Le Monde - 18.03.2020

(Nancy Kaufman) #1
RENDEZ-VOUS
LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 18 MARS 2020 | 7

Covid­19 : nos sociétés absorbent de plus 


en plus mal les oscillations puissantes


TRIBUNE - La pandémie due au coronavirus met en lumière nos vulnérabilités face
aux menaces oubliées, mal anticipées, souligne le médecin Jean-François Toussaint

N


ous savons à présent le risque :
nous pourrions perdre trop
tôt nos mères, pères et grands­
parents. En Chine, en France, en Italie,
les sujets âgés prennent les premiers
coups. Toutes nos réponses sanitaires
visent à réduire ce risque, mais elles
s’inscrivent dans la continuité des cri­
ses antérieures. L’aîné des coronavirus
avait conduit l’Organisation mondiale
de la santé (OMS) à déclarer en 2003 que
sa prochaine apparition induirait « une
crise de santé publique mondiale ». Nous
y voici. Mais nous n’avons pas assez
progressé pour anticiper l’émergence
de ce cousin, plus létal et plus vif.
Quel est l’adversaire? Un acteur dont
il nous manque l’origine et le potentiel
évolutif, mais dont la dynamique est
semblable à celle de ses prédéces­
seurs : après la phase d’attaque, le pic
de diffusion (jour du plus grand nom­
bre de contaminations) est atteint en
trois à quatre semaines. Il est suivi cinq
à sept jours plus tard du pic de décès.
La progression ralentit alors pour
s’interrompre, décrivant une courbe
d’évolution classique, semblable à
celle des relations proies­prédateurs
dans une compétition (attaque virale­
défenses humaines) passant par plu­
sieurs cycles d’adaptation réciproques.
Ces phases ne peuvent être mesu­
rées qu’a posteriori : le pic fut établi le
14 février en Chine. Hors de Chine, et
selon que les vagues dureront six ou
huit semaines, la mortalité pourrait
alors être comprise entre 20 000 et
50 000 décès, voire supérieure (dont
plus de 1 000 à 10 000 en France, avec

un pic fin mars, une semaine après le
pic italien). La difficulté de la prédic­
tion tient à ce que, durant cette as­
cension exponentielle, si l’inflexion
se produit avec 8 jours d’écart, elle
peut entraîner dix fois plus de décès.
Mais les lieux (Venise) et les symbo­
les (le péril de l’Anderer, les villes de
l’Autre, tenues pour responsables de
leur sort et du nôtre) font resurgir une
fantasmagorie incontrôlable à l’heure
des complots scellés par le numérique.
Condamnés à l’optimisme, il nous
faut pourtant appliquer les recom­
mandations, en espérant que les hypo­
thèses optimistes se vérifient, car si
l’OMS se félicite de la stratégie de bar­
rage mise en place en première mi­
temps, elle signale aussi les limites de
notre acceptation.
Resituons l’épisode : nous sommes
désormais conscients des effets à long
terme de nos choix, lorsqu’ils exploi­
tent principalement le court terme.
Trois impacts ici s’amplifient.


  1. La croissance exponentielle des
    contrecoups économiques : la vache
    folle avait emporté 10 milliards de
    dollars [environ 9 milliards d’euros]
    en 1995 ; H5N1 : 30 ; SARS1 : 40 en 2003 et
    H1N1 : 50 en 2009 pour 150 000 décès.
    Avec son impact sur l’énergie, l’auto­
    mobile, la banque, le tourisme ou l’avia­
    tion, Covid­19, par la complexité de ces
    intrications, ira bien au­delà des
    100 milliards à l’échelle planétaire.
    Alors que l’économie est à bout de souf­
    fle, on voit apparaître le vide dans le­
    quel certains pays vont plonger. Notre
    système sanitaire s’en remettra­t­il?

  2. Le risque d’une réaction non pro­
    portionnée face à un adversaire élé­
    mentaire : confrontés à ce nouvel ac­
    teur, les patients meurent souvent
    d’une hyperréaction immunitaire qui
    flambe leurs poumons en quelques
    jours. Or, en Europe, l’âge au décès par
    Covid­19 correspond à l’espérance de
    vie et rien ne dit que les mesures prises
    puissent l’accroître.
    L’infectiologue François Bricaire pré­
    cise : « Les gouvernements en font trop,
    mais ils n’ont pas le choix. » Si nous nous
    épuisons dès la première alerte, com­
    ment réagirons­nous lorsque les gran­
    des crises annoncées par l’OMS pour le
    mitan du siècle surviendront? En tant
    qu’espèce, sommes­nous à ce point af­
    faiblis pour ne plus avoir d’option que
    de jeter nos dernières forces dans une
    bataille encore modeste au regard des
    combats passés et des guerres à venir?

