Les Echos - 03.04.2020

(Chris Devlin) #1

CORONAVIRUS


Claire Garnier
— Correspondante à Rouen


Au Havre, premier port français de
conteneurs, la capitainerie – cette
« tour de contrôle » qui gère l’entrée
et la sortie des navires – fonctionne
24 heures sur 24 et ses équipes ont
appris à se relayer en respectant les
gestes barrières. Le directeur géné-
ral du port du Havre, Baptiste Mau-
rand, anime chaque jour une confé-
rence téléphonique de crise avec les
acteurs portuaires : objectif, main-
tenir le port opérationnel. « Nous
sommes un maillon essentiel de
l’approvisionnement en denrées. Il


est vital que toute la chaîne de trans-
port fonctionne tout en protégeant les
salariés. Nous devons être au rendez-
vous de la relance quand elle sera là »,
explique-t-il aux « Echos ».
Mais, en attendant la relance, il
faut gérer la décroissance. Si le
tableau des escales reste encore
bien rempli cette semaine au Havre,
le trafic de conteneurs aurait déjà
enregistré une baisse de 25 %. Les
chargeurs ayant de moins en moins
de marchandises à expédier, en
dehors de l’agroalimentaire, les
compagnies maritimes se prépa-
rent à une réduction progressive de
leurs escales. « Nous n’avons pas
encore eu d’annulation de service
[programme de rotations réguliè-
res sur un an, NDLR] mais cela arri-
vera q uand il n’y aura plus de réserva-
tions », anticipe la présidente du
Groupement havrais des arma-
teurs et agents maritimes du port

du Havre (Ghaam), Véronique
Lépine. « Le début de la crise euro-
péenne et américaine liée au corona-
virus va se chevaucher avec les effets
de la fermeture des ports et des usines
en Chine », observe de son côté
Christian de Tinguy, président de
l’Union nationale des industries de
la manutention (Unim).

« Scénario sombre »
Se lon Lamia Kerdjoudj-Belkaid,
secrétaire générale de la Feport, qui
fédère depuis Bruxelles les opéra-
teurs de terminaux européens
(1.200 entreprises), la baisse des
volumes conteneurisés se situe
entre 20 et 45 % au niveau euro-
péen. Mais elle prévoit « deux à trois
mois très noirs à venir » en avril, mai
et juin. « Pour mai-juin, si l’on tient
compte du temps que la Chine va met-
tre à se relancer, la chute des volumes
conteneurisés devrait se situer entre

50 et 80 % ». S’appuyant sur les don-
nées de l’analyste Alphaliner, Lamia
Kerdjoudj-Belkaid rappelle que
15 % de la flotte de porte-conteneurs
est aujourd’hui « inactive ».
En attendant le « scénario som-
bre » qu’elle prévoit pour l’économie
maritime et portuaire, Véronique
Lépine souligne la « bonne cohésion
de la place portuaire havraise. » La
représentante d es armateurs
insiste sur le fait que l’Union mari-
time et portuaire, l’Umep, a pris,
d’elle-même, l’initiative de com-
mander des masques et note que les
services aux navires (pilotage,
remorquage, lamanage) « sont au
rendez-vous », tout comme les
chauffeurs routiers ainsi que les
dockers à qui elle donne un coup de
chapeau. Selon nos informations,
deux terminaux rouliers se sont mis
à l’arrêt à Fos-sur-Mer et à Saint-Na-
zaire, mais ils ont repris le travail. n

Les ports européens se préparent


à un très fort ralentissement d’activité


Selon la Feport, qui fédère
les opérateurs de terminaux
européens, la chute des
volumes conteneurisés
devrait se situer entre 50 et
80 % en Europe en mai-juin.


En France, le secteur de la logistique et du transport représente environ 10 % des emplois. Phot o Eric Piermont/AFP

Les Français ont eu beau s’équi-
per en congélateurs, impriman-
tes et consoles de jeux, l’activité
globale du transport de mar-
chandises s’est évaporée en à
peine trois semaines. « C’est très
rare que dans la profession du
transport routier, une entreprise
soit mono-marché et encore plus
mono-client, mais une chose est
sûre : tous les marchés sont
sérieusement désorganisés »,
témoigne Aline Mesples, à la tête
d’une PME de transport routier
du Béarn et présidente de
l’OTRE, un des syndicats profes-
sionnels de la branche.
Après les dernières turbulen-
ces sociales provoquées dans les
ports français et le transport
combiné de fret avec le blocage
sur la réforme des retraites, en
décembre et janvier derniers, la
profession subit un coup d’arrêt
qu’elle n’avait absolument pas vu
venir.

