Le Monde - 18.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

20 |idées MERCREDI 18 MARS 2020


0123


DES  DÉMOCRATES 
EN  AMÉRIQUE. 
L’HEURE  DES  CHOIX 
FACE  À  TRUMP
de Célia Belin,
Fayard, 288 p.,
22 euros

On ne joue plus? | par giulia d’anna lupo


DÉMOCRATES : LA BATAILLE DES STRATÉGIES


LE LIVRE


A


u cours de l’année 2019,
ils étaient 29 à se lancer
dans la course à la nomi­
nation du Parti démocrate en vue
de l’élection présidentielle améri­
caine de novembre 2020. Une plé­
thore de candidats qui avaient
tous leur propre avis sur l’impen­
sable défaite d’Hillary Clinton
face à Donald Trump en 2016. Spé­
cialiste des Etats­Unis, chercheuse
invitée au think tank Brookings
Institution de Washington, Célia
Belin montre que cette bataille
d’interprétation a orienté les stra­
tégies de campagne de chacun. La
grille de lecture qu’elle propose
s’avère utile pour comprendre les
enjeux de la « primaire invisible »,
cette période où les débats entre
candidats s’enchaînent avant
même que le moindre bulletin de
vote n’ait été décompté.
Selon elle, il existe trois lectures
différentes du séisme politique
de 2016. La première est portée
par la gauche radicale incarnée
par Elisabeth Warren et Bernie
Sanders, qui estiment que le Parti
démocrate a perdu parce qu’il n’a

pas compris la colère du peuple.
Convaincus qu’Hillary Clinton a
péché par un centrisme mou, ils
entendent battre Trump sur son
propre terrain : en renouant avec
les classes populaires, en s’atta­
quant aux inégalités sociales.
La deuxième voie, qui est repré­
sentée par Pete Buttigieg, enten­
dait réconcilier les Américains,
en refondant la démocratie amé­
ricaine dont les institutions sont
épuisées. Moins audible lors de
ces primaires, mais très active, la
troisième tendance, dans laquelle
se retrouvent de nombreux mili­
tants progressistes – les féminis­
tes, LGBTQ , Afro­Américains... –,
considère que Trump n’est pas
une anomalie, mais l’éminent re­
présentant d’un système d’op­
pression qu’il faut renverser.

Biden et « l’âme de l’Amérique »
Célia Belin donne moins d’impor­
tance à une quatrième force, en
perte de vitesse au moment
d’achever l’écriture de son essai,
mais qui a de nouveau le vent en
poupe : le centrisme incarné par
Joe Biden. Aux yeux de cette figure
de l’establishment démocrate,

Trump est un accident de l’his­
toire, il faut restaurer « l’âme de
l’Amérique ». L’ex­vice­président
mise sur son expérience pour ras­
sembler face à Bernie Sanders, dé­
sormais son seul concurrent.
L’auteure évite l’écueil de s’en­
fermer dans une description des
programmes des candidats. Elle y
parvient tout d’abord grâce à un
précieux travail d’observation de
terrain : le contraste qu’elle donne
à voir entre un Bernie Sanders re­
prenant dans le mégaphone les
revendications des travailleurs
d’un McDonald’s sur un parking
de Cedar Rapids, dans l’Iowa, et un
Pete Buttigieg offrant à ses sup­
porteurs une improvisation de
jazz au piano, avant de prononcer
un discours lors d’un meeting à
quelques kilomètres de là, est sai­
sissant. Surtout, elle s’est intéres­
sée au foisonnement d’idées,
autour de l’immigration, des vio­
lences policières, du climat et des
inégalités sociales, qui a permis à
la gauche américaine de se renou­
veler. Au total, une analyse perti­
nente et bien documentée du pay­
sage démocrate américain.
antoine flandrin

