Les Echos - 03.04.2020

(Chris Devlin) #1

Les Echos Vendredi 3 et samedi 4 avril 2020 EVENEMENT// 03


Propos recueillis par
Elsa Freyssenet
@ElsaFreyssenet


« Je s ui s maintenant f atigué phy-
siquement et psychologique-
ment. C’est un événement bien
particulier qui m’en a fait pren-
dre conscience. Un patient que je
prenais en charge, la cinquan-
taine, stable jusque-là, a fait un
arrêt cardiaque à la suite d’une
décompensation respiratoire.
Jamais auparavant, dans la crise
du Covid-19, nous n’avions été
confrontés à un arrêt cardio-res-
piratoire. Nous étions deux infir-
miers et une interne. Nous
l’avons massé, massé... pendant
vingt minutes. Puis il a été trans-
féré en réanimation, intubé et
ventilé. On espère qu’il s’en tirera
sans trop de dommages. Cela a
beaucoup affecté notre équipe.


Epuisement
Le lendemain, j’ai continué
mon travail à flux tendu puis le
surlendemain, j’ai dû lutter
pour être aussi vigilant que
d’habitude. En revenant chez
moi le soir, j’ai pris conscience
que je n’étais plus au maximum
de mes capacités, fatigue fai-
sant. Dans mon h ôpital, l’un d es
pôles de référence pour le coro-
navirus, nous sommes dedans
depuis janvier lorsque nous
avons accueilli en infectiologie
les premiers touristes chinois
contaminés. Et c’est une mala-
die qui exige de nous d’être au
maximum tout le temps.
Alors quand j’ai réalisé mon
épuisement mental et physi-
que, j’ai demandé à une collè-
gue un échange de cinq jours de
congé afin de prendre le temps
de me reposer et de me recons-
tituer. C’est limite vital, j’ai
besoin de me déconnecter.
Les deux personnes qui
étaient en soins palliatifs la
semaine dernière sont décé-
dées depuis et les lits disponi-
bles ont vite été de nouveau
remplis. Plusieurs patients sont
déclarés en soins palliatifs
« non réanimatoires » chaque
jour. Dans nos services de mala-
dies aiguës, on connaît la mort.
La différence est qu’avant l’épi-
démie, on avait quelques décès.
C’est entre trente et quarante
depuis le début de l’épidémie
car on ne reçoit que des patients
en état grave. On ne s’habitue
jamais à la mort, mais on la sup-
porte. Sauf que lorsqu’il y en a
trop, elle nous envahit.


Culpabilité
Nous n’avons que deux jours de
congé d’affilée toutes les deux
semaines et deux autres pris
isolément. Là, ce sera cinq jours
de suite, week-end compris.
Nous ne sommes pas des
surhommes, mais nous culpa-
bilisons d’abandonner nos col-
lègues en pleine crise sanitaire
et de manque de personnel.
Heureusement, j’ai pu en parler
avec des collègues sur une bou-
cle de discussion et ils ont été
réconfortants en me disant que
c’était bien de s’avouer qu’on
avait besoin de repos. Car je ne
voudrais pas finir dégoûté de ce
métier que j’ai choisi. »n


Chaque jour, un soignant
témoigne dans
« Les Echos ». Mickaël
Pecot est infirmier dans
un service de pointe
en matière de maladies
infectieuses.


« Déconnexion


vitale »


CHRONIQUE
DU VIRUS


Mickaël
Pecot


masques soient distribués dans les
services, les essais thérapeutiques
étaient déjà prêts. Les Chinois ont
pourtant déjà testé, apparemment
sans succès, tout ce que nous allons
évaluer ou presque.

Les efforts portent aussi sur
la mise au point de tests,
notamment de sérologie, pour
savoir qui est immunisé. Ils
seront utiles pour accompa-
gner le déconfinement, selon
le gouvernement...
Ce n’est vraiment pas la priorité! A
quoi bon mesurer la sérologie des
gens si on laisse le virus circuler?
Plus on attend, plus le nombre
d’infectés sera grand, plus le virus
va muter, car les virus ARN comme
le coronavirus ou la grippe mutent
beaucoup plus vite que les virus
ADN. Résultat, vous croyez avoir
des anticorps, mais ils ne seront
plus efficaces. Quand on aura
trouvé un vaccin, on sera peut-être
obligé de se refaire vacciner tous les
ans contre une nouvelle souche
comme pour la grippe.

Comment pourra-t-on sortir
du confinement alors?

exemple des handicapés ou des
malades chroniques, les prisons, les
hôpitaux et les familles. En Chine, on
isole les gens testés positifs dans des
hôtels et on met en quarantaine
leurs contacts. C’est un investisse-
ment qui mériterait d’être fait, alors
que les hôtels perdent des millions
d’euros avec des chambres vides.
Après tout, combien coûtent les
TGV médicalisés?

