Libération - 03.04.2020

(Ann) #1

Libération Vendredi 3 Avril 2020 u 21


Qui es-tu Nicole Belloubet,


pour t’asseoir à ce point


sur les libertés publiques?


Pour cause de Covid-19, une ordonnance
du ministère de la Justice prolonge
les délais maximums de détention
provisoire de trois à six mois selon
la gravité des infractions, au mépris
des libertés fondamentales.

A


ujourd’hui, nous sommes
partis à deux avocats, mari
et femme, avec en poche
nos attestations et nos convoca-
tions pour assister deux de nos
­détenus convoqués devant le juge
des ­libertés et de la détention. Tout
allait bien, il faisait beau, les fa-
milles nous avaient donné des pro-
messes d’embauche et des attesta-
tions d’hébergement qui leur
faisaient espérer la liberté de leur
mari, leur fils. Nous, de notre côté,
chemin faisant, nous ferraillions
dans la voiture pour affûter nos ar-
guments respectifs. Nous sommes

entrés dans un tribunal vide... Puis
dans une salle d’audience vide... Et
dressés comme nous le sommes à
être au garde-à-vous selon le bon
vouloir des magistrats, nous avons
attendu... Et à un moment un de
nos portables a sonné et un greffier
nous a dit : «Euh, Maître, euh, on
descend pas, y’a pas de débat, vous
pouvez rentrer chez vous, z’avez vu
la circulaire, toutes les détentions
sont prolongées “au-to-ma-ti-que-
ment”.»
En matière pénale, la loi et rien
que la loi (pas une circulaire d’in-
terprétation d’une ministre, une
bafouille de la directrice des grâces
à l’adresse des magistrats ou une
décision de ma concierge) fixe les
peines encourues pour les crimes
et les délits. De même, la loi et rien
que la loi, fixe les délais maxi-
mums de détention provisoire. En
outre, tous les quatre mois en ma-

tière correctionnelle, tous les ans
en matière criminelle, un détenu a
le droit de voir son juge qui déci-
dera si, oui ou non, les conditions
sont réunies pour que soit mis fin à
sa détention provisoire.
Evidemment, avec le Covid, du fait
du ­ralentissement de la chaîne pé-
nale et des délais qui pètent, fau-
drait tout de même pas que les tau-
lards s’égaillent dans la nature.
Ainsi, l’ordonnance du 26 mars
dans son article 16, est venue pro-
longer les ­délais maximums de dé-
tention provisoire de trois à
six mois selon la gravité des
­infractions. Bon, nous, avocats, on
ne trouve pas ça cool : n’oublions
pas que nous sommes champions
d’Europe avec la Roumanie du taux
de détention provisoire ; un tiers
des détenus de nos prisons quand
même. Tout ça ne va pas nous aider
à faire baisser ces chiffres, mais
bon, on comprend, y’a l’Covid.
Les détentions provisoires, donc,
peuvent désormais durer plus
longtemps. Mais cela ne change
rien au fait que le juge des libertés
et de la détention, selon le rythme
prévu par la loi, puisse statuer lors
d’un débat contradictoire sur la
prolongation ou non du mandat de
dépôt. Voilà pourquoi nous, avo-
cats, nous sommes venus au tribu-
nal!
Mais non, Nicole Belloubet, dans
sa circulaire d’interprétation de
l’ordonnance suivie par sa séide
Catherine Pignon (directrice des
affaires criminelles et des grâces)
dans sa bafouille «personnelle et
confidentielle» à l’adresse des ma-
gistrats, a décidé péremptoirement

qu’en fait, «toutes» les détentions
provisoires étaient «de plein droit»
prolongées.
Comprenons bien : d’un claque-
ment de doigts, une circulaire
vient de prolonger le titre de dé-
tention de 21 000 détenus. Exit les
juges, exit les avocats, exit les au-
diences, exit tout! La ministre su-
cre le droit ­acquis de tout détenu
de voir sa situation réexaminée
lors d’un débat permettant à son
avocat de le sortir éventuellement
au terme de son mandat de dépôt
de l’enfer que seront dans quel-
ques jours les prisons. C’est ça la
réponse qu’a trouvé la chancellerie
à la crise du Covid-19 : garder le
plus de monde possible en déten-
tion. Cette circulaire viole une
quantité incroyable de ­libertés
fondamentales : le droit d’assurer
de manière effective sa défense de-
vant un juge, le droit d’assister à
son procès, la présomption d’inno-
cence, le droit à un procès équita-
ble pour ne parler que de ceux-là...
Dites-nous, Nicole, comment on va
pouvoir expliquer un truc pareil
aux familles : «Madame, pour une
bonne administration de la justice,
alors qu’il n’a plus le droit de canti-
ner, qu’il n’a plus le droit aux visi-
tes, on va garder votre mari, votre
fils... un peu plus longtemps en
prison sans qu’un juge le décide et
sans que je puisse plaider... Pour-
quoi? Ben, parce que c’est comme
ça maintenant»? Comment on va
pouvoir leur expliquer ça, hein? Et
dans quelques jours, on va effrayer
le bon peuple de France avec des
images de mutineries sur les toits
des maisons d’arrêt.•

