Le Monde - 18.03.2020

(Nancy Kaufman) #1
ÉVÉNEMENT
LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 18 MARS 2020 | 5

Une étude publiée dans la revue Jama Pedia­
trics en juillet 2019, dirigée par Patricia Conrod,
professeure de psychiatrie (CHU Sainte­Justine
de Montréal), a mesuré le temps d’exposition
aux écrans et les signes de dépression chaque
année, sur une période de cinq ans, auprès de
3 836 adolescents. Ceux qui passent le plus de
temps sur les écrans, notamment sur les ré­
seaux sociaux, sont les plus susceptibles de res­
sentir les symptômes liés à la dépression. Très
inflammable, le sujet des écrans suscite de vifs
débats. C’est la question de l’œuf et de la poule.
« Il s’agit d’une causalité inversée, on ne sait pas si
les écrans ont une incidence sur les symptômes
dépressifs ou si un état dépressif entraîne l’ado­

lescent vers l’écran », tempère Bruno Falissard.
« Les pratiques numériques ont pris une place
prépondérante dans la vie de la plupart des ado­
lescents. Elles ont parfois pour effet de réduire la
durée de leur sommeil, de diminuer leur activité
physique et de les surexposer aux médias, ce qui
les prédispose fortement aux symptômes dépres­
sifs et anxieux ainsi qu’aux idées suicidaires »,
lit­on dans le troisième rapport de l’Observa­
toire national du suicide de février 2018.
De nombreux travaux ont également pointé le
lien entre manque de sommeil et risque de dé­
pression et d’idées suicidaires chez les adoles­
cents. Or, la dette de sommeil ne cesse de s’alour­
dir, selon les enquêtes menées par l’Institut
national du sommeil et de la vigilance (INSV) de­

« ON NE SAIT PAS
SI LES ÉCRANS ONT
UNE INCIDENCE SUR
LES SYMPTÔMES DÉPRESSIFS
OU SI UN ÉTAT DÉPRESSIF
ENTRAÎNE L’ADOLESCENT
VERS L’ÉCRAN »
BRUNO FALISSARD
PÉDOPSYCHIATRE

KYLE THOMPSON/AGENCE VU

puis 2004. Principal facteur en cause selon cette
étude : là encore, l’usage intensif des écrans.
Par ailleurs, « les jeunes qui ont une attirance
sexuelle homosexuelle sont plus à risque de dépres­
sion et de passages à l’acte, ou d’avoir des conduites
à risques addictifs », indique Catherine Jousselme,
qui a mené une étude à paraître prochainement
dans la revue L’Encéphale. De même, les filles qui
ont eu des grossesses adolescentes sont plus à ris­
que de tentative de suicide... « Ces sous­groupes
sont dans une souffrance psychique plus grande »,
ajoute la pédopsychiatre, qui déplore le harcèle­
ment subi par les jeunes homosexuels.
Comme pour toute pathologie, chaque cas est
différent. Prioritairement, la prise en charge de
première intention est une psychothérapie (thé­
rapies cognitives et comportementales, inter­
personnelles...). « La prescription d’antidépres­
seurs se justifie seulement en cas d’échec de la psy­
chothérapie, après quatre à huit semaines, ou si
des signes de gravité empêchent tout travail rela­
tionnel », indiquent les recommandations de la
HAS. C’est là aussi du cas par cas, suivant l’âge de
l’enfant, la durée d’évolution des symptômes.
Pour des dépressions modérées à sévères, des
médicaments psychotropes sont recommandés
en plus de la psychothérapie. Une hospitalisa­
tion peut être nécessaire en cas de dépression
profonde et surtout d’idées suicidaires. A ce jour,
la fluoxétine (Prozac) est le seul médicament à
avoir une autorisation de mise sur le marché
avec une indication pour les adolescents. Plu­
sieurs études ont montré depuis longtemps le
risque d’effets secondaires de ces médicaments,
notamment le risque suicidaire.

Des services de soin saturés
Problème, la situation de la psychiatrie de l’enfant
et de l’adolescent est très difficile. Les délais pour
obtenir un rendez­vous s’allongent dans les cen­
tres médico­psychologiques, dans les maisons
des adolescents, dans les services hospitaliers,
libéraux... Désemparés, les parents sont en quête
de solutions. Alors que la psychothérapie est
essentielle, elle n’est que rarement remboursée.
Conséquences : « Tous les lieux de soin étant satu­
rés, les jeunes qui présentent des signes de mal­être
ou qui auraient besoin de soins précoces n’étant pas
prioritaires par rapport à ceux souffrant de
pathologies avérées, ne bénéficient pas des soins
qui éviteraient à leur santé de se dégrader », décri­
vent Marie Rose Moro et Jean­Louis Brison dans
leur rapport « Mission bien­être et santé des jeu­
nes ». Ils estiment ainsi à 1,5 million le nombre de
jeunes nécessitant un projet de suivi ou de soins
approprié. Alors même qu’« il est fondamental, en
termes de prévention, de détecter les adolescents
subdéprimés, souvent non diagnostiqués, afin de
leur proposer rapidement des soutiens adaptés »,
selon l’enquête « Portraits d’adolescents ». Sa­
chant que la période de l’adolescence est
essentielle pour la détermination des orienta­
tions de santé à l’âge adulte.
L’absence de prise en charge peut également
résulter d’un refus des intéressés. Et il faut parfois
beaucoup de temps et de courage pour parler et
trouver le bon interlocuteur. La question de la re­
lation avec un thérapeute bienveillant, en qui l’en­
fant ou l’adolescent a confiance, est primordiale.
Mais surtout, note Marie Rose Moro, « les jeunes
demandent qu’on leur tienne un autre discours que
la désespérance ».
pascale santi