Comment faire pour éviter
une rechute, nous qui n’avons
pas le même mode de vie que
les Asiatiques, plus habitués
à porter des masques, à ne pas
se serrer la main?
Il va nous falloir apprendre à vivre de
façon moins égoïste et moins consu-
mériste. Porter un masque non pour
se protéger soi, mais pour protéger
l’autre. Cesser d e se serrer l a main, de
se faire la bise, pendant quelque
temps. Nous devrons nous vacciner
contre la grippe. On doit compren-
dre qu’il s’agit d’une vaccination
altruiste, et que si tout le monde le
faisait, on n’aurait pas environ
10.000 morts de la grippe par an. Il y
aura un avant et un après-Covid dans
ce domaine comme dans d’autres.n

Il faut commencer le dépistage avec
les tests, le traçage, l’isolement pen-
dant le confinement. Si vous le faites
bien, six semaines peuvent suffire.
Ensuite, vous pouvez commencer à
déconfiner, sauf dans les régions où
les hôpitaux sont saturés et où vous
ne maîtrisez pas la dynamique épi-
démique. Il faut dépister prioritaire-
ment les endroits où l’on sait que le
virus se transmet : l es Ehpad – même
s’il sera hélas déjà trop tard pour
nombre d’ entre eux –, les autres mai-
sons de retraite, les structures
médico-sociales qui accueillent par

« En Chine, on isole
les gens testés
positifs dans des
hôtels [...]. C’est un
investissement qui
mériterait d’être
fait, alors que les
hôtels perdent des
millions d’euros
avec des chambres
vides. »

Les premières usines à rouvrir
seront celles ayant signé d es
accords avec les syndicats, qui
garantissent la sécurité sanitaire
des ouvriers.

Sardaigne et Sicile d’abord
Suivront les ateliers et boutiques
artisanales, tels les cordonniers et
les menuisiers, où un contact rap-
proché avec le client n’est pas indis-
pensable. Les salons de coiffure et
de beauté devront attendre encore.
Quant aux bars, restaurants,
musées et cinémas, où le respect
des distances de sécurité est plus
difficile à faire respecter, ils seront
les derniers à lever le rideau.
La réflexion des scientifiques
porte également sur la population.
Les femmes sont moins frappées
que les hommes par le virus. La fin
du confinement pourrait d’abord
concerner les Italiens de moins de
55 ans. Ceux de plus de 70 ans, les
plus fragiles, pourraient être con-

traints de rester plus longtemps
chez eux. L’allégement des mesures
de confinement sera également mis
en place de manière différenciée
selon les régions. D’après la Fonda-
tion Einaudi, plus aucune conta-
gion ne sera enregistrée dans le
Trentin-Haut-Adige, la Basilicate et
la Vallée d’Aoste début avril. La Tos-
cane ne sera dans cette situation

que mi-mai. Le confinement pour-
rait cesser d’abord en Sardaigne et
en Sicile, peu touchées par l’épidé-
mie. Les dernières régions concer-
nées seront l’Emilie-Romagne et la
Lombardie. Le gouvernement
n’exclut pas un retour limité de la
maladie par la suite, qui l’obligera à
rétablir des mesures plus strictes,
mais ponctuelles et ciblées.n

L’ Italie élabore déjà ses plans de retour à la normale


Olivier Tosseri
@oliviertosseri
— Correspondant à Rome

Giuseppe Conte a officiellement
confirmé la prolongation des mesu-
res de confinement jusqu’au 13 avril
prochain. « Si nous commencions à
les alléger maintenant, a-t-il expli-
qué aux Italiens, tous nos efforts
auraient été vains et nous paierions
un prix très élevé. Ensuite commen-
cera la phase II, celle de la cohabita-
tion avec le virus. » Elle interviendra
lorsque sa propagation aura été

Le pa ys a été le premier
à adopter des mesures
strictes de confinement en
Europe. Il devrait être aussi
le premier à maîtriser
la maladie et à organiser
la levée du confinement
de sa population. Elle sera
graduelle et se mettra
en place d’ici à un mois.

« On parle de déconfinement, alors que tout


reste à faire en matière de prévention »


Propos recueillis par
Solveig Godeluck
@Solwii

P


rofesseur des universités,
praticien hospitalier, Eric
Caumes critique la logique
encore trop « curative » des pou-
voirs publics en France.

Est-ce qu’on commence
à avoir de la visibilité sur
le pic épidémique?
Il n’y aura pas vraiment de pic, plu-
tôt un plateau. E t au rythme où vont
les choses, on n’est pas près de
retrouver le niveau de la mer, c’est-
à-dire moins de 5.000 personnes en
réanimation simultanément, cor-
respondant aux capacités maxima-
les avant l’é pidémie. Si cela conti-
nue sur ce rythme, c ’est une
catastrophe qui se profile.

