Libération - 03.04.2020

(Ann) #1

6 u Libération Vendredi 3 Avril 2020


S


ami s’excuse d’être amusé par cette pe-
tite musique qui monte : le banlieusard
moyen ne comprendrait pas le sens du
confinement, ce qui en fait le complice d’une
pandémie mortelle. «C’est la plus lourde accu-
sation de l’histoire des quartiers.» L’homme,
la trentaine bien entamée, vit au deuxième
étage d’une cité HLM de Seine-Saint-Denis,
département où un docteur a publiquement
réclamé l’intervention de l’armée (1). Et où le
coronavirus a médicalisé le squat. Des jeunes
qui sortent l’après-midi, le soir et la nuit, por-
tent des masques et se tartinent les mains de
gel – quand ils n’enfilent pas de gants.

Fantasme de l’anarchie
Sami oscille entre les pensées radicales. Il ac-
cuse les siens : «La police du 93 est tendre et
nos politiciens aussi. Cette maladie devrait
être une occasion de nettoyer les halls définiti-
vement. Au lieu de ça, on laisse faire, on trouve
des excuses, on affaiblit l’autorité des parents,
on donne raison aux jeunes cons qui se trim-
ballent avec une chicha en ce moment...» Il ac-
cuse les autres : «Mais si on parle franche-
ment, allons-y. Le jour des comptes, les riches
qui ont fui auront fait combien de dégâts? T’as
vu quand ils étaient tous les uns sur les autres
dans les gares? Ils font des barbecues à la cam-
pagne, ils vont à la plage. Ils ont contaminé
combien de gens, eux ?»
Le 93 reste la valeur sûre quand le procès
de la banlieue s’ouvre – comme pour chaque

Un commerçant de Saint-Denis : «Les méde-
cins ont passé des jours à nous dire : “Si vous
êtes jeunes, vous ne risquez rien.” Forcément,
ça va avoir des conséquences dans les cités où
tu as des gamins partout, qui n’entendent que
ce qu’ils veulent et des gens qui ne savent ni
lire, ni écrire, maîtriser la langue et qui dépen-
dent de ces mêmes gamins. Les ministres (sic)
auraient dû insister dès le début sur le point
principal : même si tu vas bien, tu as peut-être
le mal en toi, que tu peux le passer aux autres.
Chez nous, si tu ne souffres pas, c’est que tout
va bien. C’est notre culture.»
Kamel Belkebla, conseiller principal d’éduca-
tion à Bobigny : «Les élèves qui viennent me
voir à ma permanence au lycée sont au fait de
la situation. Ils respectent les distances de sé-
curité. Portent des masques pour certains. Une
corde sensible a été touchée dans les quartiers.
Avec l’évolution de l’épidémie, les jeunes ont
compris : ils peuvent contaminer leurs pa-
rents, leurs sœurs, leurs frères. Ça les pousse
à s’autoréguler, à faire beaucoup plus atten-
tion. On trouvera toujours des déviants par-
tout. Mais dans la globalité, je vois des rues vi-
dées. La question qui se pose est “combien de
temps ça va tenir ?” Mais ça vaut pour tout le
monde, partout, non ?»

Effet de miroir
Des vidéos mises en ligne racontent une his-
toire parallèle du 93. Des jeunes (mais pas
que) identifient les personnes vulnérables
de leur quartier et leur viennent en aide
pour courses et démarches. Le Covid-19 a re-
poussé plus loin encore une frange invisible
déjà confinée : aînés, malades, handicapés
isolés (ou les trois à la fois) en grande préca-
rité économique et psychologique. Et puis le
93 n’est pas homogène : d’une commune à
l’autre, d’un secteur à l’autre, les bailleurs,
les services municipaux, la police et les asso-
ciations ne se déploient pas de la même
­façon, ce qui produit des effets différents sur
la population.
Un militant politique local dit que l’épidémie
n’est rien d’autre qu’un miroir : «Des cités, où
tout marche à l’envers, ne restent debout que
grâce à la solidarité des habitants. Quand ça
devient critique, on se bouge pour se sauver en-
tre nous. C’est ça, la Seine-Saint-Denis. Pour
des médias, ça paraît beau, pour nous, c’est
normal. C’est dans l’ADN. Quand les trous de-
viennent trop importants, on les bouche par
nous-mêmes.» Un autre enjoint à se méfier des
évidences : «Dans une banlieue, tous ceux qui
ne respectent pas les mesures ne sont pas des
jeunes issus des quartiers. Sans être dans le
déni, on a des groupes qui sont plus âgés. Qui
vont squatter à côté des laveries, des magasins
fermés, des tabacs ouverts. Et qui ne parlent
même pas la langue.»
La nuit, la Seine-Saint-Denis s’éteint plus
vite. A Aubervilliers, la mairie communiste
a tenté de mettre en place un couvre-feu, que
le préfet a refusé. Les autorités préfèrent agir
par petites touches. Les commerces ferment
plus tôt, ceux qui veillent tard favorisant les
regroupements et les sorties inutiles. Samedi,
vers 21 heures, une voiture de police s’est
­arrêtée devant une supérette de Saint-Denis,
laquelle pousse d’ordinaire jusqu’à 23 heures.
Les rayons sont étroits, les cartons obstruent
le chemin jusqu’aux caisses – comment se
plier aux distances de sécurité? Un brigadier
a averti un employé que l’heure tournait.
La brigade est repartie à toute berzingue.
Les pneus ont crissé et le caissier a pressé
deux types qui hésitaient entre deux gammes
de pommes de terre surgelées. Il a tapoté sa
montre : «Corona, Corona...»
Ramsès Kefi

