Le Monde - 18.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

22 | 0123 MERCREDI 18 MARS 2020


0123


L


es grands moments de
bascule ne sont jamais fa­
ciles à admettre. C’est la
seule excuse que l’on
peut trouver à la soirée en tout
point lunaire du premier tour des
élections municipales, dimanche
15 mars. Sur les plateaux de télévi­
sion, les figurants ne savaient pas
s’ils devaient afficher des mines
lugubres ou au contraire se ré­
jouir, alors que les résultats tom­
baient les uns après les autres sur
fond d’abstention record : 55 %,
20 points de plus qu’en 2014, un
record absolu pour ce genre de
scrutin. Et déjà pointait la quasi­
certitude que le second tour, di­
manche 22 mars, serait annulé,
faute de pouvoir se tenir dans de
bonnes conditions.
La mauvaise farce qui s’est jouée
sur l’air de « encore une minute
M. le bourreau » résultait de deux
injonctions en tout point contra­
dictoires distillées quelques jours
plus tôt par les hautes sphères po­
litiques : d’un côté, il fallait limi­
ter les contacts humains afin de
stopper la pandémie liée au Co­
vid­19 ; de l’autre, il fallait aller vo­
ter pour affirmer que la vie démo­
cratique, malgré tout, continue.
Le navire coule mais le show must
go on! Consultés, jeudi 12 mars,
par Emmanuel Macron, alors que
la fermeture des crèches, des éco­
les et des universités allait être
annoncée, deux représentants
éminents de la droite, Gérard Lar­
cher et François Baroin ont, au
nom de la défense des territoires,
catégoriquement refusé de diffé­
rer le scrutin municipal. « Ce se­
rait un coup d’Etat », avait même
lancé Christian Jacob, le président
de LR, infecté, depuis, par le virus.
De nouveau alerté par la pro­
gression exponentielle de l’épidé­
mie, le président de la République
a réaffirmé, samedi 14 mars, sa
volonté de maintenir le premier
tour de l’élection, alors même que
son premier ministre venait de
sonner le douzième coup de mi­
nuit, l’entrée du pays dans la
phase 3 de l’épidémie, celle qui
marque un coup d’arrêt brutal à
la vie sociale, jusque­là préservée.
Frappé de stupeur, le pays tout
entier a alors commencé à com­
prendre que le pays basculait
dans une séquence guerrière, une
lutte implacable contre le virus,
mais eux en étaient encore à sol­
der la normalité, marquée par la
prééminence du jeu politique,
pour ne pas dire politicien. Car
qu’espérait la droite en exigeant
le maintien du scrutin sinon se
refaire une santé après deux an­
nées et demie de rendez­vous
électoraux humiliants pour elle?
Et que cherchait le président de
la République en obtempérant si
ce n’est préserver la très fragile
union sacrée que la pandémie ve­
nait de faire naître après des mois
marqués par un antimacronisme
virulent? En boudant massive­
ment les urnes, les électeurs ont
sèchement signifié aux uns et
aux autres que le jeu devait cesser
et qu’il était temps de passer aux
choses sérieuses. Implacable le­
çon délivrée par un peuple res­
ponsable aux responsables cen­
sés le représenter!
Pour la deuxième fois depuis le
début du quinquennat, le pays est
confronté à une crise qui rebat

toutes les cartes. Celle née de la ré­
volte des « gilets jaunes », d’une
exceptionnelle longueur, avait
mis à nu la fracture territoriale et
sociale qui progressait depuis des
années à bas bruit. Celle née de
l’actuelle pandémie interroge, de
façon plus brutale encore, la cohé­
sion nationale. C’est une crise pla­
nétaire dont on ignore la durée et
l’issue. Elle met en jeu des milliers
de vies, menace de précipiter vers
la faillite des centaines d’entrepri­
ses et de mettre sur le carreau des
millions de salariés. Elle trans­
forme l’Etat en pompier et le chef
de l’Etat en chef de guerre.
La question n’est plus de savoir
si la droite ou la gauche peuvent
espérer se refaire à l’occasion du
scrutin municipal parce qu’Em­
manuel Macron est jugé insuffi­
samment empathique, trop arro­
gant, trop libéral, trop à droite. La
question est de savoir si le prési­
dent de la République est capable
de protéger les Français, autre­
ment dit de prendre les bonnes
décisions au bon moment, de les
expliquer et de les faire appliquer,
alors même que l’on sait encore
très peu de chose sur le virus, sa
dangerosité et la façon de le com­
battre. Le mauvais film qui vient
de se dérouler autour des élec­
tions municipales a valeur de le­
çon : avis positif ou non du co­
mité scientifique, désir ou non de
ne pas déplaire à l’opposition, ce
qui doit prévaloir, c’est le bon
sens, c’est­à­dire l’application
pleine et entière du principe de
précaution.

