Libération - 03.04.2020

(Ann) #1

Libération Vendredi 3 Avril 2020 u 19


A


h non, pitié : voici que le
président Macron a donné
pour nom l’acronyme Care
(Comité analyse recherche et ex-
pertise) à un nouveau comité d’au-
torités scientifiques, «chargé de
guider la décision gouvernemen-
tale dans les domaines médicaux
comme sociétaux». On croit rêver,
quand on pense que le care a été
de longue date le nom même de
ce qui a été négligé et méprisé par
les politiques publiques, et que
c’est bien l’absence d’attention (de
care) portée par les gouverne-
ments de la dernière décennie à
tous les secteurs en charge du soin
et de la protection des citoyens
(santé au premier chef, mais aussi
éducation, pauvreté, grand âge,
handicap) qui rend si difficile la
lutte contre le Covid-19.
Quand on pense que ce nom
même de care, il y a quelques an-
nées, était encore vilipendé par
nombre d’intel­lectuels et journa-
listes français comme celui d’une
approche ­ «nunuche» de promo-
tion d’un «Etat mémère». Quand
on pense qu’il y a peu l’Assemblée
macroniste se distinguait par son
absence de compassion pour les
parents en deuil de leur enfant,
trouvant que cinq jours de congés
étaient déjà bien suffisants et ne
voulant pas peser plus sur «les
entreprises».
Cette violence, cette guerre au care
a été menée depuis des années,
systématiquement, contre les ins-
titutions qui prennent aujourd’hui
de plein fouet le désastre sanitaire
et pas seulement l’hôpital public.
Des manifestations incessantes
des acteurs de santé aux fictions
comme Hippocrate – revoyez les
dernières scènes du film, où tout
le personnel enfin solidaire ex-
prime sa révolte contre la réduc-
tion des moyens, l’aveuglement de
l’esprit gestionnaire appliqué à

l’humain, et le manque de recon-
naissance des aides-soignantes et
médecins étrangers – ont exprimé
cette profonde injustice.
Car là est la révélation. Ce n’est pas
seulement de la reconnaissance,
enfin, du travail de care ou de la
­visibilisation soudaine de ce qui
était jusqu’ici invisible. La catas-
trophe sanitaire, et le soutien
­populaire qu’elle génère pour
les soignant·e·s tant aimé·e·s ap-
plaudi·e·s chaque soir à 20 heures,
montre l’injustice radicale des po-
litiques menées contre les services
publics et (re) met la protection
sociale au cœur des préoccupa-
tions partagées, d’où l’avait délo-
gée l’évidence inégalitaire de la
maximisation des profits.
Plus que d’un changement, il
s’agit d’une prise de conscience
douloureuse d’un renversement
des valeurs accepté depuis des dé-
cennies et dénoncé dès l’origine
par l’éthique du care : les métiers
les plus véritablement utiles sont
les moins bien payés et les moins
bien considérés. Ce qui compte le
plus pour notre vie ordinaire,
mais aussi intellectuelle, ce qui
la rend possible – soignantes,
­nettoyeurs, éboueurs, caissières,
livreurs, camionneurs – est en fait
ce qui compte le moins dans
l’échelle de valeurs que nous
avons collectivement validée. Il ne
s’agit pas seulement des multiples
injustices structurelles qu’a mises
en évidence l’épidémie, ­entre
ceux qui sont au confort des rési-
dences secondaires et ceux qui
sont exposés au travail. Il s’agit de
la méconnaissance par une so-
ciété entière de ce qui la fait vivre,
au quotidien ou dans l’urgence
du risque de la mort.
Si cette révélation morale est pos-
sible, c’est justement par la situa-
tion (inédite pour beaucoup des
générations présentes) de catas-

