LE
COMMENTAIRE
de Erwan Le Noan
Moderniser le droit de la concurrence
A
près l’avoir niée, Donald
Trump a dû se confronter à
la pandémie et à ses consé-
quences humaines dramatiques :
le Covid-19 pourrait tuer 240.
Américains. Ce virus constitue pour
les économies un choc exogène dont
les conséquences sont difficiles à
appréhender : la recherche acadé-
mique, de l’économie à l’histoire,
tente d’apporter des éclairages, mais
les mesures concrètes de ses effets
restent incertaines.
L’isolement a un impact macroé-
conomique immédiat : selon
l’Insee, en France, un mois de confi-
nement conduit à un PIB inférieur
de 3 points ; outre-Atlantique, le
nombre de chômeurs a bondi. Les
conséquences de plus long terme
restent, elles, indéterminées.
Au niveau microéconomique, le
passage à vide pourrait éliminer
divers acteurs (la compagnie
aérienne Flybe a été l’une des pre-
mières victimes) et pousser une ten-
dance de consolidation. Des acquisi-
tions s’engageront probablement,
portées par les « survivants » – dont
les géants numériques aux capitali-
sations et liquidités record ou les
multinationales qui bénéficieront
du soutien d’Etats déterminés à faire
triompher leurs entreprises.
Pour rebondir efficacement,
l’économie européenne devra faire
preuve de « résilience », pour
reprendre le terme proposé par
Emmanuel Macron. Dans cette
perspective, alors qu’aujourd’hui
les Etats interviennent pour répon-
dre à l’urgence sanitaire il leur fau-
dra dès demain redonner pleine-
ment sa place au marché, seul
mécanisme à même de favoriser un
mouvement spontané des échan-
ges. Une nouvelle dynamique de
concurrence sera probablement, à
bablement indispensable qu’elle tra-
vaille à lever les trop nombreux
obstacles réglementaires (ou fis-
caux !) qui subsistent, en matière de
services notamment.
Ensuite, une accélération de la
révision du droit de la concurrence,
afin de favoriser l’émergence de
groupes capables d’affronter la
compétition mondiale. Avant que
ne débute la crise, un projet était en
cours, pour amender les règles de
définition des marchés – étape indis-
pensable à l’analyse en droit. Cette
voie pourrait être poursuivie et
amplifiée. Mais, alors que dans plu-
sieurs capitales se dessinait un mou-
vement de renforcement du con-
trôle préventif de l’économie, par un
activisme de la régulation, c’est pro-
bablement, au contraire, une dyna-
mique de libéralisation qui pourrait
être poursuivie, afin de lever les con-
traintes réglementaires à la crois-
sance des entreprises – quitte à ren-
forcer les moyens de contrôle visant
les pratiques litigieuses sur les mar-
chés. Pour être plus « résiliente »,
l’économie européenne doit être
plus réactive, donc plus flexible et
décentralisée. Pour y parvenir de
façon offensive, sans sombrer dans
la défense nationaliste et l’élévation
d’illusoires ligne Maginot, elle a
aujourd’hui l’opportunité de favori-
ser l’émergence de champions
dynamiques, stimulés par un mar-
ché efficace qui garantira que leurs
positions sont justifiées par leurs
performances. Ce serait une voie de
réconcilier les aspirations indus-
trielles des uns et le souci concur-
rentiel des autres, tout en devenant
plus forts encore.
Erwan Le Noan est associé
du cabinet Altermind,
spécialiste de concurrence
ce titre, nécessaire. Elle peut pren-
dre deux formes.
D’abord, un approfondissement
du marché unique, pour consolider
un espace économique plus uni et
dynamique. Pour reprendre des
mots récents d’Ursula von der
Leyen, il constitue notre atout le plus
fort : c’est en facilitant les échanges
en son sein que l’Union stimulera
son activité et servira ses consom-
mateurs. Pour y parvenir, il est pro-
Pour être plus
« résiliente »,
l’économie
européenne doit être
plus réactive,
donc plus flexible
et décentralisée.
Les banques centrales
vont devoir avaler
les dettes du virus
Jean-Marc Vittori
@jmvittori
Plus que jamais, les banques cen-
trales ont l’avenir de l’économie
mondiale entre leurs mains. A
priori, elles ont les moyens d’éviter
le pire. La crise financière de 2008
leur a donné l’occasion de créer de
nouveaux outils. Aux Etats-Unis,
au Japon, au Royaume-Uni, les
banquiers centraux n’hésiteront
pas à s’en servir. Dans la zone euro,
ce n’est hélas pas si simple.
Il peut paraître étrange que la
balle revienne dans les jambes des
banquiers centraux, alors qu’ils
expliquaient depuis des mois que
c’était maintenant aux Etats d’agir,
à la politique budgétaire de pren-
dre le relais de la politique moné-
taire. Mais avec l’épidémie mortelle
de coronavirus, tout a changé. C’est
comme si les grands argentiers
avaient été entendus au-delà de
toutes leurs espérances.
Après avoir arrêté brutalement
des pans entiers de l’économie
pour lutter contre le mal, les gou-
vernants de dizaines de pays vont
chercher des milliers de milliards
d’euros ou de dollars pour éviter
que ce choc d’une violence inouïe
ne détruise irrémédiablement le
tissu économique et social de leurs
pays, puis pour faire repartir la
machine.
