Les Echos - 23.03.2020

(Tina Sui) #1
LE
COMMENTAIRE

d’Agnès
Verdier-Molinié

Les héros du quotidien face à la crise


V


oilà, nous y sommes, le tsu-
nami du virus arrive sur
nous. Il est trop tôt pour dire
encore de quoi demain sera fait et
dans quel mur de la récession nous
allons nous cogner ensuite. Une
chose est certaine, p endant que nous
combattons le virus et sa propaga-
tion, nous devons empêcher nos
entreprises mises brutalement à
l’arrêt de faire faillite donc évidem-
ment reporter les échéances de coti-
sations sociales et d’impôts même si
cela coûte à court terme plus de
30 milliards. Et booster les règles du
chômage partiel même si les comp-
tes de l’Unedic vont virer au rouge vif.
Si le temps n’est pas à la polémi-
que, nous savons d’ores e t déjà que l e
déficit public de 2020 sera de 3,9 %
ou plus, que la dette pourrait attein-
dre les 105 % du PIB et que nous ris-
quons une crise de la dette après la
crise sanitaire.... Depuis la précé-
dente crise de 2008, nous avons

malheureusement tardé à mener
les réformes pour équilibrer nos
comptes, nous avons procrastiné
sur le report de l’âge à la retraite et
sur bien d’autres dossiers. Nous
avons joué les enfants gâtés avec des
grèves sans fin qui ont déjà coûté
très cher à nos entreprises.
Depuis la précédente crise de
2008, nous avons tardé à mener les
réformes pour équilibrer nos c omp-
tes, nous avons procrastiné sur le
report de l’âge à la retraite et sur tant
d’autres dossiers. Nous avons joué
les enfants gâtés avec des manifesta-
tions et des grèves sans fin qui ont
déjà couté cher à nos entreprises
Nos partenaires du nord de
l’Europe ont, pendant la période de
croissance, réduit leur dette et équi-
libré leurs comptes et sont, de facto,
plus forts pour affronter la crise. Ils
craignent moins que l’Italie, l’Espa-
gne et même la France l’augmenta-
tion des taux sur leurs dettes même

achats, sur les investissements
depuis des années pour payer les
dépenses courantes, sans vision
« stratégique ». Résultat : nos soi-
gnants n’ont pas assez de masques
alors que nous devrions tous en
avoir à l’heure qu’il est.
Nous sommes en retard aussi sur
le plan technologique. Pourquoi
n’avait-on accepté dans la loi santé la
téléconsultation qu’à condition
d’avoir déjà vu le médecin de visu
avant? Pourquoi sommes-nous réti-
cents, en état d’urgence sanitaire, à
tracer les déplacements, utiliser la
reconnaissance faciale et la prise de
température par caméra comme
cela s’est fait en Corée du Sud pour
enrayer l’épidémie avec succès? Nos
carcans sont étriqués. Cette guerre
sanitaire est aussi technologique.
Gagner la guerre sanitaire passe
enfin par un Etat régalien qui fait
respecter les règles du confinement
dans tous les quartiers, y compris

« sensibles », qui affermit les forces
de sécurité intérieures, les forces
armées et maîtrise le pénitentiaire,
loin de l’Etat social auquel nous
sommes habitués.
Reste un hommage aux invisi-
bles, aux soutiers de la logistique :
un immense merci aux héros que
sont les soignants des hôpitaux
publics et privés, médecins généra-
listes, agriculteurs, transporteurs
routiers, boulangers, bouchers,
gérants et salariés des supermar-
chés, expert-comptable, avocats,
banquiers... Sans parler des phar-
maciens, hôteliers, taxis, et de
l’industrie textile qui fabrique des
masques dans l’urgence. A tous ces
acteurs et entreprises qui évitent
l’asphyxie de la France et à tous les
Français qui respectent le confine-
ment, merci.

Agnès Verdier-Molinié est
directrice de la Fondation Ifrap.

si la BCE fera tout – 750 milliards
annoncés le 19 mars – pour acheter
de la dette souveraine et empêcher
les taux de monter.
Il faudra en temps utile tirer tou-
tes les leçons de cette crise histori-
que, notamment sur le fait que nous
avons laissé partir nos forces de pro-
duction industrielles hors de
France, en grande partie pour des

raisons fiscales dues à la mauvaise
gestion de la dépense publique dans
un pays incapable de faire la diffé-
rence entre un euro bien dépensé et
un euro mal dépensé.
On le voit bien, sur le sujet du
stock de masques, on rogne sur les

Il faudra en temps
utile tirer toutes
les leçons de cette
crise historique.

engendrée par le choc, il faudra se
rendre à l’évidence : la santé et la
protection sociale sont des biens
précieux, mais ils ont aussi un coût.
Ce qui doit fatalement nous amener
à choisir.
Nous pourrons, nous devrons
faire des choix différents, trouver
un nouvel équilibre entre des exi-
gences contradictoires. Au sortir de
l’épidémie, il semblera par exemple
logique de décupler le nombre de
lits de réanimation dans les hôpi-
taux français. Mais nombre de ces
lits ne serviraient peut-être qu’une
fois par siècle alors que l’argent blo-
qué pourrait pu être affecté à des
dépenses de santé plus utiles à
court terme.