  3. L’effondrement du CO 2 résultant de
    l’arrêt de l’économie chinoise nous in­
    dique enfin le poids de notre empreinte


et l’ampleur de ce qu’il faudra faire
pour respecter nos engagements cli­
matiques. Serons­nous spontanément
capables de décider une réduction de
92 % de notre production industrielle?
Pouvons­nous « choisir » de le faire ou
nos choix sont­ils contraints? Or c’est
bien la qualité de cet air dont auront be­
soin les enfants de Chine et du monde
pour éviter maladies coronaires et
cancers prématurés.
Nous avançons sur une planche au­
dessus des flots. Chaque perturbation
met en péril notre fragile équilibre et
nos sociétés absorbent de plus en plus
mal ces oscillations puissantes. Nous y
lisons la confirmation d’un fait : l’évi­
dence de notre vulnérabilité face à ces
menaces oubliées.
Le XXe siècle nous avait laissés admi­
ratifs de notre croissance, mais il nous
a trompés quant aux raisons de ces
gains. Le XXIe ne sera pas celui des
maladies de l’âge, mais celui des préda­
teurs primaires (virus, parasites, bacté­
ries) dont on ne cesse de mesurer le
réarmement. Dans tous les Etats, cette
fragilité engendre une insatisfaction
absolue. Wuhan, toujours en quaran­
taine, l’Italie, la France crient ce que
seront, bien après la pandémie, les
conséquences pour tous ceux qui
auront de plein fouet subi la tempête.
Sommes­nous encore capables de
lutter? Quelque temps, sans doute...
mais à quel prix ?

CARTE


BLANCHE


Par NOZHA  BOUJEMAA


L


a Commission européenne a annoncé
fin février sa volonté de réguler l’intel­
ligence artificielle (IA). Celle­ci suscite
fantasmes, craintes et fascination. Les in­
dustriels européens redoutent le coût finan­
cier d’une telle régulation et brandissent
qu’il s’agirait d’un frein à l’innovation. Les
consommateurs redoutent les discrimina­
tions. Serait­ce l’avenir ou le péril de l’huma­
nité? On entend l’un et l’autre : l’intelligence
artificielle va sauver des vies, l’intelligence
artificielle va décider de nos vies.
Existe­il une définition unique de l’intelli­
gence artificielle? La réponse est non, il y a
autant de définitions que d’écoles de pensée
et de communautés scientifiques. Par
exemple entre l’IA statistique et l’IA symbo­
lique, l’IA faible et l’IA forte, certaines sont
explicables et d’autres pas encore. Aucun
exercice de définition de l’IA n’a débouché
sur un réel consensus, et parfois même
l’exercice a été abandonné.
D’ailleurs, c’est une erreur que de person­
naliser l’IA. Les algorithmes de l’IA et leurs
dérives potentielles de toutes sortes (éthi­
ques ou juridiques) ne sont qu’une codifi­
cation des opinions de leurs concepteurs et
de ceux qui les déploient. La tentation est
très forte de réguler tout ce qui semble
échapper à notre compréhension et à notre
contrôle. Cette approche suppose que le
simple fait d’établir de nouvelles règles juri­
diques sera un rempart protecteur face aux
dérives potentielles.

