Les Echos - 03.04.2020

(Chris Devlin) #1

Propos recueillis par Y ann Verdo
@verdoyann


P


our le paléoanthropologue Pascal
Picq, la crise du Covid-19 est venue
brusquement nous rappeler que
l’espèce humaine n’a jamais cessé et ne ces-
sera jamais de coévoluer avec les autres
espèces, à commencer par les virus et les
bactéries. Une « leçon de darwinisme » qui
devrait nous conduire à repenser notre
modèle de développement et notre méde-
cine.


Comment le paléoanthropologue
et spécialiste de l’évolution darwinienne
que vous êtes analyse-t-il la crise
actuelle?
Grâce aux progrès formidables et incontes-
tables de la médecine d epuis Pasteur e t Koch
et la naissance de la microbiologie au
XIXe siècl e, l’idée a peu à peu émergé que
nous étions en train de nous affranchir des
lois de l’évolution. Que nous étions, en
somme, tirés d’affaire. Ce courant de pensée
diffus a trouvé son aboutissement dans le
transhumanisme. Or rien n’est plus faux.
Durant le seul XXe sièc le, nous avons connu
trois pandémies : la grippe espagnole, de
1918-1919 (au moins 50 millions de morts), la
grippe asiatique de 1957-1958 (entre 1 et
4 millions de morts), et la grippe de 1968, dite
aussi « grippe de Hong Kong » (1 million de
morts). En ce début de XXIe sièc le, les alertes
se sont encore multipliées. La dernière en
date a été l’é pidémie d’Ebola, de 2013 à 2016,
mais c’était en Afrique de l’Ouest, donc loin
du cœur de l’économie mondiale. Elle n’a
donc pas été entendue. Pas plus que celle qui
l’avait précédée, je veux parler de la pandé-
mie de grippe A (H1N1) survenue en 2009



  • qui était aussi, ironie du sort, l’année du
    200 e anniv ersaire de la naissance de Charles
    Darwin. On s’est alors beaucoup gaussé, en
    France, de la prétendue « surréaction » de la
    ministre de la Santé de l’époque, Roselyne
    Bachelot, qui avait préconisé une vaccina-
    tion de masse. La polémique qui s’en est sui-
    vie – sur le mode « tout ça pour ça », « on s’est
    alarmé pour pas grand-chose, et maintenant
    on se retrouve avec des stocks de vaccins inuti-
    les sur les bras » – explique pour partie notre
    impréparation actuelle, que traduit notam-


ment le manque de masques. En ce sens, on
peut dire que le virus de la grippe A (H1N1) a
été, inconsciemment, le meilleur allié de
Covid-19 : il lui a préparé le terrain.

Que nous enseignent ces épidémies
ou pandémies à répétition?
Que nous ne sommes jamais sortis de l’évo-
lution darwinienne! Certaines de ces mala-
dies – ce fut le cas d’Ebola hier, et de Covid-
aujourd’hui – nous viennent de la nature, du
monde des bêtes sauvages : ces épidémies
font des ravages, parce qu’e lles correspon-
dent à l’irruption brutale, dans les sociétés
humaines, d’agents pathogènes qui vivaient
jusqu’ici hors de notre sphère, et avec les-
quels nous n’avons donc pas pu coévoluer.
Mais ces maladies émergentes se doublent
d’autres – les grippes et nombre de maladies
infantiles – qui nous viennent, au contraire,
de notre cohabitation avec des animaux
domestiques. Depuis 7.000 ou 8.000 ans que
cette domestication, et donc que ces mala-
dies existent, nous ne cessons de coévoluer
avec elles. Mais cette coévolution, il faut la
voir comme la course de la Reine rouge d ans
« De l’autre côté du miroir » de Lewis Carroll
(à la question d’Alice : « Mais, Reine rouge,
nous courons vite et le paysage autour de nous
ne change pas? », la Reine rouge répond :
« Nous courons pour rester à la même
place. ») Autrement dit, l’espèce humaine
est, qu’e lle l e veuille ou non, e ngagée, comme
toutes les autres espèces vivantes, dans une
« course stationnaire permanente » avec les
espèces qui coévoluent avec elle, à commen-
cer par ses parasites en tout genre (virus,
bactéries, etc.).

