Les Echos - 03.04.2020

(Chris Devlin) #1

LE
COMMENTAIRE


de Pierre Cahuc


Pourquoi la récession sauve des vies


D


ans un article publié il y a
vingt ans, Christopher
Ruhm, professeur à l’uni-
versité de Virginie, posait la ques-
tion suivante : les récessions sont-
elles bonnes pour votre santé?
Pour y répondre, Christopher
Ruhm a mobilisé d’importantes
sources d’information sur les suici-
des, les homicides, les accidents de
la circulation, les accidents du tra-
vail, la prévalence de maladies con-
tagieuses, les décès liés à des acci-
dents cardiovasculaires... L’examen
des corrélations entre ces variables
et l’intensité de l’activité économi-
que montre que de nombreuses
causes de mortalité sont pro-cycli-
ques et que le taux global de morta-
lité est plus faible pendant les réces-
sions : aux Etats-Unis, une
augmentation de 1 % du taux de
chômage est associée à une diminu-
tion du taux de mortalité de 0,5 à

0,6 %, soit 11.000 décès par an. Ce
constat peut sembler étonnant, car
les récessions sont avant tout carac-
térisées par une diminution des
revenus et des pertes d’emplois,
dont les effets délétères sur la santé
sont bien connus.
De fait, les suicides sont plus fré-
quents pendant les récessions.
Mais cette hausse des suicides est
contrecarrée par une diminution
des accidents de la circulation, du
travail et du stress lié à un travail
trop intense. La réduction des
déplacements et des contacts inter-
personnels pendant les récessions
se traduit aussi par une diminution
des maladies contagieuses qui atté-
nue significativement la mortalité.
Ce constat, qui concerne les
Etats-Unis, a été confirmé par de
nombreuses recherches portant
sur d’autres pays. Ainsi, dans une
fascinante étude sur la France,

le c haos qu’elles p euvent engendrer,
les grèves dans les transports
publics réduisent la propagation de
maladies infectieuses p our les a dul-
tes et l es personnes âgées. La ferme-
ture des écoles pendant les vacan-
ces scolaires diminue la
propagation de la plupart des mala-
dies pour l’ensemble de la popula-
tion. En revanche, les régions qui
bénéficient de l’ouverture d’une
ligne ferroviaire à grande vitesse
voient leur proportion de person-
nes infectées augmenter.
Ces faits nous rappellent que
nous sommes constamment con-
frontés à un arbitrage entre p roduc-
tion et mortalité. La pandémie
actuelle l’illustre cruellement. Face
à ce fléau, la plupart des pays, mal
préparés, ont pour seul choix le
confinement de leur population au
prix d’une chute vertigineuse du
PIB. Certains en déduisent que la

globalisation et la croissance sont
les principaux coupables. Ils
oublient que la croissance du PIB,
boostée par la globalisation, est
associée à un accroissement consi-
dérable de l’espérance de vie dans
l’ensemble des pays du globe.
Certes, la mortalité diminue pen-
dant les récessions. Mais les pério-
des de forte croissance se tradui-
sent par une moindre mortalité
future. Ainsi, aujourd’hui, les pays
les plus riches sont les mieux à
même de lutter contre la pandémie.
Plutôt que les conduire à se replier
sur eux-mêmes et à prôner la
décroissance, les difficultés qu’ils
rencontrent devraient les amener à
accroître leurs efforts et à coopérer
pour limiter les dégâts collatéraux
de la croissance.

Pierre Cahuc est professeur
d’économie à Sciences Po.

Jérôme Adda, professeur à l’univer-
sité Bocconi de Milan, a étudié
l’impact des vacances scolaires, de
la création de lignes ferroviaires à
grande vitesse, des grèves dans les

transports publics et du cycle éco-
nomique sur la propagation de
maladies infectieuses. Bonne nou-
velle pour notre cher pays : malgré

Moins d’activité,
c’est moins
d’accidents, moins
de mouvement,
c’est moins
de contaminations
infectieuses
par le brassage
des populations.

Yann Verdo
@verdoyann


La vérité des chiffres est brutale,
surtout pour ceux que le coronavi-
rus aura privés d’un proche, mais
elle n’en est pas moins « vraie » : si
horrible que cela soit à dire, la crise
provoquée par la pandémie de
Covid-19 aura, in fine, un impact
sanitaire global positif – et même
très largement positif. Au nombre
total de vies humaines emportées
par l’agent pathogène (début avril, le
compteur en était à plus de
45.000 décès à l’échelle mondiale) il
conviendra, en effet, d’ajouter, ou
plutôt de retrancher, le nombre
bien plus grand de celles que la
baisse de la pollution résultant des
mesures d’arrêt de l’activité écono-
mique et de restriction des trans-
ports aura permis d’épargner. La
Chine, qui est en train de sortir de
l’épidémie, déplore un peu plus de
3.300 décès ; l’Organisation mon-
diale de la santé estime que la pollu-


