Le Monde - 18.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

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RENDEZ-VOUS
LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 18 MARS 2020

« Rien ne garantit qu’une civilisation 


entretienne une activité scientifique »


ENTRETIEN - Pour le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond, face à des entreprises dominant le marché
et la technique, l’enjeu politique porte sur le contrôle démocratique des progrès technologiques

J


ean­Marc Lévy­Leblond est physicien et
épistémologue, professeur émérite de
l’université de Nice. Il a fondé en 1989 la
revue Alliage, qui explore les liens entre la
science, les techniques et la culture. Il
vient de publier Le Tube à essais. Efferves­
ciences (Seuil, 304 pages, 23 euros), un recueil de
textes (interventions en conférences, articles,
inédits...) qui aborde diverses facettes des
relations entre la science et la société.

Vous ouvrez votre recueil par deux fictions
qui décrivent un monde où il n’y aurait
plus de recherche scientifique. Comment
serait­ce possible?
Rien ne garantit qu’une civilisation, si avancée
soit­elle techniquement et culturellement, en­
tretienne une activité scientifique. L’exemple le
plus probant est le passage d’Athènes à Rome.
Nous n’avons que l’embarras du choix pour ci­
ter des savants grecs, Pythagore, Archimède,
Euclide... En revanche, dans l’empire romain, on
ne trouve aucun savant de la même ampleur.
Rome est une grande civilisation, qui domine la
Méditerranée pendant des siècles, qui possède
d’excellents architectes, ingénieurs, stratèges, ju­
ristes, poètes..., mais qui ne s’intéresse pas aux
sciences, à la production de connaissances pour
elles­mêmes. De même, la grande civilisation
arabo­musulmane, qui a été à l’avant­garde de la
science du VIIIe siècle au XIIe siècle, a vu sa pro­
duction scientifique décliner.

De telles situations pourraient­elles
se reproduire?
Je propose deux scénarios de « science­fric­
tion » : l’un cataclysmique, à la suite du change­
ment climatique et de ses conséquences
politiques, l’autre léthargique, la science fon­
damentale se laissant ensevelir sous une tech­
noscience peu soucieuse de nouvelles décou­
vertes fondamentales. Ce dernier cas peut sur­
prendre car le développement ultratechnique
de nos sociétés dépend de la science fondamen­
tale. Mais ce lien entre science et technique est
relativement récent. Le projet cartésien de
« devenir comme maîtres et possesseurs de la
nature » date du XVIIe siècle et ne sera mis en
œuvre qu’à partir de la fin du XVIIIe. Il n’y a donc
pas si longtemps que la technique repose sur la
science. De plus, cela est de moins en moins
vrai. Les développements technologiques des
dernières décennies reposent sur des connais­
sances théoriques de la fin du XIXe et de la pre­
mière moitié du XXe siècle. Par exemple, le télé­
phone portable ou le GPS, dont la précision doit
beaucoup à la relativité générale d’Einstein.
Ce qui est vrai pour la physique me semble
valoir aussi pour la biologie, où la dernière
grande rupture épistémologique est la décou­
verte du code génétique, dans les années 1950. Je
ne connais pas de technologies s’appuyant sur
des découvertes fondamentales de la seconde
moitié du XXe siècle.

Cela pourrait­il continuer?
Oui, d’autant que, depuis les années 1950, il n’y
a guère d’avancées majeures. Les progrès actuels
prennent place dans des cadres désormais classi­
ques : relativité, physique quantique, généti­
que... Afin de résoudre les nombreux problèmes
actuels ouverts, par exemple la nature de la ma­
tière noire, il faudrait peut­être remettre en
cause les fondements théoriques admis, mais
nous n’entrevoyons pas comment. On pourrait
ainsi en arriver à une situation analogue à celle
de la civilisation romaine. Nous aurions des
avancées technologiques, sans avoir besoin de
nouvelles connaissances scientifiques... Après
tout, il y a nombre de médicaments efficaces
sans que nous en connaissions toutes les rai­
sons. Et bien des nouveaux matériaux résultent
de progrès purement empiriques, comme à Bag­
dad, au Xe siècle, où l’on trouvait de remarqua­
bles forgerons, sans qu’ils maîtrisent la théorie
des alliages! Cependant, il faut voir plus loin que
cette déconnexion entre science et technique.

Que faut­il donc voir?
Jusqu’à présent, la science servait au moins
d’alibi ou de faire­valoir au développement
techno­économique, comme le montre l’exem­
ple bien connu du spatial. Jamais on n’aurait
envoyé des télescopes en orbite ou des sondes
planétaires si les lanceurs spatiaux n’avaient
pas répondu d’abord aux besoins commer­
ciaux des télécommunications ou aux besoins
militaires de la défense. L’astrophysique leur a
fourni un bon argument publicitaire et, en
retour, la science a pu en bénéficier.

