Libération - 03.04.2020

(Ann) #1

Libération Vendredi 3 Avril 2020 u 23


une suite de solos en cabine...» La-
menta n’a pas besoin d’intégrer le
Covid-19 pour être d’actualité. Le ti-
tre désigne les chants et les danses
qui aident à supporter la séparation
lors d’un exil ou un deuil. «Si on
peut répéter début mai, on y arri-
vera encore...» songe Rosalba Tor-
res Guerrero qui, après avoir passé
un an et demi avec Koen Augustij-
nen à recruter 14 coproducteurs, ne
se résoudra pas à «bâcler» la créa-
tion. Elle remarque : «Les danseurs

grecs ont refusé d’être payés pour
des répétitions qui n’ont pas lieu et
touchent 390 euros mensuels de
chômage. En Belgique, nos alloca-
tions s’élèvent à 1 200 euros chacun.
Si on a un logement, de quoi man-
ger, chacun prend conscience au-
jourd’hui combien il se nourrit de
culture, qu’elle passe par la télé, la
bande passante, les livres, la mu­-
sique. Et c’est elle que le néolibéra-
lisme attaque, tout en exigeant une
production toujours plus rapide.

On ne s’y résoudra pas.»
L’enthousiasmant Raoul Collectif
devait ­entrer en répétition le
24 mars, avec une ­échéance dans un
grand festival. Pour eux aussi, les
répétitions via les applications
Zoom ou Skype n’ont aucun sens.
L’un des membres, David Murgia,
qu’on surprend au téléphone, les
doigts pleins de ciment en train de
construire les conditions de son
confinement, à savoir son propre
logement, nous explique : «Notre
prochain spectacle parle des funé-
railles dont on ne connaît pas les
­rituels, dans un monde qui s’écroule
sans qu’on sache ce qu’il advient...
On va avoir du mal à ne pas penser
au Covid-19.» Comment vont-ils
faire? «On ne sait pas. Les salles ne
vont pas être fermées à jamais... Si
on ne joue pas cet été, la vie de
la compagnie est en danger car la
tournée tombera aussi.»

Aux calendes
grecques
Faut-il ou non payer les sessions
des spectacles annulés? Ou doi-
vent-ils tant que possible être re-
portés au risque de provoquer un
effet domino? les saisons et les
lieux n’étant pas extensibles, cela

supposerait que d’autres spectacles
soient remis aux calendes ­grecques.
Jacques Vincey, à la tête du Théâtre
Olympia – le ­Centre dramatique na-
tional, CDN, de Tours –, a publié
une tribune le 15 mars pour annon-
cer qu’il paierait les spectacles qu’il
ne pouvait reporter. Un engage-
ment collectif des CDN, mais d’au-
tant plus crucial à Tours que ce
­théâtre organise depuis cinq ans le
festival Wet – il aurait dû avoir lieu
fin mars –, dédié à de tout jeunes ar-
tistes dont certains ne bénéficient
pas de l’intermittence. Le rendez-
vous est reporté à la mi-octobre, et
tous les frais engagés par les com-
pagnies ont été honorés. Jean-Marc
Grangier, directeur de la Comédie
de Clermont, scène nationale, opte
de son côté pour le report en prio-
rité, le remboursement des frais
pour les petites compagnies, mais
s’oppose à tout systématisme :
«On ne peut pas traiter de la même
façon la Collection de Pinter, monté
par Ludovic Lagarde avec Mathieu
Amalric, Micha Lescot et Laurent
Poitrenaux, soit trois stars, et
Une femme sous influence proposé
par Maud Lefebvre, qui vient juste
d’être créé. Ce qui me dérange avec
le systématisme est qu’on traite de
la même manière des situations
très dispa­rates. Au risque de s’empê-
cher de chercher des solutions
pour maintenir les représentations.
Car l’important, pour une compa-
gnie, c’est quand même avant tout
de jouer !»
A Rennes, Emilie Audren, codirige
le CPPC, une structure polyvalente
qui produit et diffuse des specta-
cles, gère également une salle
­privée, une autre subventionnée, et
organise le fameux festival Mythos


  • qui vient d’être annulé. La jeune
    femme est bien placée pour éprou-
    ver les conséquences en cascade


des fermetures de théâtre. La struc-
ture vient de perdre 120 dates en
trois mois et 55 % de son activité an-
nuelle. Elle raisonne différemment
selon sa fonction ou casquette.
Le festival Mythos s’autofinance
à 80 % et il est très peu subven-
tionné. Emilie Audren a choisi de
payer les cachets des spectacles
prévus dans la salle subventionnée,
mais l’entreprise n’a pas les moyens
de régler ceux programmés à My-
thos : «Tant que c’est possible, on les
retrouvera l’année suivante.» Au
risque de retarder ou de supprimer
d’autres productions envisagées sur
la saison 2020-2021. Six des specta-
cles qui auraient dû être présentés
à Mythos le seront dans le «off»
d’Avignon, à la Manufacture, louée
pendant le festival par une associa-
tion dont elle est coresponsable.
Avec des questionnements. Y aller
ou pas? Est-ce utile d’infliger une
série de représentations éventuelle-
ment inabouties? «Si Avignon est
maintenu, il faut que tous les profes-
sionnels, artistes, directeurs de lieu,
programmateurs, public soient soli-
daires et y aillent.» Emilie Audren
a cependant calculé que, quoi qu’il
en était, et même en cas d’immense
succès, la structure perdrait à Avi-
gnon environ 50 000 euros en loca-
tion de salle et frais divers. «Si le fes-
tival n’a pas lieu, on récupère cette
somme, anticipe-t-elle. Mais dans
le même temps disparaîtra la possi-
bilité que nos spectacles soient ache-
tés et vivent en tournée.»

«Poussés
à la surproduction»
La jeune femme est certaine que la
crise engendrera une manière de tra-
vailler plus équilibrée : «On est tous
de plus en plus poussés à la surpro-
duction, à jeter ce qui ne marche pas
et à reproduire immédiatement.» En
contre-exemple, elle se souvient du
collectif Bajour, dont le spectacle Un
homme qui fume c’est plus sain
n’était pas sans fragilité quand il a
été créé il y a trois ans. «On a pris le
temps de comprendre ce qui n’allait
pas, de le peaufiner, et on a pu le re-
présenter sur vingt dates l’année der-
nière à la Manufacture. Ce qui lui a
permis d’avoir une seconde vie. Les
longues séries de représentations,
c’est la force d’Avignon !»
Que les spectacles soient accom­-
pagnés de manière plus vertueuse
serait un effet pour le moins inat-
tendu de la vente d’animaux sau­-
vages sur un marché en Chine. Mais
les producteurs auront-ils le choix?
Les reports et les pertes financières
vont inéluctablement rendre beau-
coup plus ardu l’aboutissement des
projets et les raréfier. Et, à terme,
mettre en péril bon nombre de
compagnies.•

«Notre prochain
spectacle parle des

funérailles dont


on ne connaît pas


les rituels, dans


un monde qui
s’écroule sans

qu’on sache ce


qu’il advient...


On va avoir du mal


à ne pas penser
au Covid-19.»
David Murgia
du Raoul Collectif

CULTURE/


papes commence obligatoirement deux mois avant le Festival d’Avignon. christian BELLAVIA. Divergence


A Avignon, en 2019. Photo Arnold Jerocki. Divergence
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