Les Echos - 03.04.2020

(Chris Devlin) #1

Les Echos Vendredi 3 et samedi 4 avril 2020 IDEES & DEBATS// 13


focus


Déconfiner l’humanité dans l’espace


L


es presses de Harvard et les édi-
tions du CNRS publient de quoi
s’extraire, par la lecture, du confi-
nement. Deux ouvrages de vulgarisation
scientifique traitent de la colonisation
humaine d’autres planètes. Avec, selon
la formule consacrée, la tête dans les
étoiles mais aussi les pieds sérieusement
ancrés sur terre, ces pages captivantes
permettent de prendre de la hauteur.
Christopher Wanjek, journaliste
scientifique américain, e t Sylvain Chaty,
astrophysicien français, invitent au
voyage dans l’univers. Wanjek débute
l’expédition par notre planète et cer-
tains de ses espaces o ù l’homme vit c on-
finé en environnement hostile :
l’Antarctique et les sous-marins
nucléaires. Il nous emmène ensuite en
orbite. Puis c’est l’analyse des condi-
tions possibles de colonies humaines
sur la Lune, sur Mars, plus loin dans le
système solaire, voire au-delà. Chaty,
dans une collection grand public éditée
par le CNRS (pour les 15 à 95 ans, une
fourchette un brin différente de celle de
Tintin), brosse en dix tableaux la ques-
tion de la colonisation des planètes. En
commençant par la Terre, que les êtres
humains ont d’abord dû aménager, jus-
qu’aux exoplanètes, en passant par les
comètes, tout en faisant un point utile
sur les paradoxes et probabilités con-
cernant l’existence des extraterrestres.


Un sujet ancien plein d’avenir
De Plutarque à Jules Verne, en passant
par la science-fiction, dont certaines
œuvres s’avèrent fictions réalistes, les
écrivains ont exploré l’univers.
Aujourd’hui, ce sont les scientifiques et
leurs sondes, les grandes agences
(Nasa) ou les entreprises innovantes
(SpaceX ou Blue Origin). Notre astro-
physicien le rappelle : la Voie lactée
(ainsi nommée en raison d’Hercule,
enfant repoussé du sein d ’Héra) compte
300 milliards d’étoiles et notre univers
plusieurs centaines de milliards de
galaxies. La métaphysique est égale-
ment de la partie, car la vie humaine


elle-même pourrait avoir résulté d’un
premier voyage interplanétaire
d’embryons de bactérie il y a des mil-
liards d’années.
L’homme, il y a un demi-siècle, s’est
posé sur la Lune. A l’époque, note Wan-
jek, personne n’aurait imaginé que
l’humanité puisse s’arrêter là. Ces cinq
dernières décennies ont été l’occasion
de formidables progrès pour les lan-
ceurs d’engins et l’exploration aux con-
fins d e l’univers. L a conquête spatiale ne
se légitime plus uniquement pour des
raisons de suprématie militaire. Coopé-
ration et commerce prévalent, avec la
Station spatiale internationale (qui
coûte 8 millions de dollars par jour par
astronaute). Si la géopolitique sera tou-
jours de mise ( les Chinois devraient être
les prochains sur la Lune), les préoccu-
pations environnementales et motiva-
tions économiques se renforcent. Envi-
ronnementales, car la Terre peut
trouver des ressources dans l’espace
afin de limiter ses propres problèmes.
Blue Origin propose d’ailleurs, en ce
sens, de délocaliser des usines en o rbite.
Economiques, car les matériaux et
l’énergie dans les astéroïdes ouvrent des
marchés, à organiser par des droits de
propriété appropriés.

Des programmes sont très rigoureu-
sement façonnés, afin d’implanter des
colonies humaines, voire pour « terra-
former », c’est-à-dire rendre vivables
certaines planètes. Cette dernière
option prendrait des siècles. De son
côté, la colonisation spatiale, à partir de
bases renfermées, parfois souterraines,
pourrait s’organiser avec des robots
bâtisseurs, puis des équipes de scientifi-
ques et enfin de vraies familles. Des
modules de vie et prototypes de serres
lunaires s ont testés e n ce sens sur Terre.