Chute brutale d’activité
Spécialiste en optimisation du
transport, le cabinet de conseil
BP2R vient de mener un sondage
« à chaud » auprès de 86 trans-
porteurs hexagonaux, qui illus-
tre à la fois leur chute brutale
d’activité et les inquiétudes pour
les semaines à venir : 61 %
d’entre eux viennent d’enregis-
trer une très forte baisse des
volumes transportés, 14 % une
forte baisse, ainsi que 2 % rele-
vant une baisse modérée, soit un
total de 77 %.
Avec les trafics qui leur res-
tent, ces entreprises ont du mal à
rééquilibrer les flux, et s’effor-
cent de minimiser les allers ou
les retours à vide, très pénali-

sants financièrement. Ainsi,
78 % d es sondés o nt procédé à u n
ajustement de leur plan de trans-
port, arrêtant certaines liaisons
non rentables p our e n privilégier
d’autres, tandis que 13 % envisa-
gent de faire de même bientôt.

Chômage partiel
chez les chauffeurs
Dans les jours qui viennent, la
grande variable d’ajustement
des sociétés de transport sera
celle de la main-d’œuvre dispo-
nible. Faute d’activité suffisante,
58 % des interrogés ont déjà
appliqué des mesures de chô-
mage partiel dans leurs rangs
de chauffeurs et 29 % l’envisa-
gent à court terme (soit un total
de 87 %).
A contrario, l’éventualité
d’exercice du droit de retrait indi-
viduel de certains conducteurs,
ou d’absentéisme pour garde
d’enfants par exemple, n’est pas à
exclure. Près d’une entreprise
sur deux note déjà actuellement
une « disponibilité réduite » de la
part de ses chauffeurs habituels.
Les conditions de travail se
sont fortement dégradées d epuis
plus de deux semaines, avec les
fermetures de restaurants ou
lieux d’aisance sur les routes,
ainsi que les complications ou
rétablissement des formalités
administratives lors du passage
de certains postes-frontières
européens.
—D. F.

Le s entreprises de
transport routier, qui
travaillent déjà d’ordi-
naire avec des marges
très faibles, sont pénali-
sées comme jamais par
la chute de leur activité.

La grande déroute


du transport routier


clients pour prioriser ensemble ce
qu’il convient de faire, comme privilé-
gier les produits de première nécessité.
Si on a une limite de capacités, on va
mettre la priorité sur ces derniers,
nous cherchons à faire les bons arbi-
trages pour répondre aux besoins du
consommateur confiné », décrit-il.
Son entreprise ne compte que 10 à
12 % d’absentéisme parmi s es
9.000 salariés français, et pas de
chômage partiel.
Transporeon est une plateforme
numérique qui met en relation quel-
que 1.200 entreprises clientes et plus
de 90.000 transporteurs, à la
manière d’une bourse électronique.
Un véritable baromètre des secous-
ses du marché. « En Europe, on
observe actuellement beaucoup de
différences selon les zones géographi-
ques et les secteurs. Sur l’alimentation
et les boissons, la demande de trans-
port est en hausse de 15 à 25 %, mais,
sur l’industrie lourde, l’automobile,
l’acier ou les matériaux de construc-
tion, elle dévisse de 20 à 40 % », témoi-
gne Stephan Sieber, le PDG de la
start-up d’origine allemande.

Risque sanitaire minimisé
Po ur son activité en France, celui-ci
relève une chute de 40 % des tran-
sactions sur sa plateforme à partir
du 18 mars en comparaison de l’an
dernier, avec l’arrêt massif de la pro-
duction de certaines industries. Le
niveau d’activité s’avère en légère
amélioration ces tous derniers jours,
mais demeure à un niveau inférieur
à celui de 2019.
Qu’il s’agisse de l’entrée dans la
crise actuelle ou bien de sa sortie
encore en filigrane, les deux phases
sont riches d’enseignements pour
les experts de la chaîne d’approvi-
sionnement. Au départ, le risque
sanitaire n’était pas priorisé par les
directions supply-chain des grandes
entreprises, notent les experts de
KYU Associés, un cabinet de conseil.
Contrairement aux catastrophes
naturelles, aux problèmes de qualité
ou de cybersécurité, ce risque, com-
plexe à appréhender, était récem-
ment classé comme le plus mineur
par ses clients, selon une étude de
décembre dernier – à l’exception
notable de l’agroalimentaire ou la