ANALYSE


U


n monde au ralenti, pétrifié. Une
obsession hypnotique : celle des
chiffres de la contamination.
Nous voilà pris dans un moment
de stupéfaction collective d’autant plus inédit
qu’on n’en voit pas la fin. Nous frissonnons
devant notre fragilité en partage, tout ce
qu’elle met en jeu au­delà de la recension des
malades et des morts, et nous nous replions
sur nos pays, nos villes, nos logements.
Le coronavirus ne représente pas seulement
une crise majeure de santé publique. Il nous
soumet à une évaluation de notre résilience,
de nos solidarités, de notre capacité à faire
corps collectivement. Ce qui nous paraissait
acquis ne l’est plus. A l’échelle des citoyens
comme entre les pays, la collaboration et l’en­
traide s’entrechoqueront avec la tentation de
l’égoïsme et du repli sur soi. Déjà, l’espace
Schengen, l’un des plus grands acquis euro­
péens, est mis entre parenthèses. Le retour
tragique du risque permanent et de la mort
dans la vie quotidienne, puis la récession éco­
nomique à venir, d’ampleur inconnue, vont
affermir le rôle des Etats. Ils n’avaient aucune­
ment disparu, mais leur marge de manœuvre
était réduite par la puissance des multinatio­
nales et la mondialisation.
Déjà, le coronavirus est un exceptionnel ré­
vélateur de la solidité de nos dirigeants et, au­
delà, de nos systèmes politiques, de leur
transparence, de leur résolution à plier les
droits individuels pour sauver des vies. Dire

que les démocraties sont mieux parées que
les dictatures à l’affronter semble bien hâtif,
dès lors que nous n’avons pas franchi le pic
de la contamination. Quelques constats se
dessinent. La dissimulation fait perdre un
temps précieux. Le déni bureaucratique
d’origine du régime chinois a ensuite fait
place à une mobilisation de grande ampleur,
radicale. En Iran, l’improvisation et l’amateu­
risme ont décimé jusqu’à l’appareil politique
lui­même. La propagande y attribuant le co­
ronavirus à une conspiration étrangère ne
convainc personne.

Une épreuve redoutable
L’administration Trump, fâchée avec la vérité
et les faits, connaît elle aussi une épreuve re­
doutable. En minimisant le danger, la Maison
Blanche a donné le temps au virus de prospé­
rer. Aucune salve de Tweet ni de contre­feux
xénophobes ne pourra amoindrir le reflet dé­
sastreux qu’aura présenté le gouvernement
fédéral. Là encore, l’opposition « démocratie
contre dictature » n’est pas d’un grand se­
cours pour juger la réponse.
Derrière l’impréparation se dessine en re­
vanche l’enjeu structurel d’un système de
soins pour tous. Aux Etats­Unis comme en
Europe, le coronavirus pose la question de
l’hôpital public, de la dignité due à chaque per­
sonne, quel que soit son niveau de revenus.
Eduquer, soigner, protéger : plus que jamais, la
redéfinition et la consolidation de l’Etat­pro­
vidence moderne passent par ces trois mis­
sions fondamentales.

Mais elles peuvent être traversées de ten­
sions. L’extraordinaire diligence des premiè­
res études scientifiques sur le coronavirus a
illustré un changement d’échelle et d’époque.
L’intelligence artificielle et l’utilisation du big
data (données informatiques de masse) cons­
tituent des recours ponctuels dans l’endigue­
ment de la maladie. L’expérience chinoise
des capteurs thermiques et de la reconnais­
sance faciale à Wuhan sera analysée avec
soin. Mais ces outils posent aussi la question
de l’exploitation des données personnelles et
de leur confidentialité. Il faudra demeurer
très attentif à ce que la santé ne devienne pas,
après la lutte contre le terrorisme, une nou­
velle autoroute sans limitation de vitesse en
matière de surveillance.
Le coronavirus est aussi une épidémie dans
nos têtes. Comme les flux migratoires, il peut
être perçu comme le miroir de toutes nos
peurs liées à la mondialisation. En cela aussi,
cet événement fera date dans l’histoire. Cer­
tains commentateurs évoquent hâtivement
une « démondialisation » possible. Tant
qu’on ne connaît pas la durée et l’ampleur de
cette crise, inutile de s’avancer. Mais l’interdé­
pendance des économies n’est pas un inter­
rupteur qu’on peut allumer ou éteindre à sa
guise. Hélas, la chute spectaculaire des émis­
sions de gaz à effet de serre risque d’être une
simple parenthèse. De même, une grande
partie du public découvre que, depuis des dé­
cennies, l’industrie pharmaceutique a délo­
calisé l’essentiel de la production de médica­
ments en Chine. Mais est­il possible d’inver­