Doux rêves d’ingénieurs?
Pas vraiment
L’e xploration se poursuit toujours, vers
Vénus (plus infernale que divine, écrit
Chaty, avec 470 °C en moyenne), Mars
(qui offre des potentiels élevés), la Lune,
appelée à devenir b ase arrière p our t ous
les autres déplacements dans l’espace.
La perspective pose, bien entendu,
des questions colossales de faisabilité
physique (comment supporter accélé-
rations, radiations, pressions, gravita-
tions extrêmes) et psychologique (com-
ment supporter des existences si
singulières) mais aussi de droit et de
management (comment gouverner de
telles colonies).
Wanjek rapporte toutes les voies
ouvertes, dont celle d’ascenseurs vers la
stratosphère, et aborde tous les sujets,
aucun n’étant futile, même celui de l’acti-
vité sexuelle dans l’espace (assez compli-
quée). L’auteur ponctue son texte de pré-
dictions : premiers hôtels dans l’espace
vers 2025 et stations touristiques vers
2050 (le tout étant extrêmement rusti-
que et onéreux) ; premières exploita-
tions minières sur astéroïdes vers 2030 ;
premières plantations martiennes vers


  1. Le journaliste rigoureux et vision-
    naire écrit que pour une humanité qui
    s’est mise en mouvement à partir de
    l’Afrique il y a 60.000 ans, Mars constitue
    une « extension naturelle » des migra-
    tions. Reste que Wanjek conclut que
    l’humanité restera sur Terre pour les
    millénaires à venir. Elle réduira cepen-
    dant ses dépendances et nuisances grâce
    à sa présence ailleurs dans l’univers.


Julien Damon est professeur associé
à Sciences Po.

De Plutarque à Jules Verne, les écrivains ont exploré l’univers. Aujourd’hui, ce sont les scientifiques
et leurs sondes, les grandes agences comme la Nasa ou les entreprises innovantes. Pho to iStock


Conquête et colonisation spatiales stimulent, depuis toujours, l’imaginaire.


Les possibilités et perspectives technologiques autorisent de nouveaux


horizons, nourris de prouesses scientifiques et de réalités économiques.


ESSAI
Engie. De la Compagnie
de Suez à nos jours
par Pierre Le Roy, Economica,
150 pages, 23 euros.

LIVRES


Par Julien Damon


PRÉCURSEUR
Dès 1957, Suez se lance dans un projet de
tunnel sous la Manche, avorté en 1974. En
1969, « Bonheurville » germe dans les
esprits de Docks de France associés à la
Compagnie. « Il s’agit de construire auprès
des parkings des supermarchés des aires
d’attraction susceptibles d’attirer la clientèle,
distraire les femmes et les enfants. » Autre
projet trop précurseur p réfigurant les p arcs
d’attractions.

PRIVATISATION
Elle est maintenue après le krach d’octo-
bre 1987 : « L’entreprise met le paquet. Elle
fait appel à Catherine Deneuve, qui fait appel
à la réflexion des Français en empochant au
passage 3 millions de francs. A la première
cotation, l’action perd 17,5 %. »

Rafle du Vél’ d’Hiv’ de juillet 194 2). Cette his-
toire méconnue, Anne Sinclair la découvre
en enquêtant sur la façon dont son grand-
père, paternel, Léonce Schwarz, a échappé
à la déportation. Dans ce livre, elle reconsti-
tue la coexistence dans ce camp de bour-
geois assimilés depuis des générations et de
juifs étrangers familiers des persécutions.
Un récit très personnel en même temps
qu’une enquête historique. Un hommage,
aussi, à ceux qui ne sont pas revenus du
camp de Compiègne.
— D. Fo.

La Rafle des notables
Compiègne, 1941
Pa r Anne Sinclair. Editions Grasset.
128 pages, 13 euros.

va tions qui ont poussé nombre de citoyens
à se rassembler autour de ronds-points, à
constituer des cahiers de doléances.
Pour Marc Abélès, c’est cette façon si sin-
gulière de prendre la parole, de se faire
entendre et de questionner à la fois la démo-
cratie et une certaine pratique du pouvoir
politique, qui est un des marqueurs forts du
mouvement des « gilets jaunes ». Une nou-
velle façon aussi d’occuper l’espace public.
Un regard original sur le pouvoir et les lieux
d’où s’énonce une parole citoyenne.
—Marie Bellan

Carnets d’un anthropologue.
De Mai 68 aux « gilets jaunes »
Marc Abélès. Editions Odile Jacob,
janvier 2020, 232 pages.

