Les Echos - 23.03.2020

(Tina Sui) #1
ÉPIDÉMIE// Le centre hospitalier Simone-Veil de Beauvais libère des services entiers
pour accueillir la nouvelle vague de malades qui s’annonce. Une plongée exclusive
dans ses couloirs, et au sein de ses réunions de crise.

« J’ai vu les médecins dans

un état de sidération »

Valérie de Senneville
@VdeSenneville


D


eux patients en réanimation sont
morts durant la nuit. Il faut du maté-
riel supplémentaire. L’urgence est
vitale. « Les ventilateurs supplémentaires sont
partis il y a trente minutes de Paris », annonce
le docteur David Luis, chef du service de réa-
nimation. Autour de la table de réunion, tous
le regardent. Les visages sont tendus, les
traits fatigués. Même pas le temps de se
réjouir ou d’être simplement soulagé par
cette bonne nouvelle.
Il est 11 heures, mardi 17 mars. Comme
tous l es jours, depuis t rois semaines, l e chef
du Samu, les médecins infectiologues,
urgentistes, hygiénistes et réanimateurs,
mais aussi les c adres d e santé (ceux qui diri-
gent le personnel non médical, les infir-
miers, les aides-soignants...) et l’équipe de
direction du centre hospitalier Simone-
Veil de Beauvais se regroupent pour la réu-
nion de crise.
« Les Echos » ont passé une journée avec
le personnel de cet hôpital, parmi les pre-
miers frappés par la pandémie de Covid-19.
C’est à l’hôpital de Creil, à quelques kilomè-
tres de là, qu’avait été pris en charge le pre-
mier patient à devoir mourir du virus, après
son transfert à Paris. C’était le 25 février.
Depuis, l’épidémie s’est propagée comme
une traînée de poudre. « Chaque jour, des
questions nouvelles surgissent », confie Eric
Guyader, le directeur du centre hospitalier.
A ce jour, plus de 9.000 cas de contamina-
tion sont confirmés en France, et l’hôpital
de Beauvais s’attend à une arrivée massive
de malades dans les prochains jours. Il faut
trouver un moyen d’isoler les patients à
leur arrivée aux urgences et dans les servi-
ces. Et vite. Ce matin, il faut donc discuter
d’un nouveau « parcours patient » : la
veille, décision a été prise de déprogram-
mer toutes les opérations chirurgicales
non urgentes, générant une meilleure
capacité d’accueil, allant de pair avec un
plus grand nombre de lits. Parallèlement,
un patient en orthopédie a été testé positif
au Covid-19. Un moyen doit être trouvé
pour isoler les personnes qui, jusqu’alors,
étaient traitées pour une autre pathologie.


« Ça va finir au 15 »
« On maintient la radiothérapie. Mais les
patients continuent à appeler pour des visites
qui sont déprogrammées. Le standard est
saturé », commente Charlotte Kovar, la
directrice des affaires générales, qui d étaille
la nouvelle organisation spatiale et médi-
cale des urgences. « Il faut que les patients
aient un conseil médical, sinon ça va finir
au 15 [le numéro du Samu, NDLR] », fait
remarquer un médecin. « Les patients
atteints d e maladies chroniques doivent avoir
une réponse », ajoute Eric Guyader.
Aux urgences, « on va mettre en place un
circuit dissocié », explique Charlotte Kovar.
Les malades seront répartis en deux c atégo-
ries : les Covid et les non-Covid. Cinq boxes
individuels vont être créés pour accueillir
les porteurs du virus. « Imaginons qu’un
patient arrivant à l’occasion d’un Covid ait
fait l’objet d’une fracture. Il sera envoyé dans
le secteur Covid », donne-t-elle en exemple.
Dix-sept lits supplémentaires sont installés
à côté des urgences.
La gestion de la pandémie vire au casse-
tête sanitaire et administratif. La dépro-
grammation des opérations a également
libéré des l its : « La p neumologie remonte au
5 e étage, le digestif au 4e », commence à
expliquer la directrice. A la fin de la réu-
nion, tout le 2 e étage est libéré et 64 lits sup-
plémentaires sont trouvés pour accueillir
et i soler des malades du Covid-19. Une clini-
que privée propose, par ailleurs, 20 lits « en
unité de surveillance Covid ». « Quand vous
déplacez les malades, pensez bien à nous
avertir de l’étage où ils se trouvent, sinon il va
y avoir de la perte de chances », prévient le
docteur David Luis.
« Comment fait-on avec les visites? » inter-
roge une cadre de santé. L’hôpital comporte
une maternité et un service de gériatrie
important. Une seule visite par famille est
tolérée, mais l’instruction a du mal à être res-
pectée : « On ne peut pas interdire aux proches
de voir leur parent en soins palliatifs. C’est une
question d’intelligence des situations, on doit
rester humain », temporise Eric Guyader.
« En pédiatrie, on a fait des certificats de pré-
sence », souligne la chef de service pédiatrie.
« Il faut voir ce qui fonctionne pour recenser les
bonnes pratiques », conclut le directeur. La
réunion est finie. La gestion du temps médi-


