Libération - 23.03.2020

(National Geographic (Little) Kids) #1

22 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Lundi^23 Mars 2020


culture/


Ç


a s’est passé en parallèle de notre con-
versation téléphonique : le chien de
Stephen Malkmus, «tout fou», lui ré-
clame qu’il lui lance sa balle, une fois,
puis deux, puis... Essoufflé en répondant à nos
questions matinales, le héraut de l’indie rock
californien nous prouve avec son troisième al-
bum solo que ce n’est pas le cas de son inspira-
tion. En promenade dans l’un des derniers
bastions posthippie d’Amérique, Portland,
dans l’Oregon, où il vit désormais, le totem du
rock-slacker (glandeur) est décidément l’un
des moins statiques de sa génération. Discus-
sion à quelques mois de la reformation de Pa-
vement pour le festival Primavera Sound à
Barcelone et Porto, grand raout indie qui doit
fêter en juin sa vingtième édition, si le climat
sanitaire le permet de nouveau : «Comme tout
le monde, je suis très connecté et les élections
et le coronavirus infectent bien entendu mon
esprit. Mais je n’écris pas la musique de ce
point de vue, je n’y pense pas comme à un outil
de résistance politique. C’est avant tout artisti-
que et collectif, jouer de la musique avec des
gens passe avant tout, ensuite on peut trouver
une narration et des paroles. Sur ce nouvel al-
bum, la musique devait être trippante, le reste,
on peut en parler sur Internet.»

Parade. Aujourd’hui quinquagénaire, l’an-
cien étudiant en histoire jemenfoutiste a fait
entrer en 2018 sa carrière dans une nouvelle
ère en trois temps. En 2018, l’intense Sparkle
Hard enregistré avec The Jicks laissait décou-
vrir des manipulations électroniques sur sa
voix. En 2019, l’album solo Groove Denied pre-
nait le poul des clubs de Berlin dans une pa-
rade synth-pop. Ce troisième album solo, Tra-
ditional Techniques, conçu en réalité plus tôt
en parallèle de Sparkle Hard, révèle un nou-
veau Malkmus, folk et acoustique, capable de
surprendre tout le monde, à commencer par
lui-même s’il pouvait en adresser une copie au
jeune punk californien de la fin des années 80.
Qu’il avance par étapes n’a rien d’étonnant
pour celui qui a toujours une formule dans la-
quelle s’affaler : guitare en roue libre, jam ses-
sions dopées par des textes drôles et poétiques
aux sens contorsionnés. Sa voix, qui vient tou-
jours contredire la justesse de ses mélodies, est
devenue un doudou pour les fans de Pave-
ment, pour qui les témoignages de sa vie dé-
sordonnée (Cut Your Hair, Spit on a Stranger
ou Range Life) sont devenus des hymnes. Mais
depuis l’album synth-pop à Berlin, Stephen
Malkmus est rentré à Portland et a dû compo-