Av ant Isabelle Kocher, il y eut Sesostris.
Voici 4 .000 ans que l e pharaon jeta les bases
de ce qui deviendrait très longtemps plus
tard la Compagnie Financière de Suez, puis
Engie, quel nom désincarné! Sesostris III,
donc, fit construire un canal souvent ensa-
blé joignant l’un des lacs Amers à l’est du
delta du Nil. Il faudra attendre Bonaparte
qui replanche sur le sujet et surtout Ferdi-
nand de Lesseps pour remettre le métier
sur l’ouvrage. Diplomate, passionné de
technique, Ferdinand est dynamique dans
tous les domaines. Marié, 5 enfants, e n 1869,
l’année de l’inauguration du canal, il se
remarie à 64 ans avec une jeune femme de
21 ans, qui lui donnera 12 autres enfants. En
revanche, il n’aurait pas dû se laisser tenter
par l’aventure de Panama. Viendront
ensuite les hauts et les bas de la Compagnie
de Suez née de l’exploitation du canal,
réduite au patrimoine financier accumulé
après la nationalisation de son principal
actif par Nasser.
La Compagnie Financière de Suez, c’est
ensuite toute l’histoire du capitalisme fran-
çais, ses hommes, Jacques Georges-Picot,
Jack Francès, Jérôme Monod, ses OPA, la
bataille p our la Générale d e Belgique, l ’appé-
tit immobilier avec La Hénin (Vélizy 2, Gri-
gny 2, Les Ulis, Bobigny 2, La Part-Dieu, etc.),
ses grands projets, Eurotunnel et les autres,
ses grandes restructurations, sa traversée
des années Mitterrand, le tournant Peyrele-
vade, son recentrage. Le livre de Pierre Le
Roy est écrit de façon très claire et agréable,
parfait pour raconter en 150 pages une des
sagas françaises les plus caractéristiques.

PROSPÉRITÉ
« La capitalisation boursière de la Compa-
gnie est devenue la première de la Bourse de
Paris dès 1911 devançant la société PLM. Jus-
qu’à 1939 les taux de distribution étaient
supérieurs à 80 %. »


  • Décembre 1941.
    Les Allemands arrê-
    tent 743 juifs Fran-
    çais, chefs d’entre-
    prise, avocats,
    écrivains, magistrats.
    Pour parvenir a u
    quota de 1.000 déte-
    nus exigé par Berlin,
    ils adjoignent à cette
    population privilé-
    giée 300 juifs étran-
    gers déjà prisonniers à Drancy.
    Tous sont enfermés au camp de Compiè-
    gne, sous administration allemande : un
    vrai camp de concentration nazi d’où par-
    tira, en mars 1942, le premier convoi de
    déportés de France vers Auschwitz (avant l a


Livres en bref


Un épisode méconnu de l’Occupation



  • Après^ le succès de
    son précédent
    ouvrage « Un ethno-
    logue à l’Assemblée »,
    également aux édi-
    tions Olivier Jacob,
    Marc Abélès pour-
    suit sa démarche,
    cette fois en revenant
    sur la crise d es « gilets
    jaunes » qui a secoué
    la France, ses élites
    politiques notamment, depuis novem-
    bre 2018. L’auteur, qui a vécu de près les évé-
    nements de Mai 68, revient sur son par-
    cours de militant p olitique de l’époque pour
    le mettre en regard des mobilisations de
    l’hiver 2018-2019, et notamment des moti-


Une histoire de la parole publique


BONNES FEUILLES


Par Sabine Delanglade


Suez, une saga française


La
Colonisation
de l’espace
à l’œil nu
de Sylvain Chaty,
CNRS Editions,
2020, 171 pages,
18 euros.

ESSAIS

Spacefarers.
How Humans
Will Settle the
Moon, Mars,
and Beyond
de Christopher
Wanjek, Harvard
University Press,
2020, 389 pages.
Free download pdf