ser cette tendance, sans un surcoût considé­
rable pour le consommateur?
Autre leçon empirique de ces temps : le ca­
dre national demeure le plus pertinent, faute
d’alternative, en situation de crise sanitaire.
L’Union européenne a été peu active et inau­
dible pendant des semaines. Tout reste à faire
dans les plans de prévention continentaux et
la mutualisation de certains équipements,
comme les masques. Chaque pays des 27 a pris
ses propres mesures de quarantaine, de régu­
lation des trafics de passagers, de réponse
hospitalière. En revanche, l’Europe sera atten­
due pour faire face à la contraction de nos éco­
nomies. Au­delà des mesures nationales d’ur­
gence, ce sera un rendez­vous majeur pour
l’UE, celui d’une relance volontariste, collec­
tive et ciblée. Si, une nouvelle fois, la ligne dis­
ciplinaire allemande l’emportait, la crédibilité
de l’Europe en serait d’autant érodée.
Enfin, sur un plan individuel, la modifica­
tion des comportements dans nos sociétés
européennes est significative. Notre conti­
nent n’est plus un abri. Nous voilà au cœur du
cyclone. Il y a les signes d’anxiété, la tendance
au stockage de denrées, les regards soupçon­
neux sur la voie publique ; mais il y a aussi les
réflexes d’hygiène, vite généralisés, l’incroya­
ble faculté d’adaptation à des mesures restric­
tives. On mesurera lors des élections nationa­
les l’impact éventuel de cette angoisse de
masse, en cette ère de pulsions démagogues
et identitaires. Encore faut­il que les circons­
tances se prêtent au vote...
piotr smolar

LE CORONAVIRUS 


NOUS SOUMET


À UNE ÉVALUATION 


DE NOTRE 


RÉSILIENCE, DE 


NOS  SOLIDARITÉS,


DE NOTRE CAPACITÉ 


À FAIRE CORPS 


COLLECTIVEMENT


Le coronavirus et le retour des Etats


londres ­ correspondance

Q


uand Christine Lagarde a été
nommée au poste de prési­
dente de la Banque centrale
européenne (BCE), quelques
sourcils se sont levés dans le monde
des banquiers centraux. Elle n’est pas
économiste de formation, souli­
gnait­on. Certes, elle a été ministre de
l’économie et directrice du Fonds mo­
nétaire international (FMI), mais sau­
ra­t­elle agir en cas de tempête sur les
marchés, comme a pu le faire Mario
Draghi, son prédécesseur, en pleine
crise de l’euro? La réponse est arrivée
jeudi 12 mars. En pleine pandémie de
coronavirus, Mme Lagarde a annoncé
une série de mesures et tenu une con­
férence de presse. Entre le début de
son discours et la fin des questions­ré­
ponses, les Bourses européennes, qui
étaient déjà en très forte baisse, ont
chuté de 4 % supplémentaires. La pré­
sidente de la BCE a dû retourner dans
l’urgence devant les caméras pour
« clarifier » ses propos. Du jamais­vu.
Les mesures annoncées par la BCE
étaient pourtant solides. Des facilités
de liquidités ont été mises à disposi­
tion immédiatement ; les banques qui
font des crédits aux entreprises, en
particulier aux PME, pourront em­
prunter au taux de − 0,75 % (en clair, el­
les seront payées pour prêter...). La BCE
va aussi plus intervenir sur les mar­
chés, en achetant, d’ici à la fin de l’an­
née, pour 120 milliards d’euros supplé­
mentaires d’obligations.
Mais Mme Lagarde a eu une phrase
malheureuse, d’apparence technique.
« La BCE n’est pas là pour resserrer le
“spread”. » Le « spread » est l’écart entre
le taux des obligations allemandes, ju­
gées les plus sûres, et celui des autres
pays de la zone euro. Si celui­ci s’élar­
git, c’est que les marchés s’inquiètent
ou s’attaquent à un pays en particu­
lier. En l’occurrence, tout le monde
pense à l’Italie, touchée de plein fouet
par le virus. Le « spread » entre la dette
italienne et la dette allemande s’est
tendu, passant de 1,6 % à 2,6 % en quel­

