Delphine Iweins
@DelphineIweins
L
a loi relative à la transparence, à
la lutte contre la corruption et à
la modernisation de la vie écono-
mique (Sapin II), le devoir de vigilance,
les ordonnances réformant le Code du
travail, le règlement européen de pro-
tection des données personnelles
(RGPD) ou bien, encore plus récem-
ment, la loi lutte contre le gaspillage
et économie circulaire et l’arrêt Uber
rendu par la Cour de cassation, consti-
tuent autant de sujets sur lesquels les
entreprises sont attendues. A elles
d’être le plus éthiques possible.
Dans ce cadre, ces dernières années, le
rôle des juristes s’est nécessairement
étoffé. Pour preuve, en 2018, 41 % des
DPO – ces délégués à la protection des
données personnelles dont la présence
a été rendue obligatoire par le RGPD –
étaient placés sous l’autorité du direc-
teur juridique, tout comme 45 % des
« compliance officers », d’après la
sixième édition de la cartographie des
directeurs juridiques réalisée par le
cabinet LEXqi Conseil.
De plus en plus spécialistes
en entreprise
Les profils se diversifient aussi. Près
d’un juriste d’entreprise sur deux s’iden-
tifie comme spécialiste, d’après
l’enquête sur les juristes d’entreprise et
leur rémunération réalisée par l’AFJE et
le Cercle Montesquieu au début de
l’année. Les expertises les plus couran-
tes au sein des directions juridiques
portent sur le droit des contrats (13 %),
le droit social (12 %), le droit des sociétés
(10 %), celui des nouvelles technologies
(8 %) et la propriété intellectuelle (7 %).
Seuls 6 % des juristes indiquent être
spécialisés dans la mise en conformité.
« Créer des compétences pour répondre
aux exigences du législateur et des autori-
tés prend du temps. Cette démarche
s’inscrit dans la durée », explique Marc
Jany. VP Global Head of Business Ethics
& Compliance de Dassault Systèmes, il
rassemble au sein de son propre dépar-
tement « compliance », composé d’une
dizaine de personnes, les profils les plus
divers : d’anciens policiers et avocats,
des spécialistes de l’audit et des juristes
dédiés à la protection des données.
Toute cette équipe est épaulée par des
« compliance ambassadors » : pour la
partie compliance, une trentaine de
spécialistes issus du juridique, de la
finance, de l’audit interne et du com-
mercial ; et pour la partie protection des
données, des « local DPO ». « Nous
formons ces personnes et les faisons
participer aux différents aspects de la
conformité tels que les due diligence des
tiers et les lancements d’alertes », précise
Marc Jany. L’organisation de cette direc-
tion s’explique par le secteur d’activité et
le business international de Dassault
Systèmes, mais toutes les entreprises ne
sont pas aussi bien équipées et certains
sujets demandent un réel accompagne-
ment.
L’avocat, l’autre acteur de l’éthique
La lutte anticorruption est l’un d’entre
eux. Plus de la moitié des professionnels
interrogés en 2018 par LEXqi Conseil et
concernés par la loi Sapin II ont dû faire
appel à des avocats ou à des consultants
pour définir leur programme de lutte
anticorruption. « L’avocat a une expé-
rience du monde réel qui lui permet de se
rendre compte des pratiques. Nous avons
une capacité à ne pas nous laisser embar-
quer dans des évidences. C’est en cela que
l’avocat est indispensable », rappelle
François Esclatine, associé du cabinet
Veil Jourde. « La prévention du risque
doit être pragmatique. Il faut faire atten-
tion à ne pas s’enfermer dans des guideli-
nes. »
Les exigences de vertu demandées aux
entreprises concernent aussi le droit
social et le droit de l’environne-
ment. « Les entreprises ont pris cons-
cience de l’importance du droit de l’envi-
ronnement à partir de la loi Grenelle II
du 29 juin 2010 », explique Arnaud
Gossement, avocat fondateur d’un
cabinet de niche consacré à ces ques-
tions. Le ministère de l’Ecologie est
d’ailleurs le premier producteur de
normes chaque année. La dernière –
la loi économie circulaire – suscite de
nombreuses interrogations dans les
domaines de la restauration et de la
grande distribution en ayant encadré
strictement l’usage du plastique. Une
formation sur l’impact de ce texte sur
un secteur d’activité ou sur un point
particulier de la loi est vivement appré-
ciée par les entreprises de toutes tailles.