Pouvez-vous nous donner un exemple
de ces processus coévolutifs
entre les hommes et les virus?
Bien sûr! Au début de l’automne 1917, alors
que la Première Guerre mondiale bat son
plein, le Canada envoie sur le front de la
Somme un contingent d’ouvriers chinois,
porteurs de la fameuse grippe dite « espa-
gnole ». Mais le virus a, en quelque sorte, un
problème : les soldats sur le champ de
bataille se font tuer trop vite pour lui laisser
le temps de prospérer. Cette pression adap-
tative a pour résultat de sélectionner une
souche plus virulente que les autres. Parado-

pangolin infecté par une chauve-souris en
est un exemple – mais ces îlots sont entourés
de mégapoles tentaculaires et interconnec-
tés avec elles, ils sont pris dans la nasse de la
mondialisation. Ce qui offre aux virus et
autres pathogènes la possibilité de sortir de
leurs écosystèmes naturels. Il existe un
grand principe de l’évolution, qui est que,
plus une espèce rencontre du succès au plan
évolutif, plus elle doit s’adapter aux consé-
quences de ce succès, notamment sur l’envi-
ronnement. Depuis que je suis venu au
monde, la population mondiale a plus que
triplé, l’espérance de vie s’est accrue. Mais,
corollaire de ce succès évolutif, l’environne-
ment a profondément changé : urbanisa-
tion massive, pollution de l’air, etc.

Quelles leçons convient-il de tirer de
cette pandémie, en ce qui concerne notre
modèle de développement et nos modes
de vie?
Une seule, qui les résume toutes : qu’on ne
peut plus continuer comme ça! C’est éton-
nant que cette crise majeure survienne pré-
cisément au moment où une certaine prise
de conscience semblait poindre, jusqu’aux
plus hauts niveaux de décision. Je vous ren-
voie à la déclaration faite au forum de Davos
de l’an dernier, disant qu’il était temps de
réfléchir à nos actions en termes écosysté-
miques. Et aussi à la charte proposée par la
Business Roundtable (l’équivalent améri-
cain du Medef), le 19 août 2019, qui allait
dans le même sens. Que chaque région du
monde se pense en termes d’écosystème,
cela veut dire, par exemple, pour l’Europe,
de ne plus dépendre de la Chine pour son
approvisionnement en réactifs, en respira-
teurs artificiels ou en masques chirurgi-
caux... Quant aux grandes entreprises, elles
doivent comprendre que leur responsabilité
sociétale est une fusée à trois étages : primo,
limiter le plus possible leurs externalités
négatives ; secundo, compenser ces mêmes
externalités, par exemple par la philanthro-
pie ; tertio, faire adhérer l’ensemble de leurs
parties prenantes à un système de valeurs
partagées. Cette conscience est en train
d’émerger. Après le temps de la reconstruc-
tion et du développement qui a suivi la
Seconde Guerre mondiale, puis le coup
d’Etat de l’Ecole de Chicago dans les années

1980 (autour de penseurs comme Milton
Friedman, disant que les entreprises, appar-
tenant à leurs actionnaires, devaient uni-
quement maximiser leurs profits et leurs
dividendes), nous sommes en train d’entrer
dans une troisième période : celle de la pen-
sée écosystémique, de la responsabilité
sociétale des entreprises et de la montée en
puissance des technologies bio-inspirées
(dont l’intelligence artificielle constitue
aujourd’hui un excellent exemple). Espé-
rons que la crise actuelle va accélérer ce
processus.

Et en ce qui concerne notre système
de santé et notre médecine?
La première leçon, c’est que les inégalités
socio-économiques constituent un terreau
extrêmement f avorable à la propagation des
virus et autres pathogènes. Le cas des Etats-
Unis est, à cet égard, exemplaire. Les 30 mil-
lions de personnes qui, sur les 330 millions
d’habitants que compte ce pays, n’ont pas les
moyens de se soigner correctement et sont
tenues à la marge du système médical repré-
sentent une véritable bombe à retardement :
plus de 200.000 p ersonnes ont déjà été infec-
tées, ce qui en fait, dès à présent, et de loin, le
pays du monde comptant le plus de cas offi-
ciellement recensés, et ce n’est malheureu-
sement pas fini. La deuxième leçon, c’est
qu’il serait temps de se convertir à la « méde-
cine évolutionniste » : à nous, spécialistes de
l’évolution, d’apprendre aux médecins com-
ment l’humanité n’a cessé de coévoluer avec
les pathogènes, et comment son succès évo-
lutif est lui-même à l’origine de nouvelles
maladies, de nouveaux problèmes sanitai-
res. La troisième leçon, c’est qu’il faut pren-
dre très au sérieux le concept « One
Health »...

Le concept « One Health »?
Cela nous ramène à la pensée écosystémi-
que. En gros, c’est un principe disant que,
pour garantir une bonne santé aux hom-
mes, il faut aussi garantir une bonne santé
aux animaux, ainsi qu’aux environnements
naturels. La peste porcine, les grippes aviai-
res, etc. ne sont pas que l’affaire des cochons
ou des volailles, c’est aussi la nôtre! Ces deux
concepts, médecine évolutionniste et One
Health, sont d’ailleurs étroitement liés, et je
note qu’ils ont tous deux émergé il y a quel-
ques années dans les grandes universités
américaines : Harvard, Duke.