santé. Quant aux plans de continuité
d’activité, essentiels aujourd’hui,
beaucoup de groupes n’avaient rien
prévu de concret.
Désormais, tous les industriels se
dirigent vers un laborieux et incer-
tain redémarrage. « Une fois que l’on
enlèvera le confinement, qu’est-ce que
ça redéclenchera en termes d e
demande? » s’interrogent Laurent
Giordani et Xavier Roussel, du
même cabinet. De manière géné-
rale, la couverture en termes de
stocks varie généralement selon les
produits entre deux semaines et
deux mois, « mais celle-ci peut glisser
à trois, voire cinq ou six mois dans un
mode de consommation dégradé »,
une variable inéluctable pour de
nombreuses entreprises.
Selon ces deux experts cepen-
dant, « la tendance actuelle est de fer-
mer les écoutilles, mais ceux q ui met-
tent la tête dans la tranchée sans
bouger risquent de le payer cher si
des concurrents ont mieux préparé
la reprise ». Pour eux, la différence
se fera surtout entre les entreprises
qui connaissent bien la composi-

tion de leur chaîne de valeur et les
autres. Selon un récent baromètre
de KYU, 70 % des groupes sondés
ne connaissent pas leurs fournis-
seurs de rang 2... « Même les grou-
pes plus matures ont peu de visibilité
sur leur propre supply chain. C’est
comme ça que dans l’automobile,
par exemple, une pièce pas forcé-
ment stratégique peut se révéler c riti-
que pour sortir le produit fini. Phé-
nomène q ui va s’amplifier a u
moment de la reprise... »
Une fois la situation immédiate
rétablie, ajoute Stephan Sieber, de
Transporeon, de nombreuses
entreprises vont examiner de près
leurs chaînes d’approvisionne-
ment. « Le volume de données est
écrasant, avec des millions de charges
de fret transportées sur des millions
de routes, par de multiples moyens de
transport, avec différents créneaux
horaires, etc. Aucun être humain
n’est capable de gérer autant de
variables, ce qui conduit à de grosses
inefficacités. Le marché de la logisti-
que a un besoin urgent d’une révolu-
tion numérique. » n

lFace à la crise actuelle,


les spécialistes de la logistique se


recentrent sur les quelques segments


de marché qui tournent encore.


lMais pour leurs clients, la reprise


sera très incertaine.


La chaîne d’approvisionnement


sens dessus dessous


Denis Fainsilber
[email protected]


Depuis le mois dernier et dans toute
l’Europe, les réunions en mode cel-
lule de crise se succèdent chez les
professionnels de la supply chain.
Chute brutale de la demande dans
certaines filières industrielles, fer-
metures généralisées de magasins,
manque ponctuel de chauffeurs
routiers... Plusieurs spécialistes du
secteur témoignent de ces boulever-
sements jamais vus à cette échelle et
des leçons qu’il faudra en tirer après
la tempête.
Présent sur des marchés désor-
mais confinés comme la France,
l’Italie, l’Espagne et aussi l’Inde ou la
Chine, un groupe comme FM Logis-
tic (1,3 milliard d’euros de chiffre
d’affaires) est aux premières loges.
« Nous sommes très loin de tout ce qui
nous préoccupait il y a trois mois : o n a
appris à réagir, puis maintenant à
agir », explique son PDG, Jean-
Christophe Machet. Son souci
numéro un désormais : « maintenir
la chaîne des produits essentiels ». Le
groupe spécialisé dans l’entrepo-
sage et le transport pour le compte
de grands clients n’a fermé aucun de
ses 45 sites logistiques XXL en
France, car il travaille à 70 % dans
l’Hexagone pour les secteurs de l’ali-
mentaire et de la grande distribu-
tion. Mais son activité globale y est
néanmoins réduite.


Surchauffe
dans quelques secteurs
« No tre première priorité a été
d’œuvrer à la mise en sécurité sani-
taire de nos équipes, il a fallu que tout
le monde apprenne à travailler diffé-
remment », poursuit le dirigeant.
Qui, du client ou du logisticien,
appuie sur l’accélérateur ou sur le
frein, comme pour stocker des mar-
chandises plusieurs mois en atten-
dant des jours meilleurs? « Cela
dépend vraiment des secteurs. Cer-
tains sont aujourd’hui en surchauffe,
à nous de nous adapter pour accom-
pagner le mouvement ». Tous les
jours, « nous discutons avec nos


LOGISTIQUE


61 %


DES 86 TRANSPORTEURS
FRANÇAIS INTERROGÉS
dans le cadre du sondage
réalisé par le cabinet de conseil
BP2R disent avoir enregistré
une très forte baisse des
volumes transportés.
Et 14 % une forte baisse.

ENTREPRISES


Vendredi 3 et samedi 4 avril 2020Les Echos

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