16 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Lundi^23 Mars 2020
L'œil de Willem
DR
Par
Claire Demoulin
Université Paris-VIII
Les impératifs
actuels, au vu
de la gravité et
de l’ampleur
de la situation,
appellent
à la solidarité
et au maintien
du lien social plus
qu’à de discutables
rhétoriques
mobilisant
des imaginaires
de guerre totale
ayant transformé
le monde
en un cimetière
entre 1914
et 1945.
Idées/
Drôle de déclaration de guerre...
rien d’innocent : elle a servi à
édifier les soubassements de
stratégies politiques souterrai-
nes et à préparer les mentalités.
Bien sûr, les contextes et les si-
tuations sanitaires diffèrent,
mais l’association entre «champ
militaire» et «champ scientifi-
que» a prouvé, durant le XXe siè-
cle, son efficacité au service des
formes de mobilisation cultu-
relle dans les efforts de guerre à
venir. Derrière toute rhétorique
se loge une intention ou, du
moins, un révélateur de notre
temps et de ses évolutions. Les
impératifs actuels, au vu de la
gravité et de l’ampleur de la si-
tuation, appellent à la solidarité
et au maintien du lien social
plus qu’à de discutables rhétori-
ques mobilisant des imaginaires
de guerre totale ayant trans-
formé le monde en un cimetière
entre 1914 et 1945. Ils nous im-
posent, en dernière instance,
d’interroger l’intérêt de cette
formule en termes de justifica-
tion, ou de préparation, à d’au-
tres mesures exceptionnelles.
Nous n’avons pas de Pearl Har-
bor à venger ; pas de Dresde à ré-
duire en cendres. A nous d’in-
venter d’autres formes de
mobilisation, d’être à la hauteur
de ce qui risque d’être le défi de
notre siècle et non celui du
précédent.•
connues nos sociétés depuis la
première industrialisation ont
conduit à ce que Nancy Tomes
appelle, dans son ouvrage Gos-
pel of Germs, une «panique des
germes» face aux épidémies
du XIXe siècle et du début
du XXe aux Etats-Unis, formant
la matrice d’une association en-
tre guerre, microbes et ennemis
invisibles.
Le fait que cet amalgame, porté
à la tribune du politique lundi
dernier, soit adressé au public
par les moyens de diffusion de
masse nous ramène au fait
qu’un siècle plus tôt, quand les
médias de masse d’alors – la ra-
dio ou les films – diffusaient les
expressions de guerre contre des
ennemis invisibles dans l’espace
public, la construction de l’amal-
game entre champs de bataille et
laboratoires, entre domaine pro-
phylactique et lexique belligé-
rant servait à mobiliser et à
rassembler en vue de l’effort
d’une guerre réelle, d’une guerre
totale.
La syphilis et la guerre contre
Hitler ou Hirohito ont en effet
fait l’objet, lors de la Seconde
Guerre mondiale, d’un tel amal-
game ; au moment de la guerre
froide, ensuite, c’est par la méta-
phore du cancer qu’on désignait
l’ennemi intérieur. La corréla-
tion entre ennemis invisibles,
adversaires politiques et protec-
tion des civils renforçait déjà
l’idée que les maladies sont des
ennemis politiques mais aussi
que la présence d’ennemis poli-
tiques est assimilable aux mala-
dies à éradiquer. Or cette rhéto-
rique, soutenue notamment par
les images, ancra cette associa-
tion dans des imaginaires cultu-
rels qui déterminent et mar-
quent progressivement encore
aujourd’hui nos regards.
Ainsi, dans les films populaires
de l’entre-deux-guerres, les
microbes furent présentés en
ennemis invisibles de l’huma-
nité. Dans la Vie de Louis Pas-
teur, un film hollywoodien
de 1936, les combats dans le la-
boratoire s’amalgament à ceux
du champ de bataille ; Yellow
Jack, en 1938, situe dans un fort
militaire la recherche du vaccin
contre la fièvre jaune ; Dr. Ehrli-
ch’s Magic Bullet, en 1940, se
conclut sur la vision sacrificielle
du petit nombre de martyrs qui
permit d’éradiquer l’épidémie
globale.
L’expression d’une guerre contre
les ennemis invisibles n’a donc
Tout aussi viraux, les réseaux
sociaux ont vivement réagi à
l’annonce du Président, dessi-
nant des comparaisons ironi-
ques entre un confinement chez
soi, auprès du frigidaire et de la
télévision et les conditions d’une
guerre éprouvée par celles et
ceux qui la subissent réellement.
Plus de tempérance aurait béné-
ficié à l’appel au calme ; un
calme de temps de guerre,
évidemment.
La formule est donc surtout rhé-
torique. Mais la rhétorique n’est
pas une coquille vide. Le fait de
se déclarer en guerre contre des
ennemis invisibles alerte l’histo-
rien·ne quant aux usages simi-
laires de cette expression par le
passé. Les révolutions pasteu-
riennes et hygiénistes qu’ont
Le «Nous sommes
en guerre» du chef
de l’Etat est maladroit :
la rhétorique de l’ennemi
invisible n’a pas toujours
été innocente. Il est aussi
anachronique, car il
renvoie à un imaginaire
du XXe siècle.
L
undi 16 mars, le président
de la République fran-
çaise annonçait les condi-
tions de confinement valant
pour les deux semaines suivan-
tes. Face à l’urgence sanitaire,
les mesures de protection ne
font pas débat. Mais la rhétori-
que de guerre employée tout au
long de l’allocution interroge.
Depuis, en effet, «nous sommes
en guerre». Lexique du combat,
appel aux militaires, héroïsa-
tion des figures sacrificielles,
anaphore – choc de la formule
revenant comme une ritour-
nelle solennelle. «Nous sommes
en guerre» : le Président a puisé
dans le manuel de déclaration
de guerre son arsenal rhétori-
que contre l’ennemi invisible,
le Covid-19.