Le Monde Diplomatique - 02.2020

(Steven Felgate) #1

REMISen 2016àlaministre des


familles,del’enfance et des droits des
femmes, MmeLaurence Rossignol, le rap
port de MmeGiampinoaravivé l’espoir de
nombreux professionnels. Cette psycho
logue pour enfants et psychanalyste alertait
sur les dérives d’une offre d’accueil qui
renforçait les«attitudes commerciales ou
consuméristes »,et replaçait les besoins de
l’enfant au cœur du débat:rythmes per
sonnalisés, stabilité des liensetdes lieux,
professionnelsqualifiés (7). Elle s’inquié
tait de la standardisation des crèches face
àdes contraintes économiquesousécuri
taires, car«des lieux et des objets aseptisés
génèrent des échanges aseptisés ».Début
2017, le gouvernementafait paraître un
texte cadre national pour l’accueil du jeune
enfant, assorti d’une charte, dans la lignée
des préconisations du rapport Giampino.
Le HCFEAafait des propositions pour gui
der sa mise en œuvre (8).Àlaveille de la
présentation de la réforme des modes d’ac
cueil, le collectif Pas de bébésàlaconsigne
s’inquiète d’une augmentation de l’accueil
en surnombre, tant en crèche que chez les
assistantes maternelles, ou de la possibilité
de réduire la surface d’accueil par enfant
de7à5,5 mètres carrés dans les zones à
forte densité de population. Enfin, l’objectif
fixé par l’État de créer 30 000«solutions
d’accueil»d’icià2022, par des incitations
financièresàl’attention de tous les acteurs
(publics, privés, associatifs) créant des
places de crèche, apparaît bien loin du
minimum de 230 000 places préconisé
par le HCFEA.

Dès 2010, le psychosociologue Jean
Epstein s’inquiétait de voir la France brader
ce qui la plaçait depuis presque quarante
ans«très largement dans le peloton de tête
de ceux qui ont cru en la petite
enfance(9)».Après la seconde guerre mon
diale, en effet, passé l’urgence sanitaire,
les apports de la psychanalyse et de la psy
chologie amènentàs’intéresser aux besoins
psychiques et affectifs du tout petit. Celui
ci devient une personneàpart entière, tra
versée d’émotions et sensibleàl’interaction
avec son entourage. De lieux de garde les
crèches deviennent progressivement,àpar
tir des années 1980, des lieux d’accueil où
s’invitent la dimension éducative et sociale,
puis l’éveil artistique et culturel. Il s’y
construit des projets pédagogiques,enlien
avec les parents, notamment sous l’impul
sion de l’Associationdes collectifs enfants
parents professionnels (Acepp),àl’origine
des crèches parentales, dans lesquelles les
parents participentàl’accueil aux côtés de
professionnels et au conseil d’administra
tion.Àlasuite de la Maison verte de Fran
çoise Dolto, les lieux d’accueil enfants
parents se multiplient. Autant d’acquis que
beaucoup craignent aujourd’hui de voir
s’effilocher ou disparaître.

(1)«Delanaissanceà6ans:aucommencement
des droits », défenseur des droits, Paris, 2018.
(2)«L’accueil du jeune enfant en 2017, données
statistiques et recherches qualitatives»,Caisse nationale
d’allocations familiales (CNAF) et Observatoire
national de la petite enfance, Paris, 2018.
(3) Loi de finances pour 2004, article 98.
(4) Marie-Laure Cadart (sous la dir.de),Les Crèches
dans un réseau de prévention précoce,Érès, coll.
«1001 BB »,Toulouse, 2008.
(5)«Lapolitique d’accueil du jeune enfant. Revue
de dépenses », Inspection générale des affaires sociales
-inspection des finances, Paris, juin 2017.
(6)«Atlas des établissements d’accueil du jeune
enfant », Caisse nationaledes allocations familiales,
Paris, exercice 2016.
(7) Sylviane Giampino,«Développement du jeune
enfant. Modes d’accueil, formation des profes-
sionnels»,rapport remisàMmeLaurence Rossignol,
ministre de la famille, de l’enfance et des droits des
femmes, Paris,9mai 2016. Elle vient de publier
Pourquoi les pères travaillent-ils trop ?,Albin Michel,
Paris, 2019.
(8)«Pilotage de la qualité affective, éducative et
socialedel’accueil du jeune enfant », HCFEA, Conseil
de l’enfance et de l’adolescence, Paris, 22 mars 2019.
(9) Jean Epstein,«Accueillir », dans Patrick Ben
Soussan (sous la dir.de),Le Livrenoir de l’accueil
de la petite enfance,Érès, coll.«1001 BB », 2010.
(10)«Pour sauver la PMI, agissons maintenant!»,
rapport de Michèle Peyron remis au premier ministre,
Paris, mars 2019.

d’entreprises ou de municipalitésàtravers
des délégations de service public. Ces
dernières années, le secteur marchand a
créé plus de la moitié des nouvelles
places, et il gère déjà 17%des places dis
ponibles (contre7%en2012), selon la
Fédération française des entreprises de
crèches (FFEC). Celle ci milite pour un
assouplissement encore plus important
des normes, en affirmant qu’il s’agirait
du«seul moyen de satisfairelademande
de la population ».Les autres acteurs ne
peuvent pas suivre:en2016, par exem
ple, les collectivités territoriales, qui n’ont
pas d’obligation en la matière, n’ont créé
que 23%des nouvelles places en crèche,
et le secteur associatif, 19 %.

