Le Monde - 18.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

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ACTUALITÉ
LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 18 MARS 2020

Covid­19 : la chloroquine en quatre questions


RECHERCHE - Le traitement du coronavirus par antipaludéens, aux premiers tests encourageants, nécessite une surveillance des effets secondaires


Les spécialistes français sont cependant parta­
gés sur l’efficacité antivirale de ces molécules et
sur leur rapport bénéfice­risque. La question est
notamment posée du risque d’intoxication à
forte dose et d’une potentielle génotoxicité
(effet délétère sur les gènes). Depuis 2018, en
France, les RCP (résumé des caractéristiques du
produit) de la chloroquine puis de l’hydroxy­
chloroquine – tous deux commercialisée par
Sanofi – ont été modifiés. Ces documents offi­
ciels d’information stipulent désormais que les
femmes et hommes en âge de procréer doivent
utiliser une contraception efficace pendant le
traitement et jusqu’à huit mois après son arrêt.
La chloroquine ne doit pas être administrée
pendant la grossesse, sauf en l’absence de
thérapeutique plus sûre. Des précautions jugées
excessives par des professionnels de santé, mais
qui, après l’affaire de la Dépakine (responsable
de malformations et de troubles du neurodéve­
loppement chez les enfants de femmes traitées
avec cet antiépileptique pendant leur gros­
sesse), ont de quoi interroger si la Nivaquine et
le Plaquenil devaient être prescrits largement
dans un contexte d’épidémie. Le point
en quatre questions.

A quoi servent ces médicaments
actuellement?
Antipaludéen de synthèse mis au point dans les
années 1930 en Allemagne, la chloroquine (Niva­
quine) a été commercialisée en 1949. D’abord
arme essentielle de prévention et de traitement
du paludisme, son utilisation a décliné du fait du
développement de résistances des plasmodiums
et d’autres médicaments. Un arrêt de commercia­
lisation de ce médicament, délivrable unique­
ment sur ordonnance, est désormais prévu en
France. « Suite à la baisse de la demande, liée à la
présence sur le marché d’autres options thérapeu­
tiques, notre fournisseur a arrêté la production du
principe actif », précise Sanofi.
La chloroquine et, surtout, l’hydroxychloro­
quine (Plaquenil) ont aussi des indications dans
des maladies auto­immunes comme le lupus et la
polyarthrite rhumatoïde, et en prévention des
lucites (allergies au soleil). « Le Plaquenil est l’un
des traitements de base du lupus systémique,
maladie qui touche une personne sur 2 000 », ex­
plique la professeure Nathalie Costedoat­Chalu­
meau, interniste (hôpital Cochin, AP­HP).

Que sait­on de leurs effets
sur le SARS­CoV­2?
Les rares publications scientifiques sur le sujet
sont, pour l’instant, issues du premier pays tou­

ché chronologiquement par le virus : la Chine.
Un premier article publié le 25 janvier dans la
revue Cell Research fait état d’une grande effica­
cité in vitro de la chloroquine sur ces virus. Rapi­
dement, des essais cliniques ont été lancés en
Chine et des résultats préliminaires positifs por­
tant sur une centaine de malades ont été
annoncés lors d’une conférence de presse le
15 février, puis repris le 19 février dans une lettre
au journal spécialisé BioScience Trends, sans
données chiffrées.
Fin février, Zhong Nanshan, scientifique de re­
nom et principal conseiller médical du gouver­
nement chinois sur le sujet, a précisé, lors d’une
conférence de presse, que le SARS­CoV­2 deve­
nait indétectable en quatre jours chez les mala­
des traités par chloroquine (alors que le temps
moyen d’excrétion chez des patients dans
d’autres études serait de l’ordre de douze, voire
vingt jours). Face à ces données préliminaires,

peu précises et non validées par les canaux habi­
tuels de la science, une partie du corps médical
reste réservée.
Louant le pragmatisme des Chinois, Didier
Raoult a lancé un essai clinique, qui a reçu l’ap­
probation d’un comité de protection des person­
nes (CPP) et de l’ANSM. Prévue chez 24 malades,
l’étude évalue les effets de 600 mg/jour d’hy­
droxychloroquine pendant dix jours, sur la
durée d’excrétion du virus et la sévérité de l’in­
fection. Il s’agit d’un essai ouvert, l’évolution des
malades inclus étant comparée à celle de pa­
tients pris en charge ailleurs et traités de façon
symptomatique. « Je connais bien l’hydroxychlo­
roquine, dont j’ai découvert l’efficacité dans deux
pathologies dues à des bactéries intracellulaires,
la maladie de Wipple et la fièvre Q, et j’ai une expé­
rience sur 4 000 patients », insiste le professeur
Raoult, qui plaide, dans ce contexte, pour un par­
tage en temps réel des résultats.

