Les Echos - 03.04.2020

(Chris Devlin) #1

12 // IDEES & DEBATS Vendredi 3 et samedi 4 avril 2020 Les Echos


opinions


LE POINT
DE VUE


d’Olivier Gossner
et Christian Gollier


Pas de sortie


du confinement


sans dépistage de masse


L


ors de la pandémie de grippe
espagnole de 1918-1919 q ui aurait
tué entre 50 et 100 millions de
personnes dans l e monde, les
deuxième et troisième vagues de l’épi-
démie ont été beaucoup plus létales que
la première. Ce constat doit nous met-
tre en garde sur la durée du confine-
ment que nous vivons actuellement. Ce
confinement de masse est évidemment
indispensable pour étaler la courbe de
l’épidémie et réduire la pression sur
notre capacité très limitée de respira-
teurs. Mais le coût social, économique
et financier de cette stratégie est extra-
ordinairement élevé. Alors que le gou-
vernement annonce la prolongation de
ce confinement jusqu’au moins la mi-
avril, les modèles de dynamique épidé-
miologique suggèrent des durées de
sévère distanciation sociale beaucoup
plus longues pour contenir le risque de
deuxième vague de contagion.
L’impact sur le pouvoir d’achat des
ménages et sur la viabilité des entrepri-
ses deviendrait alors très vite insuppor-
table. Il est donc indispensable de réflé-
chir dès maintenant à une stratégie de
déconfinement.
La mise en quarantaine d’une per-
sonne a un coût économique qui corres-
pond à la valeur de son travail. En pre-
mière approximation, mesurons cela
par le PIB par habitant, qui est égal à
3.000 euros par mois. Telle est la valeur
économique du déconfinement d’une
personne sur un mois.
Aussi incroyable qu’il n’y paraisse,
nous ne savons même pas quel est le
taux d e prévalence du coronavirus dans
la population française. Il est donc
indispensable de lancer dans les plus
brefs délais le dépistage du virus dans
un échantillon représentatif, c’e st-à-
dire tiré au sort, de la population de


gies d e tests groupés pour gérer des p ro-
blématiques de dépistage de masse. Le
principe en est simple : il s’agit d’utiliser
chaque test disponible pour détecter la
présence du virus dans un groupe de n
échantillons individuels. Si aucun indi-
vidu n’est infecté, le test sera négatif et
les n individus pourront donc être
simultanément remis au travail, et ceci
avec un seul test. On sait que la taille
optimale des groupes à tester est égale à
l’inverse du taux de prévalence dans la
population. Ainsi, si on sait que 2 % de la
population est infectée, il est optimal de
tester des groupes de 50 personnes,
avec une probabilité de libération de ces
50 personnes égale à 36 %. En moyenne,
chaque test permet de libérer 18 per-
sonnes! On pourrait mettre en œuvre
cette procédure de dépistage au sein de
groupes présentant une forte corréla-
tion d’infection, par exemple au sein
d’un même immeuble ou d’une même
entreprise, en mettant en place des tests
réguliers pour chaque groupe.
Nous avons la chance de vivre dans
un pays dans lequel les scientifiques
sont encore écoutés par les décideurs
publics, malgré leur perte de légitimité
auprès d’une proportion grandissante
de la population victime de la vague
complotiste. Nos propositions sont
connues depuis des décennies par les
experts, en biologie, mathématiques,
statistiques et économie. Nos articles
scientifiques sur le sujet sont disponi-
bles sur nos pages personnelles. Nous
sommes heureux de les mettre au
service du débat public.