Quelques grands groupesdominent le
marché:Babilou, Les Petits Chaperons
Rouges, People and Baby,Crèche Attitude
(Sodexo) et La Maison Bleue. Ils se posent
en champions de la gestion,àl’heure où
les logiques de rentabilité ont gagné les
crèches publiques.«Lamise en place de
la prestation de service unique, en 2002,
visaitàintroduireplus de justice dans les
aides financières, mais elleainstauré un
système de contrat avec les familles et de
paiementàl’heure. Celaaengendré des
rigidités bureaucratiquesetune logique
de pointage comptable qui modifient l’es
prit desrelations entreles familles et la
crèche et mettent les professionnels en dif
ficulté. On ne compte plus en nombrede
places, d’enfants ou de berceaux, mais en
taux d’occupation »,explique MmeSyl
viane Giampino, vice présidente du Haut
Conseil de la famille, de l’enfance et de
l’âge (HCFEA). Le temps passéàjongler
avec les places libres ne peut être consacré
aux enfants, aux familles et aux échanges
entre professionnels.

«Letravail se faitàflux tendu, le per
sonnel est épuisé,les arrêts maladie sont
nombreux et larotation du personnel
importante »,observe SophieOdena,
chercheuseassociée au Laboratoire
d’économie et de sociologie du travail et
auteure de plusieurs rapports sur les
modes d’accueil. MmeMartine Garin a
quitté son poste de coordinatrice du ser
vice de prévention et de soutien de l’As
sociation des crèches d’Aix en Provence
quand la nouvelle municipalitéadélégué

la gestion de ses vingt crèchesàlasociété
Les Petits Chaperons Rouges, en 2008.
Elle raconte :«Pendant quinze ans, nous
avions tissé un réseau avec les acteurs
de la prévention et réussiàintégrer des
enfants de familles confrontéesàdemul
tiples difficultés:grande précarité,
pathologies psychiques... Cette orienta
tion n’était plus souhaitée par la nouvelle
direction, la municipalité n’en faisant
plus une priorité. »Ce que confirme
MmeMarie Laure Cadart, médecin et
ancienne responsable de la PMI d’Aix
en Provence :«Lesystème des appels
d’offres est délétère, car il engendreune
obsession gestionnaire(4).»

Dans une étude parue en 2018, le
groupe Xerfi annonçait les performances
«tout bonnement exceptionnelles »du
marché des crèches privées, qui, avec une
croissance de 19%par an, atteignait plus
de 1,3 milliard d’euros en 2017. Il prédi
sait la poursuite de cetteprogression, avec
des perspectives de rentabilité, notam
ment par des économies d’échelle.
Équipes bilingues, communication ges
tuelle, salles«zen »:lacourseàl’inno
vation pédagogique est lancée. Dans sa
crèche«Génération durable 4.0 », expo
sée en 2017àParis, le groupe People and
Baby présentait ses objets du futur:un
berceau intelligent qui se balance tout
seul, une tétine connectée pour prendre
la température, une couche équipée d’un

capteur d’humidité ou encore un robot
ludo éducatif. Les labels fleurissent et la
gamme des services s’élargit:boutiques
en ligne, événementiel, soutien scolaire,
aideàdomicile. Les entreprises de
crèches développent leur offreàl’étran
ger,etdes fonds d’investissement entrent
dans leur capital.

L’ inspection générale des affaires
sociales (IGAS) s’inquiète de niveaux de
rentabilité«largement supérieursàlaren
tabilité commerciale des autres opérateurs
économiques»:lerésultat d’exploitation
serait de l’ordre de 40%duchiffre d’af
faires, contre 7,8%dans l’ensemble des
entreprises.Detels bénéfices sont en outre
«obtenusàl’appui d’une forte mobilisa
tion des financements publics »,précise
l’IGAS (5). La forte croissance des petites
structures(lirel’encadré page 5),portée
quasi exclusivement par les entreprises de
crèches, soulève des inquiétudes sur la
qualité de l’accueil et sur son accessibilité
financière.LecollectifConstruire ensem
blelapolitique de l’enfance, qui regroupe
plusieurs dizaines d’associations natio
nales et locales du secteur social et de la
santé,demande la gratuité des modes
d’accueil, notamment pour les familles
vivant sous le seuil de pauvreté. Dans les
crèches bénéficiant de la prestation de ser
vice unique, les familles paient entre
14 centimes et 3,18 euros de l’heure, avec
un prix moyen de 1,60 euro (6).