Mais la course au profit est impitoyable et les
maîtres du marché n’hésiteront pas à laisser
tomber leurs danseuses scientifiques. En outre,
le développement technique peut devenir un
obstacle aux progrès scientifiques : ainsi, les sa­
tellites de télécommunications envoyés par mil­
liers dans l’espace vont gravement nuire aux ob­
servations astronomiques. De fait, la question est
moins celle du rapport entre sciences et techni­
ques, que celle des relations entre politique,
économie et technique. Aujourd’hui, la technique
est aux mains des entreprises qui dominent le
marché et recherchent avant tout leur rentabilité,
comme Amazon, Google, Microsoft, SpaceX...
Leurs pouvoirs sont supérieurs à ceux des Etats
démocratiques. Nos sociétés ne maîtrisent plus
les développements technologiques. D’autant
que ces derniers sont si rapides qu’ils mènent à
un changement anthropologique majeur, leur
rythme de renouvellement dépassant celui du
passage des générations. Nous n’avons guère le
temps de comprendre ces mutations, de les maî­
triser et de les orienter. Le véritable enjeu est donc
politique et porte sur la possibilité d’un contrôle
démocratique des progrès technologiques.

Le discours politique de défense de la science
pour assurer le développement économique
ne reste­t­il pas dominant?
Ce discours reproduit des schémas du XIXe siè­
cle ou de la première moitié du XXe, où, certes,
la recherche conduisait à des applications.
Aujourd’hui, de tels discours relèvent de la com
pure et simple, car les mots « science » et
« recherche » sont immédiatement relayés par un
autre : « innovation ». Le vrai objectif est écono­
mique et marchand. J’observe d’ailleurs, à l’appui
de cette vision pessimiste – mais réaliste! –, que
nombre de jeunes prennent leurs distances à
l’égard de la science fondamentale. Beaucoup
d’étudiants issus des grandes écoles ou de mas­
ters reculent devant les carrières de chercheurs et
d’universitaires, car ils réalisent à quel point le
monde académique est devenu concurrentiel,
demandant des compétences plus managériales
qu’intellectuelles, et préfèrent le monde de l’en­
treprise, où ils se sentent parfois plus libres!

Dans ces conditions, pourquoi faire
de la recherche?
Il me faut d’abord admettre que, à long terme,
certaines découvertes pourraient certes
conduire à des innovations profitables à toute
l’humanité. Mais je défends surtout l’idée que la
connaissance en tant que telle a une valeur
culturelle, et que la science, mieux partagée et
mieux maîtrisée, peut et doit y contribuer. Ma

génération [Jean­Marc Lévy­Leblond a 80 ans] y a
cru, sans doute trop naïvement, mais je ne me
résous pas à désespérer. J’évoque dans mon livre
un autre argument dû au chercheur Derek de
Solla Price qui, en 1977, défendait l’idée qu’une
société développée a besoin de la recherche pour
une raison indépendante de ses contenus, à sa­
voir garantir une compétence technoscientifique
collective. Nous aurions besoin de chercheurs car
nous avons besoin de formateurs. C’est un peu
paradoxal, mais assez convaincant à mon avis.

Vous plaidez depuis longtemps pour
rapprocher les sciences humaines et sociales
de « celles qui ne le sont pas ». Pourquoi?
Il persiste cette idée d’une supériorité des
sciences de la nature sur les autres. De bons neu­
ropsychologues se considèrent comme de bons
didacticiens. De bons physiciens statisticiens
s’imaginent bons économistes... Ces douteux
experts autodésignés ne sont d’ailleurs pas pour
rien dans la défiance du public envers la science.
Une meilleure connaissance des sciences hu­
maines et sociales par les spécialistes des scien­
ces « dures » pourrait les amener à plus de ré­
serve et, du coup, à des échanges plus fructueux.
Car, de l’autre côté, il existe un dilemme au sein
des sciences sociales, partagées entre deux atti­
tudes. Il y a ceux qui veulent faire plus « scientifi­
que », calquant les méthodes des sciences exac­
tes, et ceux qui voudraient s’en passer, en s’en
tenant aux humanités classiques. C’est pourquoi
je plaide pour que les cursus scientifiques soient
complétés de formations en histoire, philoso­
phie, sociologie des sciences, afin que les jeunes
comprennent mieux qui ils sont et ce qu’ils font.