ser, l’été 2019, avec la perte de son ami David
Berman, avec qui il avait fondé Silver Jews. «A
une autre époque, il aurait été impensable
pour moi de faire un jour un album acoustique.
Mes racines, c’est Sonic Youth, Dinosaur Jr.,
Echo and the Bunnymen. Pour moi, Crosby,
Stills, Nash, Young, c’était bien trop hippie. J’ai
appris plus tard à apprécier la musique folk et
acoustique grâce à un label comme Drag City
[maison mère de Ty Segall, Silver Jews, Jim
O’Rourke... et Pavement, ndlr] qui a apporté
une alternative psychédélique à cette scène
trop traditionnelle pour moi.»
Stephen Malkmus refuse ainsi de rouiller en
ferraillant avec le temps perdu. Avec Chris
Funk de The Decemberists, arrangeur en rési-
dence aux studios Halfing de Portland, où
Traditional Techniques a été enregistré, et le
guitariste Matt Sweeney, qui a souvent accom-
pagné Bonnie «Prince» Billy, il déploie une
nouvelle écriture plus intime mais aussi plus
transcendantale, où les jams explosives sont
reléguées au profit de plus d’harmonies.
Sur ACC Kirtan, aux chœurs inspirés de la
musique sacrée indienne, Malkmus se fait
méditatif et déroutant, avec en lieu et place du
sitar des instruments afghans joués par Qais
Essar et par le multi-instrumentiste Eric Zang.
«Les gens avec qui je joue sont des Américains,
c’est la musique de leurs ancêtres, mais ils vi-
vent aux Etats-Unis. On n’est pas allés chercher
des gens de Kaboul, ce qui aurait pu ou ne pas
être problématique d’ailleurs, tout dépend de
comment on crédite les gens. En ce moment, il
se passe des choses passionnantes pour la gui-
tare en Afrique de l’Ouest, avec tous ces groupes
dans la veine de Tinariwen», s’exalte-t-il. L’al-
bum s’appelle Traditional Techniques, mais
c’est «un titre d’album complètement ironique.
Je ne veux en aucun cas contribuer à cette tra-
dition d’hommes blancs jouant du bluegrass,
on n’a pas voulu s’incliner devant cette musi-
que. C’est plutôt une galerie des glaces des mu-
siques qui nous ont précédés.»
Un miroir déformant, donc, faisant ondoyer
les spectres du Velvet Underground sur What
Kind of Person ou Xian Man, et provoquant
une ellipse temporelle en insérant le lexique
du cyber dans des compositions au tain psy-
ché des 60’s. Par exemple le single Shadow-
banned, au thème très Black Mirror, qui évo-
que des existences glitchées et effacées par le

numérique. Lors de la sortie du clip (où l’on
croise un gratin indie transgénérationnel, de
Kim Gordon à Mac DeMarco), Malkmus pro-
posait un filtre pour selfie Instagram, permet-
tant d’utiliser son propre visage.

Triste pochette. Car ses 11 titres composés
sur sa 12 cordes acoustique ont tous une odeur
de patchouli, dont Stephen Malkmus a bien
conscience et qu’il tient à désactiver rapide-
ment, refusant de nous parler trop longue-
ment des groupes de rock 60’s qu’il affectionne
par exemple. La triste pochette de l’album, qui
représente un signe de paix dans lequel une
araignée est venue tisser sa toile en noir et
blanc, s’affiche bien loin du kaléidoscope des
13th Floor Elevators, dont Malkmus est un
grand fan. «On a voulu détourner ces signi-
fiants de la musique et des politiques de ces an-
nées 60 auxquelles les gens auraient pu raccro-
cher cet album, alors qu’en réalité il a été

composé dans un monde aux idéaux néolibé-
raux.» Alors l’Américain nous parle du tendre,
de l’amour, et de vulnérabilité : «En chantant
un peu plus bas, quand on n’est pas en mode
“waaahaha” et que les guitares ne sont pas
“vroum”, ça change aussi l’écriture», assure-t-il,
tonitruant. Sur Signal Western, il chante la co-
lonisation de l’autre, un concept qu’il utilise
«d’un point de vue personnel, dans une relation
déséquilibrée. Aimer, c’est un peu comme con-
taminer une personne». La musique n’y coupe
pas non plus. Si Kevin Morby, valeur sûre de
la nouvelle vague folk, a maintes fois dit sa
passion pour Pavement, sur Cash Up Stephen
Malkmus semble avoir été tout autant touché
par les compositions de cet héritier, pour lui
renvoyer amicalement la balle dans son camp.
Charline Lecarpentier

Stephen Malkmus Traditional
Techniques (Domino).

Stephen Malkmus,


folk embardées


Dans son troisième album
solo, le héraut de Pavement
et du rock indé américain
prend de nouveaux chemins.

Stephen Malkmus, le 11 décembre. Photo Samuel Gehrke

Sur «ACC Kirtan»,


aux chœurs inspirés


de la musique sacrée


indienne, Malkmus


se fait méditatif
et déroutant.
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