LE14 janvier,professionnels de la


petite enfance et parents se sont mobilisés
dans toute la France contre les disposi
tions présentées en décembre dernier par
le gouvernement, qui doivent être adop
tées avant la mi février.Laréforme vise
à«simplifier le cadrenormatif des modes
d’accueil »et doit entrer en vigueur le
1 erjuillet. En 2010, déjà, le«décret
Morano»(du nom de la secrétaired’État
àlafamille Nadine Morano),qui détri
cotait la réglementation des crèches, avait
provoqué une levée de boucliers inédite.
Si les journées d’action des 28 mars et
23 mai 2019 ont conduit le gouvernement
àmaintenir,sur le papier,les taux d’en
cadrement unadulte pour cinq enfants
qui ne marchent pas encore, un adulte
pour huit enfants qui marchent , la
réforme prévoit plusieurs dispositions
permettant d’y déroger.Lacourse au rem
plissage et la dégradation des conditions
d’accueil mettent en jeu«lasécurité, le
développement physique et psychique des
enfants et leur confort »,alerte M. Pierre
Suesser,médecin et coordinateur du col
lectif Pas de bébésàlaconsigne, qui
regroupe les principaux syndicats et orga
nismes de la petite enfance et qui est à
l’origine de la contestation.


Pour les sciences humaines comme
pour les neurosciences, les premières
années de vie constituent une période cru
ciale dans le développement et l’épa


*Journaliste.

nouissement de l’enfant, du point de vue
tant cognitif qu’affectif, social et psy
chique. Le récent rapport du défenseur
des droits rappelle l’importance du res
pect des droits des plus petits comme
«levier extraordinaire(...)pour leur
constructionpersonnelle et sociale »,
mais aussi«pour la promotion de l’éga
lité entretous les individus »(1). En
France,4,6 millions d’enfants ont entre
0et6ans latranche d’âge communé
ment considérée comme la petite
enfance (2), qui relève de la compétence
des services de la protection maternelle
et infantile (PMI).L’âge de6ans mar
quait le début de l’instruction obliga
toire, jusqu’à la loi du 26 juillet 2019
«pour une école de la confiance », qui
le fixeà3ans.

Dès 2003, lors de la conférence de la
famille, l’Étataouvert le secteur aux
acteurs privés commerciaux, invitant un
«maximum d’intervenants »àinvestir
pour compléter l’offre publique. La créa
tion de crèches d’entreprise est encoura
gée par le crédit d’impôt famille (3) et la
participation financière de la Caisse natio
nale des allocations familiales (CNAF).
Cette«ouverture»est confortée par la
directive européenne de 2006, dite
«directive Bolkestein », fer de lance de
la dérégulation des services,qui affecte
de plein fouet les structures d’accueil.
L’ offre décolle, et des sociétés privées
s’imposent dans le paysage:elles
construisent des crèches ou gèrentcelles

Autre pilier fondateur de la petite
enfance, la PMI, créée en 1945 et confiée
aux départements en 1983, est en danger.
Son rôle en matière de prévention médi
cale, psychologique et sociale est pourtant
largement reconnu. La PMI est«victime
d’une négligence institutionnelle collec
tive »,écrit MmeMichèle Peyron dans son
rapport remis en mars au gouverne
ment (10).Àmoins d’un sursautdes pou
voirs publics, la députée prédit une«extinc
tion »de l’institution dans la majorité des
départementsd’ici une décennie, avec le
risque d’un«hyperciblage »sur les popu
lations les plus vulnérables,àrebours du
principe d’universalité.«L’État s’est trop
désengagé »,confirme la plate forme Assu
rer l’avenir de la protection maternelleet
infantile, qui regroupe quatorze associa
tions, dont le Syndicat national des méde
cins de PMI (SNMPMI), qui alertent les
autorités depuis 2011.

Une fois la mortalité infantile jugulée,
les missions de la PMI ont été élargies :
planification familiale, périnatalité, handi
cap, mineurs en danger,agrément et
contrôle des modes d’accueil de la petite
enfance. Les équipes reçoivent un nombre
croissant de familles dans des situations
d’extrême précarité, avec une dépense
nationale«nettementàlabaisse ».Le nom
bre de médecinsachuté de 7,7%entre
2010 et 2015, les faibles salaires et le
manque de reconnaissance du métier com
pliquant le recrutement.LaPMI ne couvre
plus que 12%des besoins en consultations
pour les0à6ans, et un tiers de la classe

4


DERRIÈRE LE BERCEAUCONNECTÉ,


Le service public de la petite enfance,


FÉVRIER 2020 –LEMONDEdiplomatique

UNE ENQUÊTE


DE LEÏLASHAHSHAHANI*


Menace d’extinction de la protection maternelle et infan-

tile, pénurie de pédopsychiatres,dégradation de la qualité

de l’accueil en crèche... Dans le domaine de la petite

enfance aussi, lesappétits du commerce sont chaque jour

davantageservis par les autorités. Une évolution qui com-

promet l’universalité du service public etfavorise la sur-

veillance desfamilles démunies.

Chute du nombre de consultations

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