Les Etats vont bien sûr lever des
montagnes d’argent sur les mar-
chés financiers. En mode panique
depuis le mois de mars, beaucoup
d’investisseurs vont se rassurer en
achetant de bonnes vieilles obliga-
tions publiques – de l’OAT, du
T-Bond, du Bund. Mais ça ne suffira
sans doute pas, même si l’Europe se
décidait enfin à émettre des obliga-
tions non plus nationales mais
communautaires. Il va falloir trou-
ver de l’argent ailleurs. Et cet
argent, seules les banques centra-
les peuvent le fournir.
A cet égard, la crise financière de
2008 a été une formidable leçon – et
même une chance. Sous l’impul-
sion décisive de Ben Bernanke, qui
était à l’époque non seulement pré-
sident de la Fed mais aussi l’un des
meilleurs experts mondiaux de la
Grande Dépression des années
1930, les banques centrales ont
inventé des outils « non conven-
tionnels », comme l’achat massif
d’actifs sur les marchés financiers
(« quantitative easing » en jargon
central banking). En mars 2020,
elles ont annoncé qu’elles allaient
les utiliser à grande échelle.
Pour sauver les Etats sans les
endetter au-delà du soutenable, les
banques centrales vont devoir faire
un pas de plus dans cette direction.
Un pas déjà fait par la Banque du
Japon sans l’avouer, mais un pas
qui constitue pour certains le fran-
chissement d’une ligne rouge : elles
vont devoir acheter directement
des obligations d’Etat. Et les effacer.
Agissant pour financer la guerre
sanitaire contre le coronavirus, les
banques centrales renoueraient
avec leurs origines plus qu’elles ne
s’en éloigneraient. Elles ont été
bâties à partir du XVIIe siècle pour
trouver un moyen plus efficace de
financer la guerre militaire. « La
Old Lady » britannique a été créée
en 1694 pour porter la reconstruc-
tion de la flotte militaire anglaise
détruite par les Français. La Ban-
que de France a été fondée en 1800,
notamment pour accompagner les
offensives de Napoléon. Et l’his-
toire est la même partout en
Europe, du Portugal à la Finlande.
L’histoire est un peu différente
aux Etats-Unis. La république
créée au XVIIIe siècle ne s’est pas
lancée dans de longues et coûteu-
ses guerres avec ses voisins. Le
besoin d’une vraie banque centrale
est apparu au début du XXe siècle,
lors de la « panique des banquiers »
en 1907. Suite à une spéculation
ratée sur une compagnie minière,
de nombreux investisseurs se
retrouvèrent à court de liquidités,
provoquant l’effondrement des
marchés. Tirant les leçons de l’épi-
sode, le Congrès créa un prêteur
« de dernier ressort » : la Réserve
fédérale des Etats-Unis. En dernier
ressort, ce prêteur n’hésitera pas à
prêter directement à l’Etat fédéral
américain. Avec ou sans les injonc-
tions d’un Donald Trump.
Dans la zone euro, il en va tout
autrement. La Banque centrale
européenne a été bâtie il y a un quart
de siècle sur le modèle de l’alle-
mande Bundesbank. Et la Buba,
comme l’appellent les intimes, s’est
imposée après la Seconde Guerre
mondiale, non en finançant la
reconstruction du pays, mais en cas-
sant l’inflation via un resserrement
du crédit. Créée à la fin du siècle de
l’inflation, elle a un ADN qui n’a rien
à voir avec celui de ses consœurs
nées à une autre époque. Bien sûr,
Mario Draghi, qui présida la BCE
avant Christine Lagarde, affirma en
2012 que sa maison était prête à faire
« tout ce qu’il faudra » pour sauver
l’euro. Bien sûr, les règles européen-
nes peuvent être interprétées jusqu’à
permettre ces achats directs, quitte à
passer quelques secondes sur le
compte d’une banque. Mais les pays
du Nord y sont farouchement oppo-
sés. Et les débats seront violents sur
le sujet au sein du Conseil des gou-
verneurs de la banque centrale. Cer-
tes, des indices de changements
apparaissent. Un banquier central
très rigoriste du nord de l’Europe
aurait récemment déclaré : « Quand
vous voyez des camions contenant des
cadavres tourner en quête de crémato-
riums, l’accent devrait être mis sur la
solidarité. » Pour l’instant, cette soli-
darité est un espoir, non un réflexe.n
L’ANALYSE
DE LA RÉDACTION
Pour éviter une dette
insupportable,
les banques centrales
vont devoir financer
directement les Etats.
En réalité,
cette mission
est inscrite dans
leurs gènes. Sauf
dans la zone euro.
Boll pour « Les Echos »
D
Les points à retenir
- Les banques centrales
ont l’avenir de l’économie
mondiale entre leurs mains. - Elles ont annoncé qu’elles
allaient utiliser à grande
échelle le (« quantitative
easing » en jargon central
banking) pour sauver
les Etats sans les endetter
au-delà du soutenable. - Créée à la fin du siècle
de l’inflation, La BCE
a un ADN qui n’a rien à voir
avec celui de ses consœurs
nées à une autre époque.
Les Echos Lundi 6 avril 2020 // 11