Sont­ils efficaces sur d’autres
virus?
Dans un article de synthèse de deux pages (Antivi­
ral Research, en ligne le 5 mars), Frank Touret et
Xavier de Lamballerie (unité des virus émergents,
université de Marseille) appellent la commu­
nauté scientifique à considérer les publications
sur la chloroquine et le nouveau coronavirus à la
lumière de précédentes expériences avec cette
molécule comme antiviral. L’activité antivirale in
vitro de la chloroquine a été identifiée dès la fin
des années 1960, écrivent les deux chercheurs, en
précisant que cette propriété, qui existe aussi avec
l’hydroxychloroquine, concerne de nombreux
virus différents, y compris le coronavirus du
SRAS. Une efficacité contre une variété de virus
(dont Zika, le virus grippal A H5N1) a été montrée
chez des souris et d’autres modèles animaux.
Mais, jusqu’ici, aucun essai clinique dans le cadre
d’infection virale aiguë (chikungunya, dengue)
ou chronique (HIV) n’a été couronné de succès,
soulignent les deux chercheurs.
« In vitro, la chloroquine a une activité antivirale
directe. Elle empêche le cycle viral de s’effectuer
normalement, en modifiant le pH, détaille Xavier
de Lamballerie. In vivo, c’est moins clair, l’action
antivirale pourrait être plutôt indirecte, par des ef­
fets anti­inflammatoires, immunomodulateurs,
comme avec la ribavirine. Je ne pense pas que l’acti­
vité antivirale de la chloroquine soit très puissante
chez l’homme, mais l’immunomodulation qu’elle
induit peut être intéressante à certaines phases
d’une infection. » Par ailleurs, certains soulignent
la capacité de la chloroquine à faciliter l’entrée du
zinc dans les cellules ciblées par le coronavirus, ce
qui permettrait à ce métal sous forme ionique
d’entraver sa réplication. Face à cette hypothèse,
Xavier de Lamballerie invite à la prudence.

Ces médicaments sont­ils
difficiles à manier?
La chloroquine, considérée comme un médica­
ment à marge thérapeutique étroite, est « haute­
ment toxique en cas de surdosage particulière­
ment chez les enfants », écrit le réseau français des
centres régionaux de pharmacovigilance (CRPV)
sur son site Internet dans un texte daté du
5 mars. La gravité de l’intoxication aiguë « pro­
vient du caractère précoce et brutal de survenue
des troubles cardio­vasculaires », souligne le
réseau. « Chez l’adulte, la dose dangereuse est
estimée à partir de 2 g de chloroquine en une
prise » (une dose à comparer avec les 500 mg
deux fois par jour recommandés dans le proto­
cole chinois de traitement du Covid­19). « En l’état
des connaissances actuelles, (...) la chloroquine ne
présente pas une balance bénéfice­risque favora­
ble dans la prise en charge des infections à corona­
virus Covid­19, estime le réseau des CRPV. Ainsi,
son utilisation dans cette indication doit donc être
actuellement exclue, en dehors d’essais cliniques
ou de prises en charge spécialisées. »
sandrine cabut

A l’IHU Méditerranée Infection, au sein de l’hôpital de La Timone à Marseille, un chercheur montre des tablettes de Nivaquine, contenant de la chloroquine,
et de Plaquenil, contenant de l’hydroxychloroquine. GÉRARD JULIEN/AFP

D’AUTRES PISTES THÉRAPEUTIQUES EXPLORÉES


F


ace à l’afflux massif de patients
touchés par des formes graves
d’infection au coronavirus
SARS­CoV­2, plusieurs pistes théra­
peutiques sont explorées. « La prise
en charge du SARS­CoV 2 n’est à ce
jour pas clairement déterminée et
repose sur les potentielles thérapeuti­
ques évaluées lors des épidémies de
SARS­CoV, en 2003, et de MERS­CoV
(syndrome respiratoire du Moyen­
Orient), en 2013 », soulignent des re­
commandations d’experts de socié­
tés savantes portant sur la prise en
charge en réanimation des patients,
actualisées le 10 mars. Faute de médi­
cament spécifique contre ce virus, le
traitement est aujourd’hui principa­
lement celui des symptômes
Une des principales pistes repose
sur le remdesivir, un antiviral injec­
table du laboratoire américain
Gilead, qui n’est pas encore com­
mercialisé et déjà testé contre
Ebola. Des données in vitro ont cer­
tes montré qu’il était capable de
diminuer la réplication du virus
SARS­CoV­2, mais il n’y a pour
l’heure pas de données cliniques.
Aux Etats­Unis, le centre médical
de l’université du Nebraska a com­
mencé à tester le remdesivir chez
certains Américains touchés par le
Covid­19, évacués d’un bateau de
croisière au Japon, a indiqué, lundi