ques jours. Cela reste loin de ce qui
s’est passé pendant la crise de l’euro,
mais c’est un signe inquiétant.
Or, le rôle de la BCE est notamment
d’éviter la « fragmentation » entre les
pays de la zone euro. Tout le travail de
M. Draghi a été de convaincre que la
Banque centrale soutiendrait tou­
jours, quoi qu’il arrive, un pays s’il était
attaqué individuellement par les mar­
chés. Il a même inventé un outil qui
s’appelle dans le jargon Outright Mo­
netary Transactions (OMT, « opéra­
tions monétaires sur titres ») et per­
met à la BCE d’acheter les obligations
d’un seul pays, alors que son mandat
lui demande, en principe, de travailler
équitablement pour tous les pays
membres. Ce mécanisme n’a jamais
été utilisé, mais sa simple existence a
permis de faire revenir le calme sur les
marchés pendant la crise de l’euro.

Principe fondamental
Et voilà que Mme Lagarde semble jeter
le doute sur ce principe fondamental,
laissant entendre que les tensions fi­
nancières entre les pays de la zone
euro ne sont pas de son ressort. Cet
écart de langage est une faute profes­
sionnelle. La communication est au
cœur de son métier.
Avec un peu de générosité, on peut
faire valoir qu’il s’agissait une simple
bourde, qu’elle a corrigée très vite : « Je
suis entièrement déterminée à éviter
toute fragmentation. » De plus, la BCE
n’est pas la seule banque centrale à
avoir échoué à calmer les marchés : la
Réserve fédérale américaine (Fed)
avait baissé ses taux de 50 points de
base la semaine précédente, sans effi­
cacité. Depuis, les banques centrales
ont annoncé, dimanche soir, une ac­
tion coordonnée qui rattrape l’erreur :
la Fed a à nouveau baissé ses taux et
les banques centrales du reste du
monde injectent des dollars...
Reste que les marchés sont de peti­
tes choses fragiles qu’il faut manier
avec délicatesse, la moindre mala­
dresse peut avoir de sérieuses réper­
cussions. Quand les leaders euro­
péens ont choisi Mme Lagarde, ils ont
préféré une personnalité politique à
un ou une technicienne. Ses talents
diplomatiques sont utiles quand il
s’agit de reconstruire les relations
avec l’Allemagne, qui avait fini par
honnir M. Draghi, jugé trop hétéro­
doxe. Mais qu’en sera­t­il si la crise
financière s’amplifie dans les semai­
nes qui viennent ?
éric albert

CHRONIQUE |PAR ÉRIC ALBERT


La faute professionnelle


de Christine Lagarde


LES MARCHÉS SONT DE 


PETITES CHOSES FRAGILES, 


LA MOINDRE MALADRESSE 


PEUT AVOIR DE SÉRIEUSES 


RÉPERCUSSIONS

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