Olivier Gossner est directeur
de recherche CNRS et économiste
à l’Ecole polytechnique.
Christian Gollier est économiste
à la Toulouse School of Economics.

notre pays, comme vient de le décider
notre voisin allemand.
Notre c apacité d e dépistage, estimée à
84.000 tests par semaine, est extraordi-
nairement limitée. Elle constitue pour-
tant la clé de toute stratégie de déconfi-
nement. Si on pense que 2 % de la
population est contagieuse, le dépistage
massif de la population permettrait de
remettre 98 % de la population au tra-
vail. Le coût économique de la pandé-
mie serait essentiellement oblitéré.
Alors que le coût d’un test de covid-19 ne
dépasse pas 50 euros, son bénéfice
espéré est égal à 98 % de 3.000 euros s’il
permet de remettre au travail la per-
sonne testée négative avec un mois
d’anticipation. Nous appelons, avec
beaucoup de nos collègues économistes

en France et à l’étranger, à un investisse-
ment de guerre dans cette capacité,
complémentairement à un effort massif
dans la fabrication de respirateurs.
Il faut être réaliste pour reconnaître
qu’il f audra des mois p our atteindre une
capacité de dépistage au niveau des
enjeux de sortie du confinement. C’est
pourquoi nous proposons une stratégie
de court terme pour accélérer cette sor-
tie sans attendre cette montée en puis-
sance de notre capacité. Les biologistes
utilisent depuis longtemps des straté-

Notre capacité
de dépistage, estimée
à 84.000 tests par
semaine, est limitée.

Elle constitue pourtant
la clé de toute stratégie
de déconfinement.

LE POINT
DE VUE


d’Arnaud Dupui-Castérès
et Philippe Manière


Une crise


« comme les autres »


L


a brutalité, l’ubiquité, et les
immenses conséquences sur nos
vies de la crise du Covid-19 en font
un événement incomparable. Pourtant,
du point de vue du professionnel, elle est
une crise qui doit être abordée « comme
les autres », conformément aux règles de
l’art, qui sont à peu près immuables. Cela
emporte, à notre sens, trois obligations
pour le manager comme pour le déci-
deur public.
La première est de bien comprendre
pourquoi tout a changé. Peu d’observa-
teurs s’en avisent, et pourtant, comme ce
fut le cas dans pratiquement toutes les
crises que nous avons connues depuis
vingt ans, c’est bien moins la crise elle-
même qui est perturbatrice que la ges-
tion de la crise. Si l’économie mondiale
est aujourd’hui à l’arrêt ou presque, si
nous avons basculé dans une vie com-
plètement différente, ce n’est ainsi pas
directement à cause du Covid-19, mais à
cause des mesures qui ont été prises
pour l’enrayer. Entendons-nous bien :
nous ne disons pas que ces mesures ne
devaient pas être prises – elles étaient
inévitables et nécessaires. Mais c’est un
fait que le nombre des victimes (environ
0,005 % de la population mondiale
infectée et moins de 0,00025 % tuée) ne
pourrait à lui seul stopper des industries
entières ni bloquer la quasi-totalité du
commerce mondial. Ce n’est pas la crise
sanitaire qui a appuyé sur le bouton
« off ». C’est n ous qui avons appuyé sur ce
bouton pour enrayer la crise sanitaire.
La deuxième obligation est d’en tirer
les bonnes conclusions opérationnelles
pour la période de crise. La bonne nou-
velle qui découle du constat précédent,


c’est que la fin de nos tracas, en tout cas le
début de leur fin, surviendra lorsque
nous le voudrons : il suffira... de pousser
le bouton « on ». Une partie de la produc-
tion perdue le sera à jamais – vols ou
nuits d’hôtel annulés, etc. – et le redémar-
rage sera compliqué par les perturba-
tions dans la chaîne de valeur. Mais c’est
un fait que la production, pour l’essentiel,
redémarrera quand les pouvoirs publics
oseront donner le « go », et que nos capa-
cités de production ne seront que margi-
nalement entamées. C’est toute la diffé-
rence avec, par exemple, une guerre,
dont on ne sait pas quand elle s’arrêtera
et qui occasionne des dommages gigan-
tesques. De ce point de vue, et fort heu-
reusement, non, Monsieur le Président,
« nous ne sommes pas en guerre »!
Le décideur public comme le mana-
ger doivent dès lors avoir, durant la crise,
un objectif quasiment obsessionnel :
préserver au maximum ces capacités de
production pour que l e redémarrage s oit
aussi rapide et fort que possible le
moment venu. Cela passe par les mesu-
res financières impulsées par l’Etat
(report d’échéances, facilités bancaires,
chômage partiel indemnisé...) mais
aussi par des mesures de mises en œuvre
par les employeurs. Aujourd’hui, mani-
fester toute l’attention possible à ses sala-
riés, qu’ils soient ou non en situation de
produire, veiller à leur santé et à leur con-
fort, s’ils travaillent, et à leur équilibre,
s’ils en sont empêchés, est à la fois un
devoir moral, et un investissement.
Enfin, la troisième obligation est de
travailler dès maintenant sur l’« après-
crise ». Parce qu’elle nous fait violem-
ment entrer dans une sorte d’univers