Quels en seraient les avantages?
D’une part, les jeunes scientifiques recevraient
une utile leçon de modestie en comprenant
qu’on ne peut pas étudier des objets aussi com­
plexes qu’une cellule, un cerveau ou une société
avec les mêmes méthodes – aussi fragiles qu’effi­
caces – que pour un atome ou un quasar. D’autre
part, cela les préparerait à mieux appréhender
leur monde professionnel, ses jeux de pouvoirs,
son contexte socio­économique, ses transforma­
tions historiques. Ils seraient par exemple préve­
nus à l’avance qu’un chercheur passe beaucoup
de temps à chercher... de l’argent!
Mais surtout, cet élargissement rendrait leur
métier plus riche et plus gratifiant, voire plus
efficace, tant l’histoire des sciences est un gise­
ment sous­exploité de découvertes nouvelles, et
que les arts et les lettres sont des sources
potentielles d’imaginations fertiles.
propos recueillis par david larousserie

Jean-Marc Lévy-Leblond, en décembre 2019. BÉNÉDICTE ROSCOT/ÉDITIONS DU SEUIL

ZOOLOGIE


T


ête de linotte », « cervelle de moineau »...
Notre langue conserve la trace du
mépris ancestral dans lequel nous
tenons certains volatiles. L’anglais fait en­
core moins de détails, qualifiant volontiers
de « bird brain » (cerveau d’oiseau) le premier
imbécile venu. La réalité est bien différente.
Des corbeaux aux mésanges, nos lointains
cousins montrent des compétences impres­
sionnantes, que des scientifiques ont déjà
mises en évidence.
Pourtant, l’étude publiée le 3 mars dans la
revue Nature Communications par deux cher­
cheurs de l’université d’Auckland anéantit
définitivement nos vieux clichés. Non seule­
ment des oiseaux peuvent opérer un choix
en utilisant les probabilités, mais ils dispo­
sent de ce que les psychologues nomment
« l’intelligence générale », cette capacité à
combiner des informations de domaines dif­
férents pour raisonner. L’auteur de ces ex­
ploits est le perroquet kéa. En Nouvelle­
Zélande, son astuce n’est plus à prouver. Des
attaques groupées qu’il conduisait sur les
agneaux des premiers colons aux pillages des
sacs à dos des actuels randonneurs, cet oiseau
des montagnes, omnivore et social, passe
pour un être rusé. Mais jusqu’où? C’est la
question à laquelle l’ornithologue Amalia
Bastos a décidé de consacrer sa thèse.
Elle a d’abord voulu voir si l’animal opérait
des raisonnements probabilistes. Six indivi­
dus ont été placés face à des bocaux transpa­
rents contenant des pinces à linge noires et
orange, avec une récompense associée aux
premières. Devant eux, la scientifique a pio­
ché une pince dans chaque bocal, tout en
dissimulant sa couleur. Et l’oiseau a été invité
à choisir une main. Trois des six individus
n’ont pas hésité et ont immédiatement
pointé la main sortant du récipient avec la
plus grande proportion de pinces noires. Les
trois autres ont eu besoin de quelques essais,
mais ils ont opté pour la même règle : ni le
bocal contenant le plus grand nombre de noi­
res, ni celui contenant le plus faible nombre
d’orange, mais bien celui offrant le plus de
chances de piocher une noire.
Une performance, en soi, souligne l’article.
Hormis les humains, seuls les grands singes
ont démontré cette compétence. Des capu­
cins, testés dans les mêmes conditions par
l’équipe d’Auckland, ont échoué à l’exercice.
Un résultat qui n’a pourtant « pas particulière­

ment étonné » Amalia Bastos, tant ces perro­
quets lui paraissaient intelligents.
Sa vraie surprise est apparue lorsqu’elle a
tenté d’ajouter d’autres contraintes. Une
limite physique, d’abord. Cette fois, une paroi
horizontale séparait le bocal en deux, ne per­
mettant à l’opérateur de piocher que dans la
moitié supérieure du récipient. Aucune diffi­
culté pour les kéas : ils ont fondé leur décision
sur la seule partie accessible. La chercheuse et
son collègue Alex Taylor ont ajouté un élé­
ment « social » : au lieu des deux mains d’un
même opérateur, ce sont deux opérateurs qui
saisissaient les objets, avec un biais chez l’un
d’entre eux, qui attrapait systématiquement
les pinces noires. Et là encore, les perroquets
se sont adaptés. « Utiliser des indices sociaux
venant d’une autre espèce et les intégrer dans
leur raisonnement, seuls les chimpanzés y
étaient jusqu’ici parvenus », insiste­t­elle.
Spécialiste d’intelligence animale, le prima­
tologue Nicolas Claidière s’avoue « impres­
sionné » : « Résoudre ces problèmes aussi vite et
aussi facilement, les capucins ou les babouins
n’y arriveraient pas, même avec plus d’entraî­
nement », souligne­t­il. Géniaux, les kéas, ou
la compétence serait­elle plus largement
répandue chez les oiseaux, séparés de nous il
y a plus de 300 millions d’années? Amalia
Bastos entend se pencher sur la question, en
testant d’autres volatiles. Et attend que des
spécialistes d’intelligence artificielle pren­
nent nos lointains cousins pour modèles. Les
académiciens pourront peut­être alors révi­
ser le bon usage de certaines expressions.
nathaniel herzberg

Le perroquet kéa, 


futé polymorphe


Un kéa dans la réserve de Willowbank,
en Nouvelle-Zélande. AMALIA BASTOS
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