(1) Stéphane Gaudry, médecin en réanimation à l’hô-
pital Avicenne (Bobigny) et à Jean-Verdier (Bondy),
dans une interview à Actu Seine-Saint-Denis.

crise nationale. Ce territoire a une image bé-
tonnée jusqu’à l’os : d’aucuns en parlent
comme s’il était un HLM géant s’étalant sur
200 km² et des poussières. En théorie, la
­Seine-Saint-Denis, collée à Paris, représente
tout ce qu’une contagion adore. Petite, dense
et pauvre. Les statistiques sont cruelles et les
faits encore plus têtus que les responsabilités
individuelles. Des lits en réanimation man-
quent, des tours surpeuplées étouffent,
des ménages vivotent ric-rac et une partie
de la classe ouvrière, louée pour son courage,
habite ici.
Femmes de ménage, livreurs, éboueurs, cais-
siers : le 93, et la banlieue plus globalement,
sont de plus en plus raillés par des politiques
et des éditorialistes qui l’applaudissent donc
sans le savoir. A Saint-Denis, Aicha Issadou-
nène, 52 ans, est décédée du Covid-19 : elle
était employée et syndicaliste dans le plus
grand Carrefour de la ville.
Il y a quelques jours, le Canard Enchaîné a al-
lumé une mèche. Celui-ci rapportait que le
ministère de l’Intérieur aurait décrété que la

mise en application de la quarantaine dans
les banlieues n’était pas une priorité. Mer-
credi, la préfecture a communiqué : le confi-
nement en Seine-Saint-Denis fonctionne. Ce
qui n’exclut pas les exceptions, mais coupe
court au fantasme de l’anarchie scénarisée
sur les réseaux sociaux. La raison convoque
la prudence : la situation sur le terrain peut
être différente d’un jour à l’autre – le Covid
dérègle tout.
La pandémie, et ses centaines de victimes par
jour, a fait gamberger les moins casaniers des
cités. La rue colporte de plus en plus un mes-
sage limpide : la mort, quand elle approche,
effraie tout le monde, que l’on soit dans sa ré-
sidence secondaire en Vendée ou dans son
T3 du ghetto – le deal est désormais la seule
raison de s’éterniser à l’extérieur du chez-soi.
L’Ile-de-France est dans l’étau : tout le monde
ou presque a eu vent d’un proche, ou d’un
proche de proche, ayant été contaminé, voire
pire.
Oussouf Siby, cadre de la gauche à Aulnay-
sous-Bois : «Oui, il y a des jeunes qui conti-
nuent à rester dehors. Mais ils ne sont pas
hors du temps et ils sont de plus en plus mino-
ritaires. Parfois, ils me disent : “On sait que ce
n’est pas bien, mais on reste à un mètre de
­distance, on a notre attestation.” De notre
côté, on insiste, on sensibilise, on convainc.
Mais il y a des réalités dans les quartiers po-
pulaires que cette période aggrave. Dont le
surpeuplement des logements. Car ici, et
­contrairement à d’autres, on ne peut pas fuir.»
Et : «Le traitement est toujours bancal. En
banlieue, je n’avais pas vu de gens allongés
dans des parcs alors qu’on mettait en garde la
population sur la contagion. Aujourd’hui
­encore, des familles aisées reçoivent des pro-
fesseurs à domicile, ce qui contrevient aux me-
sures sanitaires.»

«En banlieue, je n’ai pas vu


de gens dans les parcs...»


En Seine-Saint-Denis, malgré
les idées reçues, le confinement
fonctionne. A travers cette crise,
ressurgissent les difficultés des
quartiers populaires, mais aussi
l’entraide parmi les habitants.

Dans le centre-ville de Saint-Denis, jeudi. Photo Stéphane Lagoutte. MYOP

Événement Santé


«Il y a des réalités dans
les quartiers populaires

que cette période


aggrave. Dont le


surpeuplement des


logements. Car ici, et
­contrairement à d’autres,

on ne peut pas fuir.
Oussouf Siby cadre de la gauche
à Aulnay-sous-Bois
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