pes. Une « zone de débordement » a été créée
au niveau du Samu pour gérer les appels sur-
numéraires et les envoyer vers les antennes
du Nord et de la Somme.
Après un premier t ri, les appels sont trans-
férés vers le personnel médical. Une voix à
l’accent du Sud répond au téléphone.
« J’arrive de Toulouse », confie une ancienne
infirmière appelée en renfort, comme
d’autres médecins réquisitionnés par Santé
publique France (la réserve sanitaire).
Comme le Samu, les services de réanima-
tion sont en première ligne. La phase la plus
aiguë de la maladie provoquée par le
Covid-19 nécessite pour les patients les plus
atteints l’aide d’une assistance respiratoire
vitale. Les médecins, infirmières et aides-soi-
gnants glissent comme des ombres, le
regard en alerte sur ces portes qui restent
closes et derrière lesquelles on aperçoit les
respirateurs branchés. On retrouve dans
une petite salle sans fenêtre trois médecins et
une cadre de santé qui grignotent s ur un coin
de table. « Il n’y a plus de self », s’excusent-ils.
Certains n’ont pas dormi depuis trop long-
temps. « On reste la seule réa ouverte dans la
nuit », nous explique le docteur Jack Riche-
coeur. « Il faut absolument étaler la courbe [de
progression du virus, NDLR] », insiste-t-il.
Pour éviter d’être submergé, il a mis en place
avec son équipe un « score d’alerte et de gra-
vité », pondéré de plusieurs constantes – fré-
quence cardiaque, saturation artérielle... –,
qui donne aux autres médecins et soignants
une échelle de gravité pour appeler ou non le
service de réanimation.
C’est la course contre la montre pour com-
battre le virus. Au c entre hospitalier d e Beau-
vais, la fatigue est d’autant plus palpable qu’il
a dû gérer l’arrivée des premiers patients
contaminés après la fermeture du service de
réanimation de Creil, le 26 février. L’hôpital
de Compiègne se retrouve également en
grande difficulté.

« Nous avons dû passer en deux jours de 11
lits de réanimation à 17 pour prendre en par-
tie les patients de Creil et de Compiègne », se
souvient Eric Guyader. L’hôpital de Beau-
vais e st le d euxième centre hospitalier géné-
ral de Picardie. En temps normal, il compte
près de 800 lits.
En plus des places de réanimation, une
unité Covid appelée « zone Bleue » a été
créée, mais elle s’est trouvée, elle aussi, très
vite débordée. « On a démarré l’unité Covid
avec l’idée de traiter 5 malades. Dès le jeudi 27,
on s’aperçoit que 5 lits ne vont pas suffire. On
installe une cellule de crise et on passe à 12 lits
en début d’après-midi. En fin de journée, on
est à 15 », raconte Eric Guyader.