« alternatif », la crise est aliénante : on
peine à se projeter dans l’« après ». Pour-
tant, notre expérience est qu’on constate
presque toujours, ex-post, qu’on s’était
exagéré sa durée. Il n’est donc jamais
trop tôt pour penser à la suite, ce qui sup-
pose qu’on se force à bien dissocier la
gestion opérationnelle de l’urgence et la
planification du retour à la normale.

Cela veut dire évaluer les forces et les fai-
blesses de son organisation telles qu’elles
sont apparues à l’o ccasion de la crise (en
particulier, les vulnérabilités de sa répu-
tation), afin de capitaliser sur les unes et
de corriger les autres, améliorer la qua-
lité de ses process, réévaluer la solidité de
ses partenaires à la lumière de leur capa-
cité à encaisser la crise. Agir en leader
face à la crise, c’est certes tout faire pour
revenir à la normale et être prêt au redé-
marrage. Mais c’est aussi s’enrichir de
l’expérience de la crise pour préparer
celle d’après. Ce n’est pas oublier le plus
rapidement possible...

Arnaud Dupui-Castérès
est directeur général et
Philippe Manière est président
de Vae Solis Communications.

Le décideur public et le
manager doivent avoir,
comme objectif de
préserver les capacités
de production pour un
redémarrage rapide et
fort le moment venu.

tion de l’écart des taux d’émission des
emprunts d’Etat des pays membres ; ensuite
parce que les gouvernements sont très actifs
pour soutenir leurs propres entreprises ; et
enfin parce que la Banque européenne
d'investissement et d’autres instruments
européens vont entrer dans la danse.
C’est donc l’occasion de changer de para-
digme et de penser à une tout autre solution,
qui ne serait pas simplement financière
mais aussi politique, au sens le plus noble.
Une solution qui permettrait à la fois de ren-
forcer la solidarité entre tous les pays mem-
bres, de faire redémarrer l’économie, et de
régler les problèmes de souveraineté.
Pour y parvenir, l’Union devrait se doter
de moyens pour regagner son autonomie
dans les secteurs clés du monde de demain,
ceux que je nomme les « industries de la
vie » : la santé, l’alimentation, l’hygiène, l’eau,
le logement, le digital, l’é nergie, l’éducation,
la recherche, la distribution, la protection de
l’environnement, la sécurité, l’information,
et quelques autres. On ne peut pas continuer
à dépendre de fournisseurs non européens
dans ces secteurs essentiels ; et il faudra
accepter de payer plus cher ces produits et
ses services, comme prix de notre autono-
mie. Cela créera des emplois, pour compen-
ser ceux perdus par ailleurs, et de nouvelles
sources d’investissements rentables.

Pour amorcer cette politique, qui ne peut
être que commune, une solution serait que
l’Union européenne émette un emprunt
massif, (d’un montant initial de 200 mil-
liards d’euros, par exemple). Non pas un
« coronabond », qui visait à financer
l’ensemble de l’économie ; mais un « life-
bond », (un « eurobond de la vie », qu’on
pourrait aussi nommer « sovereign bond »),
qui ne financerait que les industries de la vie
(et la reconversion, vers ces secteurs,
d’industries moins essentielles), en vue
d’assurer l’autonomie de l’Union.
Ces ressources seraient gérées sur le
modèle d e ce qui est en train de se préparer, à
petite vitesse, pour l’Europe de la Défense.
Une institution ad hoc déciderait des règles
de répartition de ces financements entre les
différents pays et entreprises, sur la base
d’appel d’offres, aussi massif et rapide que
possible. Même les pays l es plus r éticents à l a
solidarité européenne y trouveraient un
intérêt égoïste.
Il est urgent de passer aux actes ; de sortir
de la sidération et de l’urgence ; de montrer
que, au bout du tunnel, il y a de la lumière. Et
d’avancer.n

L’ Europe doit émettre
un emprunt massif
pour financer les
industries de la vie.