Un nouveau terrain de jeu pour juristes
La nécessité d’encadrer juridiquement
l’usage des algorithmes de l’IA ne fait pas de
doute, tant leurs champs d’application sont
étendus et tant les brèches pour certaines
dérives au service de leurs concepteurs
sont possibles. La régulation des algorith­
mes de manière générale, et celle de l’IA en
particulier, est un terrain de jeu tout à fait
nouveau pour les juristes. Il faudrait une
transformation numérique du métier juri­
dique pour espérer une réelle efficacité. Il
faudrait que les avocats se forment aux
algorithmes sans pour autant en devenir
spécialistes, et que les cabinets d’avocats se
dotent de spécialistes de l’IA pour cerner les
questions à résoudre.
Autrement, la régulation ne donnera lieu
qu’à des mesures descendantes traduisant
les principes de ce qui doit être fait mais qui
resteront non applicables. Comment un
juriste pourrait­il s’assurer qu’un algo­
rithme d’IA respecterait la nouvelle juridic­
tion qui sera mise en place? Ce qui doit gui­
der la régulation de ce nouveau genre, c’est
l’analyse du risque des décisions algorithmi­
ques pour l’humain. Le secteur de la santé
est bien en avance dans ce domaine pour
l’homologation des services logiciels
comme dispositifs médicaux, pour garantir
la maîtrise des biais et de la répétabilité.
Souvent, un humain ne peut pas se rendre
compte tout seul s’il est victime ou non d’un
abus algorithmique. Un exemple de l’insuf­
fisance des lois « théoriques » : quand bien
même plusieurs lois sont censées protéger
les données personnelles, le sont­elles réel­
lement? Aucune garantie objective, à part
celles que les fournisseurs de services veu­
lent bien promettre, mais qui restent non
vérifiables. La régulation ne sera possible
qu’à travers des outils numériques d’audita­
bilité et de contrôle.
J’ai déjà entendu dire qu’il faut développer
l’auditabilité des algorithmes en open
source pour en garantir la transparence.
Est­ce bien la bonne approche? En réalité, la
réponse est loin d’être triviale, car mettre sur
la place publique les modalités de contrôle
de certains algorithmes ne pourra que facili­
ter les pistes de leur contournement et, de
fait, cette transparence servira plus les
acteurs mal intentionnés. Le chantier des
mesures optimales de régulation est vrai­
ment important. Une gouvernance interdis­
ciplinaire s’appuyant sur des compétences
technologiques sur le schéma fonctionnel
de l’ensemble est indispensable.

Comment réguler 


l’intelligence


artificielle ?



Jean-François Toussaint,
médecin

COMMENT
RÉAGIRONS-NOUS
LORSQUE
LES GRANDES CRISES
ANNONCÉES
PAR L’OMS POUR
LE MITAN DU SIÈCLE
SURVIENDRONT?

VIBRER EN MUSIQUE QUAND ON EST MALENTENDANT


Etre face à un orchestre symphonique
et sentir les vibrations du premier vio­
lon au niveau des clavicules, celles du
second violon en haut des bras, celles
des tambours au bas du dos... La veste
Sound Shirt a été imaginée pour per­
mettre aux personnes malentendantes

« de vivre une expérience musicale en
ressentant avec précision et par le tou­
cher les tons moyens, les aigus, les bas­
ses... », énumère la designeuse et archi­
tecte de formation Francesca Rosella,
qui a conçu ce vêtement avec l’ingé­
nieur allemand Ryan Genz.

Testé « sur plusieurs centaines de per­
sonnes sourdes aux Etats­Unis et en
Europe », ce vêtement est commercia­
lisé depuis décembre 2019 par CuteCir­
cuit au prix de 1 500 Livres sterling
(1 600 euros), et 11 000 (12 160 euros)
pour un système complet sur lequel

100 vestes peuvent être branchées. Un
prix destiné principalement aux mu­
sées et orchestres tels le Dortmunder
Philharmoniker (Allemagne) ou le De­
troit Symphony Orchestra (Etats­Unis),
qui sont déjà équipés.
laure belot

Le supplément « Science & médecine » publie chaque semaine une tribune libre. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l’adresser à [email protected]

Nozha Boujemaa
Directrice science et innovation
chez Median Technologies

INFOGRAPHIE : PHILIPPE DA SILVA SOURCE : CUTECIRCUIT

Ordinateur central

Antenne
(transmission
sans fil)

Premier
violon

Premier
violon

Cuivre

Instruments
à vent
droite

Instruments
à vent
gauche

Cors

Second
violon

Alto

Alto

Second
violon

Violoncelle

Violoncelle

Contrebasse
Timbales

Contre-
basse

Convertisseur
analogique-digital
(DAC)

30 « actionneurs » placés sur les bras, le torse et le dos
traduisent en micro vibrations, d’amplitudes indépendantes les unes des autres,
les sons émis par les instruments. Leurs positions et espacements ont été définis
afin de créer « des résonances dans le corps » en fonction notamment
de la réponse des tissus corporels (chair et os).

16 microphones directionnels captent le son émis par les instruments.
Le signal analogique est transformé en signal digital, puis traité
par un algorithme. Une antenne transmet au mini récepteur
du vêtement les paramètres d’amplitudes à relayer pour que chacun
des 30 « actionneurs » vibrent en fonction des différentes fréquences
sonores.

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(^11)
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