Prioriser le patient
La crise de l’hôpital public n’e st pas le sujet
du moment, mais elle reste dans toutes les
têtes. « On ne se pose pas de questions. On
reste dans notre rôle : on priorise les
patients », souligne Guillemette Bunel, la
cadre de santé du service de réanimation.
Pourtant, les affiches « Urgences en grève »
sont restées placardées sur les portes. « La
crise sanitaire est un extraordinaire révéla-
teur de la capacité de l’hôpital public à se
mobiliser et à répondre à une urgence qui con-
cerne toute la population. C’est aussi un révé-
lateur de l’extraordinaire richesse de notre
système de santé. On est capable de faire
preuve d’intelligence collective pour trouver
les meilleures réponses possible sur le plan
professionnel, clinique et humain. Ça ne veut
pas dire qu’un certain nombre de p roblémati-
ques concernant l’hôpital public ne doivent
pas être réglées, au contraire ; cela montre
toute l’utilité du système de santé, l’impor-
tance d’avoir u n système où l es professionnels
sont réellement reconnus pour la mission
qu’ils assurent », conclut Eric Guyader. Une
reconnaissance rarement à la hauteur de
leur mission et de leur engagement.n

ration. Ils ont pourtant l’habitude de gérer des
urgences, mais là, ils m’ont dit : “On prend la
vague et personne ne s’en rend compte” », se
rappelle Eric Guyader.
Logé au Centre hospitalier Simone-Veil de
Beauvais, le Samu 60 intervient sur tout le
département. « Le 25 février, nous avons
ouvert 453 dossiers, ce qui correspond à une
journée normale. Le 26, ça s’envole! Le 28, on
dépasse la barre des 1.000 dossiers, pour
atteindre 1.392, le 2 mars. Depuis, on oscille
entre 1.000 et 1.300 nouveaux dossiers par
jour. C’est un travail monstrueux pour trouver
des solutions, rassurer les gens, comprendre ce
qui se passe. Le tout vient se percuter avec des
urgences vitales à gérer », raconte le médecin.
Face à la peur du virus, t ous les appels con-
vergent vers le « 15 » : les urgences, mais
aussi des personnes qui ne trouvent pas de
généraliste, qui ont des signes symptomati-
ques et veulent savoir s’ils ont le Covid. Cer-
tains généralistes désorientés recomman-
dent à leurs patients suspectés d’être
contaminés d’appeler le service d’urgence
avant de venir les voir...

Zone de débordement
« C’est très inquiétant. Si, en même temps,
quelqu’un fait un infarctus, vous êtes à la
minute près », explique Thierry Ramaheri-
son. Pour le spécialiste, « la difficulté du
Samu dans cette séquence, c’est à la fois de
gérer un nombre d’appels exponentiel et de
conduire de plus en plus de déplacements et de
prises en charge par les équipes SMUR [ser-
vice d’intervention du Samu, NDLR], extrê-
mement chronophages. D’autant que l’on est
au tout début de l’épidémie : les équipes en
place s’interrogent sur les tenues à porter, les
gestes à faire pour décontaminer le véhicule.
Tout l’apprentissage doit se faire en accéléré,
dans un contexte anxiogène. »
Dans l’urgence, des associations de pro-
tection civile sont venues renforcer des équi-

cal est vitale. Or la panique provoquée par la
pandémie vire parfois au cauchemar. Pour
que l’on comprenne, le docteur Thierry
Ramaherison, le chef du Samu, nous tend
son portable. Sur l’écran, la photo d’un ordi-
nateur affichant des dizaines de lignes rou-
ges. « C’était fou », se souvient-il en mémoire
de ce début février où fut annoncé le premier
décès dû au coronavirus.
Les régulateurs qui reçoivent et trient les
appels du « 15 » ont dû enregistrer les
demandes à un rythme effréné, conduisant à
une embolie complète du secours médical
d’urgence dans le département. « Franche-
ment, personne n’aurait pu imaginer ce scéna-
rio. On a pris le train en pleine vitesse, sans
avoir le temps d’anticiper. Le premier jour, j’ai
vu les médecins du Samu dans un état de sidé-

« La crise sanitaire
est un extraordinaire
révélateur de la
capacité de l’hôpital
public à se mobiliser
et à répondre à une
urgence qui concerne
toute la population.
C’est aussi un
révélateur de
l’extraordinaire
richesse de notre
système de santé. »
ÉRIC GUYADER
Directeur du centre hospitalier
Simone-Veil de Beauvais

A Beauvais comme dans les autres hôpitaux de l’Hexagone, on s’attend à une arrivée massive de malades dans les prochains jours. Photo Sebastien Ortola/RÉA

Les Echos Lundi 23 mars 2020 // 15


enquête

Free download pdf