonnée, une importante famille
élargie et de nombreux dépendants.
Elle s’inscrit donc dans une écono-
mie domestique, et se trouve par
ailleurs interrompue plusieurs fois
par ses responsabilités politiques,
comme maire de Bordeaux notam-
ment. Néanmoins, lorsqu’il se retire
de la magistrature, c’est en croyant
trouver la sagesse dans la vie con-
templative. Or la solitude lui donne
de l’angoisse et il souffre de cauche-
mars. La lecture est alors pour lui
un moyen de surmonter sa mélan-
colie, une discipline. Nous pouvons
ressentir ces jours-ci, chacun chez
soi, des moments de mélancolie
­pareils à ceux dont Montaigne était
familier. Son expérience nous rap-
pelle que la sagesse associée à la re-
traite est une conquête difficile,
mais que le confinement peut être
domestiqué par la lecture. lll
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