Les Echos - 23.03.2020

(Tina Sui) #1

14 // IDEES & DEBATS Lundi 23 mars 2020 Les Echos


sciences


INTERVIEW// JOCELYN RAUDE Enseignant-chercheur en psychologie sociale
à l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP)

Coronavirus : « La peur suscitée par une


maladie est décorrélée du nombre de morts »


Propos recueillis par
Yann Verdo
@verdoyann

L


es sciences humaines et sociales
se sont massivement emparées
de l’épidémie d e Covid-
comme objet d’études. Phénomènes de
panique collective, impact psychologi-
que du confinement, propagation des
rumeurs... Tour d’horizon avec un
expert en psychologie sociale.

Comment expliquez-vous la peur
suscitée par le nouveau coronavi-
rus, qui semble totalement irra-
tionnelle si l’on compare son bilan
aux 10.000 morts que cause tous les
ans en France, dans l’indifférence
générale, la grippe saisonnière?
La grippe saisonnière est un phénomène
qui revient chaque année et auquel on
est habitué, ce qui diminue très forte-
ment le risque perçu. Cet effet d’habitua-
tion est puissant et joue à plein, par
exemple, pour les cancers liés à l’alcool
ou a u tabac, qui f ont énormément de vic-
times mais pas assez peur pour empê-
cher les gens de boire ou de fumer. La
perception que l’on a du risque d’une
maladie est relativement décorrélée du
nombre de morts qu’elle provoque,
comme l’écrivait déjà, dès la fin du
XIXe siècle, un médecin écossais qui fai-
sait ce constat pour diverses maladies
infectieuses alors répandues, comme la
rougeole, la coqueluche ou la scarlatine :
parce que familières, elles étaient moins
redoutées que d’autres, alors qu’elles fai-
saient d e loin le plus de victimes. Dans l es
années 1970, le professeur de psycholo-
gie américain Paul Slovic, qui est le fon-
dateur de la psychologie du risque, a
montré, avec le futur prix Nobel d’écono-
mie, Daniel Kahneman, que notre per-
ception des risques est structurée selon
deux critères. Le premier est le niveau de
non-familiarité, de méconnaissance : on
a peur de ce qu’on ne connaît pas. Cette
aversion à l’incertitude e st modulée dans
un sens ou dans l’autre par le second cri-
tère : la plus ou moins g rande contrôlabi-
lité perçue. Dès lors qu’il apparaît qu’une
maladie émergente peut être contrôlée,
son caractère anxiogène s’atténue forte-
ment. Les antirétroviraux efficaces l’ont
montré pour le VIH.

Cette perception du risque est un
phénomène dynamique ; comment
évolue-t-elle dans le temps?
Elle évolue en effet, ses diverses compo-
santes étant plus ou moins prégnantes
selon le temps écoulé. Au début d’une
épidémie, c’est la composante émotion-
nelle – la réaction affective – qui prime.
Puis une autre composante, qu’on peut
qualifier de « cognitive », vient partielle-
ment prendre le relais pour réguler la
première. Il se trouve que les Homo
sapiens sont très forts pour mettre en
place des dispositifs cognitifs, indivi-
duels ou collectifs, leur permettant
d’apaiser leurs peurs. Sur le plan indivi-
duel, ce sont les « recettes de grand-
mère » que l’on se partage de proche en
proche et qui nous donnent une illusion
(le plus souvent trompeuse) de maîtrise.
Sur le plan collectif : les récits mythiques
qui se construisent pour s’immuniser
collectivement contre le risque, le met-
tre à distance – par exemple, en inven-
tant des f ables complotistes qui font que,
de toute façon, puisqu’« on nous ment »,
ça ne sert à rien de prendre des précau-
tions... Un exemple typique d e ce phéno-
mène est le « scénario de guerre bacté-
riologique » qu’on voit apparaître à
chaque épidémie, que ce soit celle du
chikungunya à La Réunion en 2005-
2006 ou celle de la grippe A (H1N1) en
2009-2010 : l’idée que le virus a été déve-
loppé en laboratoire par l’armée ou les
services secrets, etc. Paradoxalement, le

rôle de ces récits mythiques est de nous
immuniser contre la peur. A ces deux
composantes s’ajoute enfin la compo-
sante sociale. Nos données recueillies il y
a trois semaines ont montré que les
Français étaient exagérément optimis-
tes vis-à-vis du coronavirus : 50 % des
personnes interrogées se considéraient
comme moins à risque que leurs conci-
toyens, contre 45 % autant à risque et
5 % plus à risque. Ce qui, bien sûr, est
mathématiquement impossible!

