Libération Lundi 23 Mars 2020 u 17
Q
ui s’en souvient? Le monde
fut naguère ravagé par une
considérable épidémie. On
l’appela «la grippe de Hongkong».
Ce n’était pas au Moyen Age. Ce
n’était même pas à l’époque de la
«grippe espagnole», dont on re-
découvre périodiquement les rava-
ges enfouis dans les mémoires.
C’était en 1968-1969. Elle fit en
France 40 000 morts, et un million
dans le monde.
Si personne ne s’en souvient, c’est
qu’elle passa, sur le moment,
inaperçue. 1969, pourtant, c’est
hier. Pompidou s’installe à l’Ely-
sée. Johnny est déjà Johnny.
Il n’y a, certes, encore qu’une
chaîne de télévision, mais l’année
précédente, les radios périphé-
riques ont découvert, avec Mai 68,
la griserie du direct. Il existe des
journaux régionaux. Et des jour-
naux nationaux, dont le Monde.
Tout au long de cette épidémie,
le Monde ne va y consacrer que
quelques courts articles. Les fer-
metures d’écoles à l’échelle d’une
région ne sont mentionnées qu’en
quelques lignes. Il faut dire qu’il
existe un vaccin, administré avec
parcimonie, mais qui n’empêche
pas les morts. Aucune trace de
pétage de plombs d’une ex-minis-
tre de la Santé. Aucune trace de
stigmatisation publique des pro-
meneurs des parcs en ennemis
publics. Pas d’apparition bihebdo-
madaire d’un père de la nation à la
télé. Pas de ministre de l’Intérieur
martial pour édicter des arrêtés
sur les besoins naturels des ani-
maux de compagnie. Aucun confi-
nement, même minime.
Et pourtant, ce ne fut pas beau à
voir. Dans un long article rétros-
pectif publié en 2005, Libé inter-
roge le professeur Dellamonica,
âgé, en 1969, d’une vingtaine d’an-
nées, alors externe en réanimation.
«Les gens arrivaient en brancard,
dans un état catastrophique. Ils
mouraient d’hémorragie pulmo-
naire, les lèvres cyanosées, tout gris.
Il y en avait de tous les âges, 20, 30,
40 ans et plus. Ça a duré dix à
quinze jours, et puis ça s’est calmé.
Et étrangement, on a oublié.»
Et la presse de l’époque, donc?
«La vague de froid qui a récem-
ment recouvert la France a provo-
qué plusieurs épidémies de grippe,
affectant notamment le Sud-
Ouest», lit-on par exemple dans
le Monde du 3 décembre 1969.
«10 % du personnel de la SNCF de
la région Toulouse-Pyrénées est
malade», rapporte France Soir
dans un articulet. Et le 18 décem-
bre, en pleine ascension de la
mortalité grippale, le Monde titre
«L’épidémie de grippe paraît ré-
gresser en France» et raconte briè-
vement ses effets secondaires :
«La CPAM de Périgueux a dû fer-
mer ses bureaux pour cause de
maladie du personnel», des trains
sont annulés faute de cheminots,
des écoles sont en berne pour
cause de profs enfiévrés, le chan-
celier allemand Willy Brandt est
alité, comme une bonne partie de
l’Europe de l’Est.
Pourquoi a-t-on oublié la grippe de
Hongkong? Comme – dans d’au-
tres domaines – le massacre
du 17 octobre 1961, ou les ravages
de la pédocriminalité dans l’Eglise,
sur lesquels les mémoires s’ou-
vrent à retardement. Et pourquoi
est-elle passée inaperçue? Parce
que les épidémies ne sont pas des
histoires glorieuses. Ni les rédac-
teurs de programmes scolaires ni
les éditeurs n’ont d’intérêt, intel-
lectuel ou commercial, à ressasser
ces hécatombes sans coupables,
qui ne font que des vaincus. Elles
font flipper les lecteurs. Seuls
quelques épidémiologistes, par
fonction, y trouvent de l’intérêt,
mais qui les écoute?
C’est peut-être ce précédent que
Michel Cymes a en tête quand le
médecin le plus populaire de
France estime qu’on en fait trop
avec ce qui n’est, après tout,
qu’une grosse grippe. Il en a vu
d’autres, des épidémies, et même
des pandémies.
Alors, pourquoi la pandémie de
coronavirus tourne-t-elle au psy-
chodrame mondial, et fait-elle s’ef-
fondrer les Bourses? (A noter que
l’effondrement financier est lui-
même traité en brèves ces jours-ci.
Quand le Premier ministre est in-
terrogé à la télévision, Anne-So-
phie Lapix lui parle des sauf-con-
duits, en période de quarantaine,
pour les propriétaires de chiens,
mais pas de l’effondrement des
Bourses). D’abord bien entendu,
parce qu’elle percute les réseaux
sociaux et l’info continue. Mais
aussi parce que la pandémie per-
cute un système hospitalier qui
craque, victime de décennies
d’économies budgétaires, avec des
soignants qui crient, et des journa-
listes (peu, mais tout de même) qui
les écoutent. Elle percute une ré-
bellion mondiale contre la mon-
dialisation. Elle percute la cons-
cience aiguë de l’absurdité d’un
système qui fait partir en fumée les
milliards de milliards, et jette sur
le pavé des millions de chômeurs,
par simple anticipation algorith-
mique des paniques.•
Médiatiques
Par
Daniel
Schneidermann
1969, année épidémique
La grippe de Hongkong provoqua 40 000 morts
en France et un million dans le monde. Mais
elle est passée inaperçue. Une autre époque?