trophe, qui révèle des vulnérabi­-
lités radicales – là aussi le fonde-
ment de l’éthique du care. Vulné-
rabilité des personnes, des insti­-
tutions, et menace sur la forme de
vie humaine, entendue comme
horizontale (sociale, dans des
liens qui sont recomposés) et ver-
ticale (biologique, comme espèce
globalisée et menacée) (1). Le care
n’est jamais aussi visible que dans
ces situations où c’est la forme
de vie, la vie «normale» (comme
celle, ­inquiétante, qu’on repré-
sente au début des films catastro-
phe), qui est ébranlée.
C’est pourquoi les films du genre
épidémique sont moins aptes à
­représenter le désastre qui nous
frappe que le genre apocalyp­-
tique qui de fait nous y a prépa-
rés : l’extraordinaire The Leftovers
(HBO, Damon Lindelof et Tom
Perrotta, 2014-2017) où, au pre-
mier épisode, 2 % de la popula-
tion mondiale s’évapore de la sur-
face de la Terre (image reprise, en
plus radical à la fin de Avengers :
Infinity War où c’est la moitié qui
se dissout). La série décrit la vie,
invisiblement détruite, des res-
tants. Ce qui est perdu, c’est l’or-
dinaire – que nous cherchons à
préserver confinés.
Le care a longtemps été considéré
(et déconsidéré) comme le souci
du proche, de la famille nucléaire,
avec comme modèle le lien mère-
enfant. On a désormais compris
qu’il est un travail, qui fait tenir
le monde et notamment celui des
«privilégiés» – en grande majorité
protégés.
Ce sont ces échelles du care qui se
révèlent aujourd’hui, du soin des
très proches (même quand ils sont
loin), à celui qu’assurent les cais-
sières, soignantes, ­livreurs à des
inconnus, et à celui de tous ces
humains dont nous ­dépendons.
Et «en même temps», qui s’éton-
nera que cette valorisation du
care soit effacée immédiatement
par le discours viriliste de la
«guerre»? Et par une héroïsation
bien hiérarchisée, où les spécia­-
listes du commentaire, médecins,
épidémiologues, politiques récu-
pèrent le monopole de la parole
en se posant en sauveurs malgré
leurs cafouillages. Tant que nous
serons incapables de reconnaître
la ­contribution mais aussi l’exper-
tise de celles et ceux qui inter-
viennent en «troisième ligne»
pour main­tenir une société en vie,
la guerre au care continuera.•

(1) Voir Anne M. Lovell, Stefania Pan-
dolfo, Veena Das et Sandra Laugier, Face
aux désastres, Ithaque, 2013.

Cette chronique est assurée en alter-
nance par Sandra Laugier, Michaël
Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric
Worms.

Philosophiques


Par
Sandra Laugier
Professeure de philosophie à l’université
Paris-I Panthéon-Sorbonne

Guerre au «care»


En révélant notre vulnérabilité radicale, la crise
sanitaire montre aussi la méconnaissance par
la société de ce qui la fait vivre, au quotidien
ou dans l’urgence du risque de la mort. Le soin
porté aux autres est un travail qui fait tenir
le monde, notamment celui des «privilégiés».