Aux yeux de beaucoup de chercheurs,
cette crise aura au moins eu le mérite
de remettre la parole scientifique au
premier plan dans le débat scientifique.
Partagez-vous cet avis?
Oui. Voyez combien la parole scientifique a
eu du mal à se faire entendre sur le dérègle-
ment climatique et l’e ffondrement de la bio-
diversité, pour ne citer que ces deux exem-
ples. Tant mieux si Donald Trump se rend
subitement compte qu’il a besoin des cher-
cheurs et des médecins. Ses récents appels à
accélérer les recherches lui ont d’ailleurs
valu de se prendre une belle volée de bois
vert de la part du rédacteur en chef de la
revue « Science », qui a publié un éditorial
savoureux le 13 mars. On ne peut pas se sou-
venir de la science et des scientifiques uni-
quement dans les périodes de crise, et les
mépriser le reste du temps !n

xalement, c ette extrême virulence a, dans un
premier temps, limité le nombre de morts
dus au virus, puisque les malades succom-
baient trop v ite p our avoir le t emps de conta-
miner beaucoup de personnes. Mais, à la fin
des hostilités, les soldats ont été démobilisés
et ont contaminé les civils un peu partout
sur la planète, d’où le bilan effrayant de cette
pandémie. Dans un contexte tout différent


  • celui de la mondialisation –, la « stratégie »
    (toujours inconsciente, bien sûr !) du virus
    responsable du Covid-19 est à l’opposé de
    celle-ci. Alors qu’il semble qu’il y ait eu, au
    départ, deux formes de Covid-19, l’une plus
    virulente que l’autre, c’est la forme la moins
    virulente qui a pris le dessus et s’est répan-
    due. Une bonne nouvelle? Pas vraiment,
    puisque cette souche finalement sélection-
    née provoque une maladie dont les symptô-
    mes ne se déclarent pas immédiatement, ce
    qui fait que les porteurs sains ont largement
    le temps de transmettre la maladie. Ce qui
    constitue, en réalité, le pire des scénarios.


A propos d’Homo sapiens, vous avez
écrit, en vous mettant « dans la peau »
d’un virus : « Jamais une espèce n’a
été autant complice de mon succès
évolutif. » Pourquoi?
A cause de cette même mondialisation, bien
entendu! Jamais nous n’avons été aussi
mobiles à la surface du globe : que l’on songe
au transport a érien, au tourisme de masse. Il
existe encore des îlots de survivance des
modes de vie t raditionnels – et le pauvre pay-
san chinois qui a imprudemment tué un

« Pour garantir une bonne
santé aux hommes, il faut
aussi garantir une bonne
santé aux animaux, ainsi
qu’aux environnements
naturels. »

« La peste porcine, les
grippes aviaires, etc. ne
sont pas que l’affaire des
cochons ou des volailles,
c’est aussi la nôtre! »

Son actualité


lDans son dernier livre paru, « Sapiens
face à Sapiens » (Flammarion, 2019),
le paléoanthropologue s’interrogeait :
« Notre espèce Homo sapiens peut-elle
s’adapter aux conséquences fulgurantes
de son succès depuis 40.000 ans et à
son amplification sans précédent depuis
un demi-siècle? Plus une espèce a du
succès, plus elle doit s’adapter à ses
conséquences. Nous y sommes. » Un
questionnement pour le moins prophéti-
que, au vu de la crise actuelle...

Son parcours


lNatif de Bois-Colombes, fils de maraî-
chers, le paléoanthropologue Pascal
Picq, soixante-six ans, a effectué ses
études post-doctorales et été ensei-
gnant-chercheur à l’université américai-
ne de Duke.
lEn 1991, il devient maître de conféren-
ces au Collège de France, attaché à la
chaire de paléoanthropologie et préhis-
toire du professeur Yves Coppens.
lAuteur prolifique, il s’est fait connaître
du grand public par ses nombreux
ouvrages de vulgarisation. Parmi les
plus récents : « De Darwin à Lévi-Strauss.
L’homme et la diversité en danger »
(Odile Jacob, 2013) ou « L’Intelligence
artificielle et les Chimpanzés du futur »
(Odile Jacob, 2019).

Lionel Bonaventure/AFP

PASCAL PICQ
Paléoanthropologue

« Le Covid-


montre,


qu’en termes


d’évolution,


l’homme


n’est pas tiré


d’affaire »


14 // Vendredi 3 et samedi 4 avril 2020 Les Echos


le grand entretien

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