MOINS DE SUICIDES ABOUTIS, PLUS DE TENTATIVES


L


e suicide est la deuxième
cause de décès chez les
15­24 ans », après les acci­
dents de la circulation, en France
comme à l’international, indique
l’Organisation mondiale de la
santé. En France, il représente
16 % des décès entre 15 et 24 ans et
20 % chez les 25­34 ans. Des chif­
fres qui restent élevés, même si le
taux de décès par suicide des ado­
lescents et des jeunes adultes di­
minue depuis plusieurs années.
En revanche, les tentatives de
suicide et idées suicidaires pro­
gressent. L’enquête sur la santé et
les consommations, pilotée par
l’Observatoire français des dro­
gues et des toxicomanies et qui se
déroule lors de la Journée de ci­
toyenneté (Escapad), montre que
2,9 % des jeunes de 17 ans – soit
250 000 jeunes – ont déclaré avoir
déjà fait une tentative de suicide

ayant entraîné une hospitalisa­
tion. « Plus d’un jeune sur dix a
déclaré avoir pensé au moins une
fois au suicide au cours des douze
derniers mois », notait le Bulletin
épidémiologique hebdomadaire
(BEH) en février 2019. Les tentati­
ves de suicide chez les 17 ans sont
passées de 10,7 % à 11,4 % entre 2011
et 2016, selon cette enquête Esca­
pad, elles sont deux fois plus
fréquentes chez les filles, tout
comme les pensées suicidaires.

« Carton rouge »
« Le suicide abouti n’est pas un phé­
nomène épidémique, mais les
idées suicidaires et les tentatives de
suicide, oui... notamment chez les
jeunes filles », explique le psychia­
tre Xavier Pommereau, coordon­
nateur de l’hôpital de jour des
16­25 ans à la clinique Béthanie à
Talence (Gironde). Les adolescents

en parlent sans doute plus facile­
ment. « Certes, les filles sont plus
suicidaires, mais cela ne veut pas
dire que les garçons vont mieux,
car leur repli relationnel est l’enfer­
mement dans des jeux vidéo, ce qui
n’est pas évoqué dans le BEH. Les
garçons le reconnaissent moins,
mais le passage à l’acte est plus
abouti », poursuit le spécialiste.
Les résultats de la cohorte i­Share
(Inserm, université de Bordeaux),
actualisés sur 16 022 étudiants,
montrent que 23 % d’entre eux
ont eu des pensées suicidaires
dans l’année écoulée.
Même constat aux Etats­Unis,
où environ 8 enfants sur 100, âgés
de 9 à 10 ans, déclarent des idées
suicidaires, selon une étude me­
née auprès de 8 000 enfants, pu­
bliée dans The Lancet Psychiatry le
12 mars. De même, les passages
aux urgences et les séjours à l’hô­

pital pour les enfants qui ont
pensé ou tenté de se suicider ont
doublé au cours des dix dernières
années, passant de 0,67 % en 2008
à 1,79 % en 2015.

Triple défi
Autant de données qui incitent
les experts à faire du suicide une
cible prioritaire pour la préven­
tion. « Le suicide, c’est le carton
rouge, d’une extrême gravité.
Lorsqu’on entend “je n’y crois
plus”, “plus rien ne vaut la peine”,
“je ne veux plus être dans ma
vie”... C’est un véritable appel à
l’aide », constate le pédopsychia­
tre Bruno Falissard. « Il ne faut
jamais banaliser une tentative
de suicide, même avec de l’Euphy­
tose [médicament à base de
plantes contre les symptômes
du stress et les troubles du som­
meil], et encore moins chez les

enfants qui n’ont pas encore tota­
lement conscience de ce qu’est la
mort », indique Fanny Gollier­
Briant, pédopsychiatre au CHU
de Nantes. A chaque enfant ou
ado en souffrance, il faut de­
mander s’il a pensé à mourir, s’il
a envie de mourir, avertissent
les professionnels. De même, il
est nécessaire de sécuriser ses
lieux de vie.
La docteure Sophia Frangou, de
l’école de médecine Icahn de
Mount Sinai de New York, qui a co­
dirigé l’étude américaine, avance
comme facteurs de risque « des
problèmes psychologiques – prin­
cipalement des problèmes d’an­
xiété et de dépression – et des
conflits familiaux ». Elle pointe en
revanche, parmi les facteurs pro­
tecteurs, « une plus grande super­
vision parentale et la vision posi­
tive d’un enfant à l’égard de

l’école ». Par ailleurs, l’étude Esca­
pad révèle que « ceux qui fument
[tabac et cannabis] quotidienne­
ment à 17 ans, consomment régu­
lièrement de l’alcool ou autres
substances, sont plus à risques de
tentatives de suicide ayant en­
traîné une hospitalisation ».
Le défi est triple : repérer les
jeunes à risques, élaborer des ac­
tions de prévention, les évaluer
et les déployer sur le terrain. Cela
passe par plus de programmes de
prévention dans les écoles et des
actions pour maintenir un lien
après une première tentative de
suicide, afin de prévenir une réci­
dive. Tel est l’objectif de VigilanS,
le dispositif national de préven­
tion du suicide, qui « vise à re­
contacter après la sortie de l’hôpi­
tal les personnes qui ont fait des
tentatives de suicide ».
p. sa.
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