16 mars, l’agence AP. D’autres essais
sont en cours, notamment en Chine.
Le directeur général adjoint de l’Or­
ganisation mondiale de la santé
(OMS), Bruce Aylward, avait déclaré
fin février : « Il n’existe actuellement
qu’un seul médicament duquel nous
pensons qu’il pourrait avoir une
réelle efficacité, le remdesivir. » Des
résultats sont attendus en avril.
« Il semblerait qu’il n’y ait pas d’effi­
cacité clinique majeure sur les pre­
miers cas chinois, mais c’est un petit
nombre de patients. Avec le remdesi­
vir, il y a une diminution de la multi­
plication virale, et cela semble à ce
stade le plus puissant de tous », a in­
diqué Jean­François Timsit, chef de
service de réanimation médicale et
des maladies infectieuses à l’hôpital
Bichat (AP­HP), lors d’une confé­
rence en ligne du Collège des ensei­
gnants de médecine intensive­réa­
nimation, jeudi 12 mars.
Autre piste, le Kaletra et ses généri­
ques, un médicament anti­VIH rela­
tivement ancien du laboratoire
américain AbbVie, qui associe deux
molécules antivirales (lopinavir et
ritonavir). Des essais sont en cours.
Une autre option consiste à associer
le Kaletra avec un interféron bêta
(antiviral et immunothérapie), une
combinaison utilisée sur le corona­
virus MERS dans un essai clinique en

cours. Ces médicaments sont aussi
proposés à titre compassionnel.
Quant à la chloroquine, « il n’existe
à ce jour aucun consensus pour une
large utilisation dans l’infection à
SARS­CoV 2 », expliquent les recom­
mandations d’experts – même si
l’équipe de Didier Raoult (IHU Médi­
terranée) fait état de résultats préli­
minaires encourageants.

Sérums de convalescents
Un vaste essai clinique va démarrer
prochainement sous l’égide de
l’OMS, comme l’a annoncé, mercredi
11 mars, le professeur Yazdan Ya­
zdanpanah, directeur du consortium
de recherche REACTing, piloté par
l’Inserm. Vont être inclus dans cet es­
sai 3 200 patients hospitalisés, dont
800 en France.
Un premier groupe recevra des
soins optimisés sans médicament
antiviral ; ceux du groupe 2 se ver­
ront administrer l’antiviral remdesi­
vir ; dans le groupe 3, les patients re­
cevront une association lopinavir­ri­
tonavir ; la même association sera
administrée dans le quatrième
groupe en combinaison avec un
autre médicament, l’interféron bêta,
tout cela en plus des soins optimisés.
« Cet essai est très évolutif, dès qu’un
traitement se révèle efficace, il sera
ajouté aux soins optimisés pour tous

les malades. D’autres molécules qui
pourraient interférer avec une ré­
ponse indésirable du système immu­
nitaire pouvant aggraver la situation
de maladies seront aussi testées »,
précise Marie­Paule Kieny, directrice
de recherche à l’Inserm, ancienne di­
rectrice générale à l’OMS.
Autre voie explorée, notamment
en Chine et aux Etats­Unis : le re­
cours à des sérums de convalescents
(provenant de personnes qui ont été
malades et ont développé des anti­
corps). Testée avec plus ou moins de
succès dans différentes maladies
infectieuses (grippe, rougeole,
Ebola...), cette approche peut être
proposée à des malades pour dimi­
nuer leur charge virale, voire en pré­
vention. De nombreux protocoles
de traitements sont testés en Chine,
dont certains de médecine tradi­
tionnelle chinoise...
La voie des anticorps monoclonaux
est aussi à l’étude. La course au vaccin
est aussi lancée. Un essai clinique de
phase I vient de démarrer à Seattle.
Quatre adultes, les premiers des qua­
rante­cinq participants, ont reçu les
premières doses. En cas de succès, la
commercialisation à grande échelle
n’interviendrait pas avant au mini­
mum douze mois.
s. ca.
et pascale santi

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