L’anxiété, la peur, la panique...
ne concernent-elles que le virus
lui-même?
Non, elles sont à un double niveau. Il y a
d’abord la peur pour sa santé, liée au
virus lui-même. Il semblerait que cel-
le-ci ne concerne qu’une petite minorité
de gens : d’après nos données, seuls de 5
à 10 % des Français se disaient très
inquiets pour leur santé, le reste de la
population étant plus serein, et donc
plus attentiste. Mais cette minorité
angoissée adopte des comportements
extrêmes ou aberrants qui deviennent
eux-mêmes source d’inquiétude pour le
reste de la population, générant des
peurs q ui ne concernent plus le virus l ui-
même mais les conséquences sociales
du virus. C’est le phénomène bien étudié
des anticipations autoréalisatrices :
parce qu’une minorité craint la pénurie
et se rue sur les biens de première néces-
sité, ceux-ci effectivement connaissent
des ruptures de stock qui obligent les
autres à faire de même, par mimétisme.
C’est ce qu’on appelle, en psychologie
sociale, les « paniques rationnelles ».

Les mesures de confinement
décidées par le gouvernement,
et le ton très martial du président
de la République (« Nous sommes
en guerre »), sont-ils rassurants
ou anxiogènes?
On ne le sait pas encore, mais on le saura
très vite! Ce qui est sûr, c’est qu’il y a bien
longtemps que les Français n’avaient
pas connu de telles mesures en temps de
paix. Les pratiques du confinement et de
la quarantaine sont très anciennes, elles
remontent au moins à l’Antiquité, mais
elles avaient disparu du paysage depuis
les grandes épidémies de choléra, de
variole ou de typhus au XIXe siècle.
Comment seront-elles acceptées et
donc respectées? On verra... Au début
de la pandémie de grippe A (H1N1), en
2009, alors qu’on ne savait pas encore
quelles mesures seraient prises pour
contrer sa propagation, on avait inter-
rogé les Français sur leur perception. Il

Par rapport aux grandes
pandémies mondiales
que l’humanité a connues par
le passé, nous avons aujourd’hui
des chaînes et radios d’infor-
mation en continu, sans parler
d’Internet et des réseaux sociaux.
Comment cette immense caisse
de résonance influe-t-elle
sur notre perception du risque
et notre niveau d’anxiété?
C’est en effet un élément complètement
nouveau, non seulement par rapport à
l’époque de la grippe espagnole, mais
même de celle du SRAS en 2003 et de la
grippe A (H1N1) en 2009-2010. On man-
que encore de données là-dessus, mais
j’ai plutôt le sentiment que cela amplifie
la perception du risque et l’anxiété. Ces
médias, et surtout ces réseaux sociaux,
sont un formidable facteur d’accéléra-
tion : on a accès plus vite à l’informa-
tion, certes, mais aussi à la désinforma-
tion. Les effets loupe se multiplient.

Les « effets loupe »?
Vous partagez, via les réseaux sociaux,
une image que vous avez trouvée sur
Internet et qui semble liée à la situation
actuelle (par exemple des files d’attente
gigantesques à la porte des magasins),
mais qui n’a en fait rien à voir et a été
prise dans un tout autre contexte. Tou-
tes ces rumeurs, ces effets loupe créent
ce qu’on appelle de la « disponibilité »,
laquelle amplifie les phénomènes de
panique rationnelle dont je vous ai
parlé. Par les réseaux sociaux, vous êtes
exposés à un large éventail de compor-
tements ou situations extrêmes ou
aberrants, et, que tous ces exemples
soient fondés ou non, ils accroissent le
niveau d’inquiétude.

L’épidémie de Covid-19 a son lot
de fake news, qui sont, elles aussi,
d’une extrême viralité...
Que pouvez-vous nous dire
sur ces rumeurs qui font le tour
de la planète en quelques heures?
Le sociologue Gerald Bronner l’a très
bien d it : plus une information est anxio-
gène, plus elle a de valeur sur ce qu’il
appelle le « marché cognitif ». Les étu-
des ont montré que les informations
inquiétantes ou négatives captent beau-
coup plus l’attention et sont bien mieux
retenues que les autres. Leur poids
cognitif, en termes d’attention et de
mémorisation, est deux fois plus élevé
que celui des bonnes nouvelles. Cette
première épidémie de l’ère digitale aura
beaucoup à nous a pprendre sur tous c es
mécanismes !n

« Les Homo sapiens sont
très forts pour mettre en
place des dispositifs
cognitifs, individuels ou
collectifs leur permettant
d’apaiser leurs peurs. »
Photo Adrian Dennis/AFP

était apparu que les mesures barrières
individuelles apparaissaient pour beau-
coup plus efficaces que les mesures col-
lectives de confinement : 90 % jugeaient
efficace de se laver des mains et 70 % de
porter des masques, contre 55 % de limi-
ter les transports publics et 45 % de fer-
mer les écoles.

Ce confinement a-t-il un impact
fort sur le moral, voire la santé
mentale des personnes?
Incontestablement. Fin février, la revue
britannique « The Lancet » a publié une
étude de synthèse passant en revue toute
la littérature disponible sur le sujet, et
cette méta-analyse réalisée par le King’s
College de Londres montrait que
l’impact psychologique de ces mesures
de confinement est loin d’être négligea-
ble. Obliger les gens à rester l onguement
confinés chez eux a des effets psycholo-
giques négatifs incluant des symptômes
de stress post-traumatique, de la confu-
sion et de la colère. Cela vient réactiver
notre répertoire d’émotions de base :
peur, colère, frustration.