tion de l’air cause chaque année
dans ce pays 1,1 million de morts,
l’estimation de l’Agence euro-
péenne pour l’environnement étant
plutôt de 2,8 millions. Même dis-
proportion en France : 4.000 décès
à l’hôpital liés au coronavirus,
48.000 morts par an dus à la pollu-
tion de l’air, selon l’OMS, et 67.000,
selon l’Agence européenne pour
l’environnement.
Les relevés au sol et les données
satellitaires le montrent : au-dessus
des pays industrialisés frappés de
plein fouet par la pandémie, ces
deux tueurs de masse que sont les
particules fines et le dioxyde d’azote
(NO 2 ) ont sensiblement baissé sous
l’effet de la mise sous cloche de l’acti-
vité ; les niveaux relevés au mois de
février au-dessus de la Chine étaient
en recul de, respectivement, 20 à
30 % pour les premières et 10 à 30 %
pour le second par rapport à
février 2019. Ces deux polluants, qui
font chaque année mourir préma-
turément des millions de personnes
dans l’indifférence générale, n’ont
pas été les seuls à diminuer. Les gaz
à effet de serre – dont les émissions
mondiales, avant la crise, conti-
nuaient de progresser au rythme de
1 % par an, au mépris de l’Accord de
Paris de 2016 – ont eux aussi baissé.
Toujours en février dernier, la Chine
a vu ses émissions de dioxyde de
carbone (CO 2 ) être inférieures d’un
quart à ce qu’elles étaient un an plus
tôt, soit un allégement de 150 à
200 millions de tonnes, l’équivalent
de la moitié des émissions annuel-
les de la Grande-Bretagne.
Si les polluants comme les parti-
cules fines et le dioxyde d’azote ont
des conséquences sanitaires immé-
diates, celles du changement clima-
tique, différées dans le temps, ne se
révéleront pas moins lourdes en
vies humaines. Les effets directs et
indirects d’un changement climati-
que désormais devenu inéluctable
sont tellement nombreux qu’il est
impossible de tout prendre en
compte. Familles subsahariennes
dépendantes d’une agriculture de

subsistance devenue impossible
dans le nouveau climat, mégapoles
construites dans des zones côtières
ou deltaïques submergées par la
montée des eaux, modification de
l’aire géographique de maladies
infectieuses véhiculées par les
moustiques (malaria, dengue,
chikungunya...) ou les tiques (mala-
die de Lyme)... La liste est longue,
hétéroclite – et effrayante.
Les baisses observées des
concentrations de particules fines,
de NO 2 et de CO 2 constituent-elles,
dans ces conditions, une bonne
nouvelle? Il serait bien léger de
répondre par l’affirmative. Ensei-
gnant-chercheur en géopolitique
du climat à l’université de Liège et à
Sciences Po Paris et membre du

GIEC, François Gemenne ne cache
pas ses craintes que la fin du confi-
nement soit suivie d’« une reprise
de la consommation sur un mode
effréné », engendrant une « pollu-
tion de rétention » qui viendra plus
que balayer les moindres niveaux
actuels, comme cela a déjà été
observé après la crise financière de


  1. Et ce, d’autant plus que les
    mêmes Etats qui ont su réagir avec
    force contre Covid-19 semblent très
    pressés de retomber dans leurs
    mauvaises habitudes : le Canada a
    annoncé un plan de relance de
    15 milliards de dollars de son
    industrie pétrolière et gazière ;
    quant à la République tchèque et à
    la Pologne, elles en ont tout simple-
    ment appelé à profiter de l’occasion


pour tirer un trait sur le « Green
New Deal européen ». Autant de
signes nous montrant que, si chan-
gement il y a dans le climat, il se fait
toujours attendre dans l’esprit de
beaucoup de dirigeants économi-
ques ou politiques...
« Je crains fort que l’outil de plani-
fication massive dont les Etats se
doteront avec leurs plans de relance
ne serve davantage à sauver l’exis-
tant, c’est-à-dire les énergies fossiles et
les industries carbonées, qu’à inven-
ter du nouveau. Au lieu de laisser les
vieilles industries s’éteindre douce-
ment du fait du bas prix du baril, on
fera tout pour les sauver », regrette
François Gemenne.
Entre la pandémie de coronavi-
rus et le changement climatique, il

existe des différences profondes
qui font que l’une ne doit pas être
vue comme un avant-goût de ce
que nous réserve l’autre : le second
frappera plus durement les pays
pauvres, tandis que la première
sévit majoritairement dans les
pays riches ; en outre et surtout,
contrairement à la pandémie, le
changement climatique n’est pas
une crise ponctuelle mais bien un
processus irréversible appelant
des mesures structurelles et non
conjoncturelles. Mais il n’en
demeure pas moins que la situa-
tion née de la pandémie, dans son
étrangeté même, devrait nous
amener à nous questionner sur
quelle planète et quelle vie nous
voulons laisser à nos enfants.n

L’ANALYSE


DE LA RÉDACTION


La baisse de la pollu-


tion consécutive aux


mesures prises pour


endiguer l’épidémie


épargnera plus de


vies que le coronavi-


rus n’en coûtera.


Cela en dit long


sur les fragilités et


les impasses d’un


développement fondé


sur le tout-carbone.


Hervé Pinel pour « Les Echos

»

D
Les points à retenir


  • Les relevés montrent qu’au-
    dessus des pays industrialisés
    frappés par la pandémie, les
    particules fines et le dioxyde
    d’azote (NO 2 ) notamment

    • deux polluants, qui tuent
      chaque année des millions
      de personnes – ont baissé de
      manière spectaculaire.



  • De fait, l’impact de la crise
    que nous traversons sera
    globalement positif en termes
    de gains d’espérance de vie
    à long terme.

  • Les Etats en profiteront-ils
    pour changer nos modes de
    production? Ou s’appliqueront-
    ils à sauver l’existant plutôt que
    d’inventer des alternatives
    aux industries carbonées?

  • Si les conséquences sanitaires
    de la baisse ponctuelle
    de la pollution sont immédiates,
    la listes de celles du
    changement climatique,
    inéluctable, est longue,
    effrayante et son processus
    irréversible.


Pandémie, pollution, climat :


notre modèle de


développement à l’épreuve


10 // Vendredi 3 et samedi 4 avril 2020 Les Echos


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