Avait-on le choix?
Face au coronavirus, vous aviez
trois stratégies envisageables. Pre-
mièrement, le laisser-faire. On
attend le pic, puis l’immunité col-
lective. Tout le monde aimerait
pouvoir suivre cette voie, mais le
coût en vies humaines est impensa-
ble. Je ne crois pas qu’il aurait été de
500.000 morts en France comme
l’ont dit certains modélisateurs, car
le taux d e létalité est, selon moi, p lus
proche de 1 pour mille que de 1 pour
cent au vu du nombre de malades
non recensés autour de nous.
Reste que si 70 % de la population
doit être immunisée pour protéger
le reste de la population – ce qui est
optimiste, car pour la rougeole, c’est
95 % – on a ura tout de même
50.000 morts Covid. Et autant de
morts non Covid, car c’est toujours
ce qui se passe en cas de désorgani-
sation du système de santé et de
saturation des hôpitaux. Suite aux
attentats du 11 Septembre, il y a eu
autant de victimes du World Trade
Center que de la désorganisation
du système de soins... Aussi
n’oubliez pas que quand vous avez
50.000 morts, vous avez dans le

« Il n’y a pas d’autre
solution que de
briser les chaînes
de transmission.
Seule la tactique de
l’interruption peut
permettre de mater
l’épidémie, parce
qu’on n’a ni
médicament très
efficace ni
vaccin. »

même temps 200.000 malades en
réanimation.

On a évité ce scénario catastro-
phe. Et les deux autres?
La France ou l’Italie ont choisi une
stratégie d’atténuation (« mitiga-
tion »), en confinant la population.
Taïwan, Singapour, Hong Kong ou
la Corée du Sud ont préféré une
stratégie d’interruption (« suppres-
sion ») : on brise les chaînes de
transmission du virus, en mettant
en place une politique massive de
dépistage, en traçant les malades et
leurs contacts, en isolant, en met-
tant en quarantaine et en sur-
veillant aussi les gens testés néga-
tifs, car les tests sont faillibles.
Je crois malheureusement que si
vous ne choisissez pas la politique
de l’interruption, vous finirez par
avoir vos 5 0.000 morts, mais e n plu-
sieurs mois. Car vous aurez un pla-
teau ou une double bosse dans
votre courbe des cas. La deuxième
vague pourrait même être pire que
la première, le système de santé
ayant été saturé entre-temps, avec
des malades qui restent de 15 à
21 jours en réanimation. Dans les
épidémies, la mortalité augmente
toujours au fil du temps et de l’épui-
sement des ressources de soins. Les
Italiens ont commencé avec une
mortalité proche de 1 %, qui a
ensuite crû autour de 7 %.

Le gouvernement annonce
vouloir multiplier les tests,
justement pour accompagner
la sortie du confinement, dans
une logique d’interruption...
Il n’y a en effet pas d’autre solution
que de briser les chaînes de trans-
mission. Seule la tactique de l’inter-
ruption peut nous permettre de
mater l’épidémie, parce qu’on n’a ni
médicament très efficace ni vaccin.
Mais je suis inquiet, car nos res-
ponsables sont déjà en train de par-
ler de déconfinement, quand tout
reste à faire en matière de préven-
tion, d’éducation thérapeutique, de
traçage. On veut déconfiner alors
que les hôpitaux sont pleins à cra-
quer à l’est, et que l’ouest peut à son
tour être atteint! Ils semblent avoir
oublié le b.a.-ba de la médecine :
« Mieux vaut prévenir que gué-
rir »... surtout quand on n’a pas de
traitement efficace. Nous sommes
restés dans une logique curative.
D’ailleurs, avant même que les
malades soient arrivés et que des

ÉRIC CAUMES
Médecin, chef
du service maladies
infectieuses de la
Pitié-Salpêtrière

RETROUVEZDOMINIQUE SEUX
DANS «L’ÉDITOECO »
À7H
DULUNDIAUVENDREDI

SUR


maîtrisée, et que le désengorge-
ment des services hospitaliers per-
mettra d’envisager un semblant de
retour à la normale. Elle devrait
avoir lieu après le 4 mai, selon des
scénarios en cours d’élaboration du
comité technico-scientifique. Le
déconfinement ne s’effectuera pas
d’un jour à l’autre. Il se mettra en
place par étapes en distinguant les
activités professionnelles, les clas-
ses d’âge et les régions. Avec l’obli-
gation pour tous d’endosser un
masque et de respecter les distan-
ces de sécurité.
Les tests sérologiques permet-
tront une meilleure évaluation des
personnes réellement infectées,
facilitant ainsi la reprise du travail.

Les bars, restaurants,
musées et cinémas
seront les derniers
à lever le rideau.

Marta

N

ascimento/RÉA
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