Des « émotions négatives »
qui risquent d’être exacerbées si ce
confinement strict se révèle insuffi-
sant pour endiguer l’épidémie...
Oui. Si même les mesures les plus extrê-
mes ne parvenaient pas à augmenter la
contrôlabilité perçue du risque, autre-
ment dit si la population avait le senti-
ment que les pouvoirs publics ont « tiré
leur dernière cartouche » sans résultat,
el le se trouverait placée dans une situa-
tion extrêmement anxiogène. C’est le
risque inhérent à toute réponse maxi-
maliste. Cela dit, on sait bien, en psycho-
logie du risque, qu’il est infiniment
moins dévastateur, politiquement par-
lant, d’ê tre accusé d’en avoir fait trop que
pas assez...

« Obliger les gens
à rester longuement
confinés chez eux
a des effets
psychologiques
négatifs incluant des
symptômes de stress
post-traumatique,
de la confusion et de
la colère. »

o


L’ÉTUDE


Coronavirus :


les cas déclarés, partie


émergée de l’iceberg


L


e recul que l’on commence à avoir sur ce qui
’est passé dans la province de Wuhan au
mois de janvier permet aux épidémiologistes
d’affiner leurs analyses. Une étude parue le 16 mars
dans la revue « Science » a repassé au peigne fin
toutes les données disponibles pour mieux
comprendre cette phase de gestation de la future
pandémie mondiale. Elle conclut que, entre le 10 et
le 23 janvier (date à laquelle des mesures de
restriction des déplacements ont été prises par
les autorités chinoises), 86 % des contaminations
survenues dans la province de Wuhan ont échappé
au radar sanitaire. Ces contaminations « non
documentées » ont été à la source de 79 % des cas
officiellement rapportés. Ce décalage entre la partie
émergée de l’iceberg et sa partie immergée
n’est évidemment pas propre à ce premier foyer de
l’épidémie. Ce qui fait dire au chercheur américain
Jeffrey Shaman (Université de Columbia), principal
auteur de l’étude parue dans « Science », que, « dans
la plupart des pays développés », « il y a sans doute
entre 5 et 10 fois plus » de cas réels que de cas testés
positifs. Une analyse en ligne avec les récentes
déclarations du gouvernement britannique, par
exemple. Alors que le nombre de cas officiellement
recensés au Royaume-Uni était alors de 1.950,
le conseiller scientifique de Boris Johnson estimait
« raisonnable » d’estimer autour de 55.000 le
nombre réel d’infections. L’épidémie avance
en grande partie masquée, raison pour laquelle
elle s’est si largement propagée.—Y. V.


L


a France vit sur l’illusion d’avoir la meilleure
médecine du monde. Cette impression
trompeuse lui vient de la longévité
des Français, de l’importance des moyens affectés à
la médecine et de la facilité d’accès aux soins. Mais
l’étude des chiffres de 2019 de l’OCDE nous montre
que la réalité est tout autre! En effet, que nous disent
ces chiffres? La longévité dans notre pays? elle
stagne. Quant au financement public de la santé,
il est certes très haut – c’est le deuxième au monde –
mais cela n’empêche pas le système de souffrir de
problèmes criants. Ainsi du nombre d’infirmières
en activité : très bas en 2000, il remonte depuis mais
ne fait ainsi que rattraper la moyenne des pays
développés. Le nombre d’infirmières formées dans
notre pays reste d’ailleurs inférieur à la moyenne.
Et je ne parle pas de leur rémunération, l’une
des plus basses qui soient! La situation est tout aussi
mauvaise pour les médecins, avec seulement
3,2 praticiens pour 1.000 habitants en France
(un taux nettement en dessous de la moyenne
de l’OCDE), une moyenne d’âge beaucoup plus
élevée qu’ailleurs, un nombre d’é tudiants plus bas



  • ce qui veut dire que le rattrapage n’e st pas en cours.
    Enfin, la rémunération des médecins hospitaliers
    est plus basse que la moyenne des pays de l’OCDE.
    Pour ce qui est des grands équipements (qu’il
    s’agisse des scanners ou des appareils de résonance
    magnétique nucléaire) et de la modernisation des
    hôpitaux, la France accuse un retard absolument
    considérable, qui empêche le déploiement des
    technologies de pointe dans notre pays. Pourtant,
    la France compte plus de lits d’hôpital par habitant
    que les autres pays. Son problème réside moins
    dans les sommes dépensées par tête d’habitant
    que dans la gestion et l’organisation du système
    hospitalier. Tout cela explique qu’e n situation
    de crise, les hôpitaux français se trouvent vite
    débordés. Ils peuvent fonctionner « en routine »,
    mais n’ont pas de réserve pour faire face aux
    événements chaotiques. L’épidémie de coronavirus
    éclaire cette défaillance de façon cruelle.


Didier Raoult est professeur de microbiologie
à la faculté de biologie de Marseille.


Un si fragile secteur


hospitalier...


LA
CHRONIQUE
de Didier Raoult

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