Les indispensables formations
L’avocat en droit social, quant à lui,
intervient aux côtés de la direction des
ressources humaines sur le droit à la
déconnexion, la différence entre RTT et
télétravail, les conséquences de l’index
parité, etc. Pour des entreprises de plus
de 200 salariés, certains avocats tien-
nent des « helplines », des lignes télé-
phoniques quotidiennes où les DRH
peuvent poser librement des questions.
Ce système permet sur le long terme
d’établir des plans de formation person-
nalisés. « Il faut éduquer l’entreprise,
profiter du risque du litige pour bâtir son
management de demain. Nous influen-
çons, nous donnons nos idées de ter-
rain », insiste Sophie Binder, avocate
spécialiste du droit social, associé du
cabinet Ogeltree Deakins.
L’avocat procédant à des analyses de
risques a toujours existé. Aujourd’hui,
les juristes d’entreprise en demandent
plus à leurs conseils. « C’est à l’entre-
prise d’être lucide sur ses besoins et ses
moyens pour se faire aider. Les avocats
ont tout intérêt à développer des offres
d’accompagnement incluant une vraie
valeur ajoutée compte tenu de l’expertise
existante dans les entreprises », explique
Marc Jany. Cet accompagnement est
d’ailleurs l’un des critères de sélection
des cabinets lors d’appels d’offres de
directions juridiques.
Lutte anticorruption, économie
circulaire, devoir de vigilance,
protection des données
personnelles, contexte épidémique
aujourd’hui... les entreprises sont
confrontées à un nombre
grandissant d’exigences. Et elles
n’ont d’autres choix que se mettre
en ordre de marche. Les juristes,
internes et avocats, sont en
première ligne pour les épauler.
L
’inflation législative et réglementaire, on le sait,
contribue à alimenter de façon significative
l’activité des juristes, qu’ils soient internes à
l’entreprise ou avocats. En posant la question de la
force majeure, celle du droit de retrait ou encore en
invoquant le sujet de la pose, forcée ou non, de congés
payés pour cause de quarantaine, l’épidémie de
coronavirus ajoute de nouvelles tâches à leur to-do list.
Pour preuve, peu après l’annonce du confinement
généralisé, le cabinet d’avocats Jeantet a fait savoir qu’il
mettait en place une « task force » pour répondre à
l’ensemble des questions sur le coronavirus qui touche
le droit du travail, le contentieux fiscal comme le droit
immobilier. C’est en s’évertuant ainsi à apporter sans
relâche la preuve de leur valeur ajoutée, pour les
nécessités du business classique de l’entreprise comme
pour encadrer ses engagements sociétaux et
environnementaux, que les professionnels du droit
tireront durablement leur épingle du jeu. En travaillant
d’une façon toujours plus transversale, les juristes
internes se posent en garants de la sécurité des
opérations et des salariés de l’entreprise ainsi qu’en
gestionnaires de risques majeurs. En s’associant
davantage à la vision stratégique des entreprises
clientes, et en leur proposant des formations et un
budget compétitif, les avocats assouplissent et
améliorent l’expérience de leurs clients. Il revient aux
professionnels du droit de mettre puissamment en
avant réactivité, hyperspécialité et confiance. Il leur
revient, surtout, de se dépêcher de se tourner vers
les nouvelles technologies (justice prédictive,
legaltechs, digitalisation des panels, etc.) et le legal
design, promis à un bel avenir, pour forger une
proximité physique et numérique de qualité et apporter
le plus de clarté possible à leurs clients internes comme
externes. Mais nombre de ces hyperspécialistes n’ont
pas encore initié cette démarche, qui nécessite d’opérer
une remise en question importante. Elle se fait
pourtant urgente.n
Hyperspécialistes
Comment
les juristes rendent
les entreprises
plus vertueuses
L' ÉDITO de Muriel jasor
JURIDIQUE
BUET BUSINESS
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EXECUTIVES
LUNDI 23 MARS 2020 BUSINESS.LESECHOS.FR