Pas un « coronabond »,


mais un « lifebond »


N


ous sommes seulement au début de
cette crise, dans toutes ses dimen-
sions, en particulier économiques et
sociales. De très nombreux secteurs, tel le
tourisme, le transport ou le spectacle, ne
redémarreront que dans très longtemps ; de
très nombreux emplois seront détruits. A
l’inverse, d’autres secteurs sont insuffisam-
ment développés et leurs productions man-
quent cruellement. Il faut donc agir dès
maintenant pour donner une direction nou-
velle à l’économie, et s’arrimer à nouveau
moteurs de développement.
C’est vrai partout dans le monde, et en par-
ticulier en Europe, qui produit un grand
nombre de biens et de services dont on aura
moins besoin pendant longtemps, et qui, à
l’inverse, a perdu une part essentielle de sa
souveraineté dans des secteurs dont beau-
coup découvrent aujourd’hui qu’ils sont
clés ; parce que Bruxelles a fait passer le
mantra de la concurrence avant l’exigence
de l’autonomie.
L’Union européenne n’est pas encore à la
hauteur de ces nouveaux enjeux. Et c’est nor-
mal : la santé n’est pas une politique commu-
nautaire telles qu’elles ont été définies par les
Etats-membres ; et le budget de l’Union est
limité à 1 % du PIB. Et pourtant, avec des
moyens si faibles, et bien que pris par sur-
prise, les dirigeants actuels de l’Union, et en
particulier la Commission et la Banque cen-
trale, font des miracles. Les gouvernements
nationaux font aussi beaucoup, d’une façon
dispersée.
Aussi, les plus fédéralistes ont-ils ressorti,
à juste titre, une vieille idée, les eurobonds,
qui permettraient à l’Union européenne de
soutenir les pays membres ayant du mal à
obtenir des financements à bas taux.
Cette proposition a entraîné, une nouvelle
fois, une profonde division entre les pays du
Sud, (parmi lesquels la France s’est, cette fois,
à juste titre, rangée) et les autres, pas du tout
décidés à financer les membres moins pros-
pères. Parmi les plus véhéments, les Alle-
mands et les Hollandais ; soit pour ne pas
fournir des arguments à leur opposition
populiste ; soit parce que des partis populis-
tes sont déjà membres d e la coalition au pou-
voir. Ce débat est en fait dépassé. Et il faut
penser tout autrement les enjeux qui sont
devant nous.
D’abord, parce que la Banque centrale
européenne a maintenant les moyens, et
l’intention, de se porter garant de la réduc-

L'ACTUALITÉ
DES THINK TANKS

IDÉE Comment redémarrer, après l’épisode pandémique, sans avoir trop fait
de dégâts? Voici ce à quoi veut s’employer l’Institut Sapiens, à travers
une série d’études sectorielles, à venir, sur les meilleures conditions
possibles de la reprise. Dans ce premier « épisode » de recommandations,
il s’agit, stratégiquement, de permettre l’accélération et l’intensification
de ce que les pouvoirs publics ont annoncé ou pourraient envisager.
L’ambition? Sortir des semaines de confinement et de ralentissement
à la fois le plus vite et le moins mal possible.

INTÉRÊT Comme à son habitude, le think tank fait dans le dynamique et
le précis. Avec des propositions claires : un chômage payé à 100 % ;
report d’une année pour le paiement des trois mois de charges liées
à la période d’activité dégradée ; facilités aux entreprises pour leurs
factures ; aménagements, ensuite, du droit du travail et planification
d’une prime exceptionnelle. Au fond, une seule orientation : les entreprises
ne doivent pas, pendant la crise, perdre ni leurs ressources opérationnelles
ni leurs salariés. —Julien Damon

ww w.institutsapiens.fr

Préparer la reprise


LA CHRONIQUE
de Jacques Attali
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