Indéniable prise de conscience
La même responsabilité est re­
quise de la part de l’opposition,
qui doit jouer pleinement son
rôle d’alerte et de contrôle, inter­
roger en permanence la perti­
nence des décisions prises, mais
en évitant toute surenchère poli­
ticienne qui serait immédiate­
ment sanctionnée comme une
sortie de route, démontrant une
incapacité à prendre la relève. La
prise de conscience commence à
se faire, mais elle a été pour le
moins tardive.
Cependant, le premier rôle re­
vient aux citoyens, car de leur
comportement dépend désor­
mais la capacité du pays à maîtri­
ser la propagation du virus. A
une incontestable légèreté col­
lective vient de succéder une in­
déniable prise de conscience. Cel­
le­ci doit à présent se traduire par
un acte fort : le quasi­sacrifice de
toute vie sociale pour une durée
encore inconnue.
Les entreprises ont vite réagi,
décrétant le télétravail partout
où cela était possible avant de se
préparer au confinement. Reste à
discipliner la vie privée, ce qui
n’est pas rien pour un peuple ré­
tif à l’autorité et pourtant capa­
ble de beaux élans de solidarité.
Car l’héroïsme, dans cette crise,
n’est pas d’aller vers l’autre, lui
tendre la main, l’aider. Il consiste
au contraire « à se protéger, à se
confiner », comme le notait
Martin Hirsch, le patron de l’As­
sistance publique­Hôpitaux de
Paris (AP­HP) dimanche sur
France Inter. Pas glorieux et
pourtant incontournable !

F


ace à la croissance exponentielle de
l’épidémie de Covid­19 en France,
Emmanuel Macron a dû se résoudre,
lundi 16 mars, à opter pour des mesures de
confinement, comme l’ont déjà fait en Eu­
rope les gouvernements italien et espa­
gnol. Le président de la République, qui
avait laissé se dérouler, dimanche, le pre­
mier tour des élections municipales, faute
de consensus pour l’annuler, a cette fois
pris la mesure de la gravité de la crise. Le se­
cond tour, qui devait avoir lieu dimanche
prochain, est reporté.
« Nous sommes en guerre », a­t­il répété
six fois, en empruntant à Georges Clemen­
ceau, le « Père la victoire », le vocabulaire
mobilisateur qui sied aux périodes histori­
ques. Et pourtant, à aucun moment dans

l’intervention présidentielle, le mot « confi­
nement » n’a été prononcé. Emmanuel Ma­
cron a préféré annoncer aux Français que
dès mardi « midi et pour quinze jours au
moins, nos déplacements ser[aient] très for­
tement réduits », comme s’il ne voulait pas
complètement endosser l’habit du premier
policier de France.
C’est Christophe Castaner qui a été
chargé, quelques heures plus tard, de dé­
tailler le dispositif retenu. Le ministre de
l’intérieur a eu moins de pudeur. Oui, il
s’agit bien d’un confinement, dont le res­
pect sera contrôlé par les forces de l’ordre –
100 000 policiers et gendarmes seront mo­
bilisés pour effectuer des contrôles sur des
points fixes et mobiles. Toute personne
sortant dans la rue devra se munir d’une at­
testation sur l’honneur pour justifier le
motif de son déplacement.
En cas de violation des règles édictées,
l’amende sera de 38 euros, mais pourra à
terme être portée à 135 euros. Le dispositif
se veut à la fois sévère et souple, car, si le
mot d’ordre est clair – « Restez chez vous! »
–, des déplacements resteront autorisés
lorsque le télétravail est impossible ou
pour des achats de première nécessité, des
visites au médecin, la garde des enfants, le
soutien aux personnes vulnérables et
même l’exercice physique pourvu qu’il soit
pratiqué à titre individuel. « L’objectif n’est
pas de sanctionner, mais nous le ferons s’il le

faut », a résumé Christophe Castaner, en
appelant de ses vœux un « civisme collec­
tif » qui tarde pourtant à se manifester.
A plusieurs reprises dans son interven­
tion, Emmanuel Macron a dénoncé l’insou­
ciance coupable de ceux qui se rassem­
blaient encore dimanche dans « les parcs ou
des marchés bondés », sans prendre cons­
cience qu’ils mettaient en danger leur vie
et celle des autres. Le président de la Répu­
blique a aussi souligné « les phénomènes de
panique en tous sens » qui se traduisent, ces
derniers jours, par de longues files d’at­
tente devant les magasins et la mise à nu de
rayons entiers dans les supermarchés.
Mais, face à ces comportements inciviques,
Emmanuel Macron a préféré actionner la
corde de la responsabilité individuelle plu­
tôt que celle de l’Etat autoritaire, en s’ap­
puyant sur l’héroïsme des personnels de
santé et les ressorts de l’Etat­providence
qui ne laissera personne sur le carreau.
Tabler sur la lente prise de conscience ci­
toyenne est un pari. Tous les professionnels
de santé le disent : une course de vitesse est
engagée contre la maladie et la mort. Pour
ne pas submerger les services de santé et
pour diminuer le nombre de contamina­
tions, il est impératif que les mesures de
confinement soient immédiates, massives
et durent le temps qu’il faut. La conclusion
est claire : si la pédagogie ne suffit pas, il
faudra rapidement changer de registre.

EN BOUDANT 


MASSIVEMENT 


LES URNES, 


LES ÉLECTEURS 


ONT SÈCHEMENT 


SIGNIFIÉ QUE LE JEU


DEVAIT CESSER


LE PARI 


DE LA PRISE 


DE CONSCIENCE 


CITOYENNE


FRANCE|CHRONIQUE
pa r f r a n ç o i s e f r e s s o z

La leçon du


peuple à ses dirigeants


LA QUESTION


EST DE SAVOIR 


SI LE PRÉSIDENT 


EST CAPABLE 


DE PROTÉGER 


LES FRANÇAIS


Tirage du Monde daté mardi 17 mars : 167 651 exemplaires
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