Par
Hannelore
Cayre

DR

Avocate pénaliste
au barreau de Paris

Q


ui n’a pas passé une soirée,
un dîner, un bouclage, une
réunion avec lui, quand il
était en forme, ne sait pas vraiment
ce que c’est que rire. Rire non pas
une fois, rire non pas cinq minutes,
mais rire continûment pendant
deux heures, rire à gorge déployée,
rire à s’en décrocher la mâchoire,
rire à en avoir mal au ventre. Rire
non pas comme au spectacle ou
­devant un film, mais rire de tout et
de rien, des autres et de lui-même,
des choses de tous les jours ou des
tracas du métier, des importants et
des sous-chefs, bref, rire de la vie
pour n’avoir pas à en pleurer.
Cette fois on ne rira pas, sinon aux
­larmes : Pierre Bénichou est mort
dans son sommeil, ­erreur fatale,
lui qui avait pour habitude, juste-

ses grands numéros pour petits
­comités et en prolongeant les bou-
clages par des chevauchées noctur-
nes dans tout ce que Paris comptait
de restaurants à la mode, de bars
chics ou très louches, de tables de
poker ou de bistrots tard ouverts où
se retrouvaient les excellences du
milieu, qu’il tutoyait volontiers. Il
avait son fauteuil non pas à l’Acadé-
mie mais chez Castel, où un par-
terre composé des comiques les
plus célèbres de la scène parisienne

Pierre Bénichou, drôle de talent


Le journaliste et
chroniqueur, figure du
«Nouvel Observateur»
avant de déployer son
sens du rire et du bon
mot dans les «Grosses
Têtes», est mort dans
son sommeil à 82 ans.

ment, de ne pas dormir la nuit.
Comme tous les gens drôles, il avait
sa part de tragique, la peur de l’âge
et de la mort et, surtout, ses dons
­insignes qu’une passion des lon-
gues soirées et une exigence mala-
dive l’empêchaient de déployer à
leur mesure. Après des études de
lettres, il avait opté pour le journa-
lisme, où il pouvait le mieux exercer
son ironie, sa curiosité des autres et
son sens du bon mot et du mot
juste. Paris-Presse avec Claude
Lanzmann, Jours de France sous
l’autorité baroque de Marcel Das-
sault : il avait fait ses armes dans la
presse populaire, dont il maîtrisait
les codes efficaces. C’est pour cette
raison que Jean Daniel, autre pied-
noir littéraire, l’embaucha en 1968
au Nouvel Observateur comme
­corédacteur en chef, chargé de met-
tre du sel et du poivre dans la re-
cette du journalisme intello qui fe-
rait le succès de l’hebdo de la
nouvelle gauche.
Pierre écrivait peu, inhibé par son
perfectionnisme, mais corrigeait-il,
«je rédige ce qui est écrit en gros»,
­titreur hors pair et rewriter capable
de changer en or le plomb d’un
­papier mal ficelé, tout en déroulant

se gondolait des heures en se con-
tentant de l’écouter. Ami des
­familles Dayan et Mitterrand, il prê-
tait parfois sa plume aux campa-
gnes du leader de la gauche. Une
brochure par lui rédigée et intitulée
«Certains l’appellent François»
avait scandalisé les militants par sa
facture people mais touché l’élec-
teur populaire.
De ses embardées nocturnes, le tra-
vail se ressentait parfois. «Je suis
épuisé, disait-il, je n’ai pas dormi de
la journée.» Souvent Bernard Bayle,
chef d’édition à l’Obs, tonnait dans
les couloirs : «La copie est en re-
tard !» Il s’entendait répondre,
­levant les yeux au ciel : «Bénichou
récite du Aragon avec Lafaurie [l’au-
tre directeur adjoint, ndlr], il faut
attendre.» Plusieurs fois, des direc-
teurs pointilleux avaient songé à se
passer d’un responsable rédaction-
nel aussi foutraque. «Non, disait
Claude Perdriel, s’il n’est plus là, on
va s’ennuyer.»
Pierre n’aurait pas aimé cette nécro-
logie qui fait la part trop belle à ses
talents comiques, alors qu’il avait la
passion de l’actualité, de la poli­-
tique, de la littérature et des costu-
mes bien coupés. Ce sont eux, pour-

tant, qui lui apportèrent la célé-
brité, quand RTL le fit entrer dans
la bande des Grosses Têtes où il
exerça son savoir-faire d’amuseur
tout-terrain, jusque-là réservé à ses
amis, pour un vaste public popu-
laire. Il en tirait une fierté mélan-
gée, content d’être salué dans tous
les cafés où apparaissait sa longue
silhouette de Brummel gouailleur,
mais agacé de cette gloire d’audi-
mat, qui oubliait ses nécrologies de
l’Obs, toutes de brio et de délica-
tesse, dont il avait fait sa spécialité,
autant que sa connaissance intime
des poètes du siècle dont il célébrait
le culte par des récitations sans
faille.
Il compensait ses regrets par un
sens aigu de l’amitié, un goût im-
modéré des liens humains et une
chaleureuse attention aux autres,
qui le changeait de son égocen-
trisme plein d’humour. Le corona-
virus le prive d’un enterrement où
il aurait une dernière fois croisé tout
Paris. Dommage. Pierre disparu, on
rira encore, puisque tout passe et
tout survit. Mais ce sera avec une
pointe de mélancolie.
Laurent Joffrin
Directeur de «Libération»

Pierre Bénichou. Photo. afp
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