Une santé déjà
largement publique
Nous devrons aussi remettre en
cause des choix passés. L’Allema-
gne compte, par exemple, deux fois
plus de lits de soins intensifs que la
France avec la même dépense de
santé (nombre d e lits rapportés à la
population, dépenses en % du PIB).
Devrons-nous aussi placer
davantage de biens et de services
hors du marché? En France, l’éco-
nomie de la santé est déjà large-
ment publique, à la fois à travers
ses grandes institutions (hôpitaux)
et son financement. Si les acteurs
privés sont nombreux dans le sec-
teur (médecins libéraux, cliniques,
laboratoires, pharmacies), ils sont
soumis à des réglementations
publiques sans équivalent dans
aucun autre secteur – à l’exception
de la finance.
Comme l’affirme l’économiste
Jean Tirole (*), « le marché et l’Etat
sont complémentaires, et non des
substituts comme le veut souvent le
débat public ». A l’évidence, l’épidé-
mie doit nous amener à nous inter-
roger sur leur complémentarité, à
déplacer la frontière entre l’un et
l’autre. Mais il faut le faire en ayant
conscience des forces et des fai-
blesses du marché comme de
l’Etat. « Bénéficier des vertus du
marché requiert souvent d e s’écarter
du laissez-faire », écrit ainsi joli-
ment le Nobel d’économie 2014.
Pour garantir l’approvisionne-

ment en biens essentiels comme
des produits alimentaires, des
médicaments, ou des masques de
protection en temps d’épidémie,
l’Etat peut légitimement imposer
des contraintes de production
locale. Mais il doit le faire en toute
cohérence, en affichant le coût de
cette contrainte, en évitant de créer
une rente injuste. Pour mieux pré-
server la santé, nous p ouvons a ussi
parfaitement décider d’augmenter
l’argent que nous y consacrons.
Mais il serait préférable que cette
dépense soit efficace. Ce qui passe
par des améliorations du système
de santé, dont l’organisation est
loin d’ê tre idéale. Oui, il faudra
faire bouger les lignes. Partout.

(*) « Economie du bien commun »,
PUF, 2016.

L’épidémie va faire bouger


la frontière entre Etat et marché


Jean-Marc Vittori
@jmvittori

Dans la lutte contre l’é pidémie,
l’Etat est au centre de l ’action. E t il v a
rester omniprésent bien au-delà de
la crise sanitaire. Emmanuel
Macron l’a dit dans son discours du
12 mars : « Ce que révèle cette pandé-
mie, c’est qu’il est des biens et des ser-
vices qui doivent être placés hors des
lois du marché. » La santé g ratuite et,
plus largement, la protection
sociale « ne sont pas des coûts ou des
charges, mais des biens précieux ». A
en croire le président de la Républi-
que, il faut « reprendre le contrôle »
de notre alimentation et notre envi-
ronnement. Son ministre de l’Eco-
nomie, Bruno Le Maire, annonce
des nationalisations.

De l’ENA à Rothschild
Dans un pays où la confiance en le
marché est si faible, ces mots frap-
pent fort. Ils r évèlent aussi l’ambiva-
lence du chef de l’Etat. Né dans une
famille de médecins attachés au
service public (sa mère travaille à la
Sécu, son père à l’hôpital), Emma-
nuel Macron passe par l’Ecole
nationale d’administration. Mais il
réussit ensuite comme banquier
privé chez Rothschild et Cie, une
forme de quintessence du capita-
lisme. D ans sa campagne électorale
de 2017, il promet de « libérer le tra-
vail et l’esprit d’entreprise » et parle
davantage de réduire la dépense
publique (sans dire comment) que
d’accroître les soins de santé.
Seul président de la Ve Républi-
que, avec Georges Pompidou, à avoir
connu à la fois le public et le privé,
Emmanuel Macron revient vers la
prééminence de l’Etat en pleine
crise sanitaire. Il le fait instinctive-
ment, mais aussi logiquement.
L’Etat a été créé pour protéger les
habitants d’un pays. Il les a protégés
des agressions venues de contrées
voisines, puis d’autres périls. La lutte
contre les épidémies a été l’occasion
de sa première incursion dans le
domaine de la santé, il y a bien long-
temps. Dans pareille circonstance,
lui seul a le pouvoir de mobiliser,
d’organiser – et de confiner.

Des lits utiles
une fois par siècle?
La suspension de libertés indivi-
duelles, comme le droit de circuler,
devient alors une condition du
bien-être collectif. Quel que soit le
régime, autoritaire ou libéral. Dans
l’urgence d’une épidémie, le mar-
ché est un outil inopérant.
Il en ira autrement quand le fléau
aura disparu. Après l’émotion

L’ANALYSE
DE LA RÉDACTION
Les dégâts du corona-
virus nous amèneront
logiquement
à repenser la place
de l’Etat et du marché.
Mais ils ne feront pas
disparaître les coûts
entraînés par
le déplacement
de la frontière
entre l’un et l’autre.

Boll pour « Les Echos


»


D
Les points à retenir


  • Seul président de
    la Ve République, avec Georges
    Pompidou, à avoir connu
    à la fois le public et le privé,
    Emmanuel Macron revient
    vers la prééminence de l’Etat
    en pleine crise sanitaire.

  • Seul l’Etat a le pouvoir
    de mobiliser, d’organiser

    • et de confiner. La suspension
      de libertés individuelles,
      comme le droit de circuler,
      devient alors une condition
      du bien-être collectif.



  • Dans l’urgence
    d’une épidémie, le marché
    est un outil inopérant.

  • Quand le fléau aura disparu,
    il faudra se rendre à l’évidence :
    la santé et la protection sociale
    sont des biens précieux,
    mais ils ont aussi un coût.

  • Devrons-nous placer
    davantage de biens et
    de services hors du marché?

  • A l’évidence, l’épidémie doit
    nous amener à nous interroger
    sur la complémentarité
    de l’Etat et du marché.


Les Echos Lundi 23 mars 2020 // 11


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