de ménager une distance et ne
­seront pas pris constamment par
l’immédiateté de l’existence, en
retireront une leçon.
Notre capacité à imaginer,
ainsi qu’à nous souvenir du
passé, peut-elle nous aider à
prendre de la distance?
L’imagination, sans doute, mais
aussi la culture. Le fait d’avoir des
lectures, une culture, permet de
donner un sens à ce que l’on est en
train de vivre. Nous sommes tous
confrontés à un moment extra­-
ordinaire. D’habitude, nous vi-
vons dans un environnement où
la mort est de plus en plus occul-
tée. Il y a un mois, personne ne sa-
vait le chiffre des morts annuels
de la grippe. Or, soudain, nous
sommes mis devant des prévi-
sions de ­décès bien plus considé-
rables, que l’on peine d’ailleurs à
se représenter.
C’est une épreuve pour nous tous,
qui n’est toutefois pas du même
ordre de grandeur que la guerre ci-
vile et la peste du temps de Mon-
taigne, ou que la guerre de 1914-
1918 au temps de Proust. Cela nous
rappelle à des réalités dont les
­générations précédentes étaient
beaucoup plus familières.
En confinement, y a-t-il encore
une place pour le hasard,
comme celui vécu par Proust
avec la madeleine?
Ce n’est évidemment plus le ha-
sard de la flânerie! Mais on peut
se promener dans ses souvenirs,
dans les livres, les images, et il se
produit souvent quelque ­bonheur
dans ces rencontres-là. Proust
ne parle pas de hasard, mais de ­
«mémoire involontaire». Celle-ci
est liée à une sensation, survenant
à l’improviste, rapproche un
­moment du présent et un mo-
ment du passé. Proust souligne
qu’elle aurait aussi bien pu ne pas
surgir, ne pas avoir lieu. Il soutient
l’idée que nous possédons tous
nos souvenirs, mais que ceux-ci
ne nous sont pas présents.
Il faut un hasard objectif, une ren-
contre opportune, pour que le
passé soit réveillé. Proust a notam-
ment trouvé cette idée dans les
Mémoires d’outre-tombe de Cha-
teaubriand, que je relis pour me
distraire dans le confinement, lec-
ture on ne peut plus appropriée
aux circonstances actuelles.
La mémoire individuelle et
le rapport à la mort sont donc
deux questions primordiales
pour chacun de nous en ce mo-
ment?
Oui, mais quand on parle de la
mort, on parle aussi de la vie. C’est
le moment de se demander si,
lorsque nous sortirons de cette
aventure, nous serons parvenus
à une autre conscience de la mort,
c’est-à-dire un autre sens de la
vie.•

Que dit-il des liens en-
tre les périodes d’isolement et
celles où il s’investit dans les
affaires du monde?
Il en parle peu, seulement pour
évoquer les conséquences de la
peste ou de la guerre civile, les at-
taques et embuscades que subit
son domaine. L’économie domes-
tique est pour lui un divertisse-
ment, un labeur. Mais on retrouve
chez lui l’idéal du loisir studieux
antique, selon lequel il est sain
de faire des allers et retours entre
la vie active et la vie contempla-
tive. C’est la condition d’une plus
grande lucidité dans l’action
­publique. La retraite de Montai-
gne n’est donc jamais une retraite
pour de bon, pour toujours. Si le
moment que nous vivons peut
nous servir de loisir forcé, au sens
de retraite méditative, il vaut donc
mieux qu’il ne soit pas absorbé
entièrement par les écrans. C’est
l’occasion de surveiller le temps
que nous passons à les consulter.
Même si cela n’empêche pas de re-
garder des films et séries en ligne!
Et qu’en est-il du rapport de
Proust au confinement?
Sa maladie l’a contraint à l’enfer-
mement pendant de longues
­années. Mais il a aussi eu une vie
sociale importante dans sa jeu-
nesse et, de façon plus intermit-
tente, à l’âge adulte. La retraite
des années d’écriture de la Re-
cherche va de 1908 à 1913, puis,
durant la guerre, les circonstan-
ces sont différentes.
Je conseille à celles et ceux qui
sont aujourd’hui confinés, seuls,
en couple ou en famille, vingt-
quatre heures sur vingt-quatre
dans un espace réduit, et qui n’en
ont pas l’habitude, de lire ou re-
lire la Prisonnière. La pauvre Al-
bertine, à qui le narrateur impose
un confinement, veut s’échapper
et n’est ­jamais totalement contrô-
lée. Le roman montre qu’on ne
possède jamais complètement
l’autre. Même quand elle est chez
lui, ­enfermée, Albertine n’est ja-
mais la propriété du narrateur.
Proust semble faire preuve
d’une capacité de distanciation
face à la gravité de la Grande
Guerre.
Dans le Temps retrouvé, il écrit en
effet à propos du «changement
profond opéré par la guerre» que
«ceux qui se sont fait une vie inté-
rieure ambiante ont peu égard à
l’importance des événements».
Mettant ici en garde contre la
­tentation de s’absorber tout à fait
dans les chaînes d’information, il
signale la possibilité de conserver
une certaine distance, peut-être
même de la hauteur, par rapport
à ce que l’on est en train de vivre.
Ceux qui seront en mesure, par
leurs lectures, ou leur réflexion
sur les images qu’ils regarderont,


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