Q
ue quelques chauves-souris dans
un marché chinois détruisent en
quelques semaines l’ordre écono-
mique mondial donne à réfléchir à
l’amont. Quasiment toutes les épidémies
des XXe et XXIe siècles sont issues de ré-
servoirs animaux avant de se transmettre
d’humain à humain : Ebola, Marburg, VIH,
grippe, coronavirus (Sras et Covid-19), etc.
Cette origine devrait mobiliser des cher-
cheurs du monde entier sur les capacités
de transmission de ces virus à l’homme.
Mais ces études sont difficiles. Il faut aller
sur le terrain, quitter son laboratoire,
pénétrer dans des grottes, capturer les ani-
maux, rapporter des échantillons, en un
mot quitter un moment le confort du labo-
ratoire de biologie moléculaire. C’est ce
travail aussi ingrat que passionnant qui
anime plusieurs équipes de l’Institut Pas-
teur, au premier rang desquels le directeur
de l’Institut Pasteur du Laos, Paul Brey.
Leur hypothèse de travail est essentielle
pour prévenir le futur des épidémies et
celle du Covid-19 en particulier. Paul Brey
part de l’article de Wong et coll. (Viruses
2019.11.174) qui avait prédit cette épidémie
à la fin de 2019 par la présence de quantité
de chauve-souris dans les marchés ouverts
d’animaux sauvages en Chine. On sait
qu’elles abritent plus de 30 espèces de
coronavirus! Virus qui ont, en outre, un
pouvoir de recombinaison et de mutation
élevée, permettant leur adaptation rapide
à d’autres hôtes.
Lorsqu’elles sont capturées, entassées
dans des caisses, des paniers en osier
ouverts côtoyant des pangolins, des civet-
tes, des serpents dans des conditions
invraisemblables d’humidité, d’urine,
d’excréments dans un marché ouvert,
on imagine «l’aérosol» viral qui peut être
présent.
Il suffit alors de quelques animaux infec-
tés, mais tolérant bien le virus, pour que
l’ensemble des animaux présents soit
infecté. Les acheteurs touchent les ani-
maux, les marchands les dépècent, ce qui
constitue autant de facteurs de risques.
Les fêtes de l’année du rat en Chine ont été
l’occasion particulière du rassemblement
de ces animaux sauvages venus la plupart
du temps du Laos ou du Vietnam. Les
grottes constituent des lieux privilégiés
L’indispensable recherche
sur la transmission de l’animal à l’homme
L’origine de l’épidémie devrait mobiliser
des chercheurs du monde entier. Mais ces études
sont difficiles. Il faut aller sur le terrain, quitter
son laboratoire, pénétrer dans des grottes, capturer
les animaux, rapporter des échantillons...
pour la transmission des virus des chau-
ves-souris à d’autres espèces. Les serpents
attendent que des chauves-souris
juvéniles ou malades tombent sur le sol
pour les manger. Ils sont probablement
des réservoirs de virus plus que des hôtes
occasionnels.
Une hypothèse originale que souhaite
investiguer le Laos, en coopération avec
ses alter ego pasteuriens du Vietnam
(l’Institut national d’hygiène et d’épidé-
miologie) et de Chine (l’Institut Pasteur de
Shanghai), est la présence d’un surprenant
acteur dans la chaîne épidémiologique :
des arbres à fleurs, les bégoniacées! Les
chauves-souris se nourrissent du nectar
de leurs fleurs tout en urinant, et contami-
nent les civettes qui en sont aussi gour-
mandes. Les fourmis se précipitent, et à
leur suite, les pangolins, particulièrement
friandes de celles-ci. Une chaîne de trans-
mission de la maladie se constitue alors.
Un tel postulat d’histoire naturelle à
l’étude constituerait le chaînon manquant
se déversant sur les marchés exotiques :
tous les ingrédients d’une épidémie mon-
diale à venir servis sur un marché de
Wuhan!
Il serait donc essentiel d’en tirer les con-
séquences : augmenter considérable-
ment les moyens d’investigation zoologi-
ques pour détecter à temps les porteurs
de virus et prendre en conséquence des
mesures d’isolement des animaux qui
s’imposent. Interdire de façon radicale
et définitive, criminaliser ces marchés
d’animaux sauvages entretenus par des
croyances culturelles d’un autre âge et
créer un tribunal sanitaire international,
indépendant des Etats, qui imposerait
des mesures mondiales raisonnables et
urgentes que l’Organisation mondiale de
la santé (OMS) n’est pas capable d’adop-
ter en raison des conflits d’intérêts pro-
pres à chaque pays. L’Organisation mon-
diale de la santé animale (OIE), plus
indépendante, pourrait être mieux mise
à contribution.
L’épidémie de Covid-19 devrait radicale-
ment changer notre rapport à la science en
privilégiant avant tout les facteurs de
transmission pour prévenir ce type d’épi-
démie qui n’en est qu’à ses débuts.•
DR
Par
Didier Sicard
Professeur émérite de médecine
à l’université Paris-Descartes