Les Echos. April 06, 2020_wrapper

(Steven Felgate) #1

12 // IDEES & DEBATS Lundi 6 avril 2020 Les Echos


opinions


quement survécu que quelques mois à
sa victoire. La Grande-Bretagne fatiguée
de gloire voulait l’Etat providence.
Aujourd’hui, les peuples sont partagés
entre la peur pour leur vie et la peur pour
leur emploi. Dans la phase que nous tra-
versons, la première prend légitime-
ment le dessus sur la seconde. Mais pour
combien de temps? Il viendra un
moment où la tension sera toujours plus
grande entre les deux priorités.
Si le coronavirus n’a pas (pas encore ?)
renforcé les populistes, il a encouragé les
nationalismes. Plus un pays s’est senti
abandonné, sinon trahi par ses voisins,
cousins et alliés, plus le ralliement der-
rière le drapeau est grand. En Italie, dans
un clip particulièrement émouvant, on
voit un médecin étreindre la péninsule
dans ses bras comme on le ferait d’un
enfant. « Ils ne mourraient pas tous, mais
tous étaient frappés », écrivait La Fon-
taine dans « Les Animaux malades de la
peste ». Et aujourd’hui, les pays les plus
affectés par la maladie, l’Italie et l’Espa-
gne, sont aussi ceux qui ont le plus
besoin de la solidarité européenne,
parce qu’ils ont la dette la plus lourde et
l’économie la plus fragile.

Repli sur soi
L’envolée des réflexes nationalistes a ses
conséquences sur l’expression de la soli-
darité. A l’heure du coronavirus, il ne fait
pas bon être réfugié syrien. Et ce repli sur
soi dans la solidarité joue également à
l’intérieur de l’Europe. Chaque pays, et
c’est naturel, se concentre sur ses mala-
des, ses morts. Jamais les informations
télévisées n’ont été plus nationales, cer-
tains diraient provinciales. A l’heure où
des Américains « détournent » par la
surenchère des cargaisons de masques
sur les tarmacs d’aéroports chinois, la
formule des Trois Mousquetaires « Un
pour tous, tous pour un » paraît bien
abstraite. La philosophe américaine
Martha Nussbaum rapportait une expé-
rience faite sur des souris : elles n’éprou-
vaient « d’empathie » – lors d’expérien-
ces faites sur leurs congénères – que
pour celles avec lesquelles elles avaient
déjà interragi. Sommes-nous comme
ces souris et ne pouvons-nous dans des
périodes extrêmes faire preuve de soli-
darité qu’à l’égard de nos concitoyens de
même nationalité? Le drame devrait
approfondir et élargir notre humanité. Il
tend au contraire à la réduire, comme si
notre confinement physique était aussi
devenu émotionnel.

Dominique Moïsi est conseiller
spécial à l’Institut Montaigne.

teurs. Le cas de Donald Trump aux
Etats-Unis est particulièrement intéres-
sant. L’opinion publique américaine
dans sa grande majorité semble lui avoir
pardonné ses dérapages initiaux, sa
sous-estimation de la gravité de la
menace et l’impression qu’il donnait la
priorité au sauvetage des emplois plutôt
qu’à celui des vies. Son intervention quo-
tidienne, bien plus sobre désormais, est
devenue un rendez-vous obligé de nom-
breux Américains, comme peut l’être
celle du directeur général de la santé,
Jérôme Salomon, en France. Trump n’a
pas la « gravitas » du gouverneur de New
York, Andrew M. Cuomo, mais il semble
avoir enfin pris conscience du caractère
exceptionnel de la crise.

En Grande-Bretagne, Boris Johnson
bénéficie du réflexe d’empathie d’une
majorité des Britanniques à l’égard d’un
Premier ministre lui-même affecté par
le virus. Mais ce ralliement derrière
l’homme au pouvoir ne saurait faire illu-
sion. Très vite, une majorité de Britanni-
ques lui reprochera son optimisme
infondé et sa stratégie de « laisser-faire
sanitaire » plus que contestable. Avec
l’envolée du nombre de victimes et le
coût grandissant pour l’économie de la
pandémie, un retournement de situa-
tion peut intervenir soudainement. Le
peuple comptabilise ses frustrations
comme « L’Avare » de Molière comptait
son or.
Dans cette deuxième phase qui peut
venir très vite, il existera peut-être
comme une prime à l’opposition, un
avantage structurel pour tous ceux qui
n’exercent pas aujourd’hui le pouvoir et
qui ont gardé pendant le pic de la crise un
discours raisonnable. Ce changement de
cap émotionnel est d’autant plus plausi-
ble que les peuples sont naturellement
ingrats. Le héros de la Seconde Guerre
mondiale Winston Churchill n’a politi-

Si le coronavirus n’a pas
(pas encore ?) renforcé
les populistes,
il a encouragé
les nationalismes.

Plus un pays s’est senti
abandonné, sinon trahi
par ses voisins,
cousins et alliés, plus
le ralliement derrière
le drapeau est grand.

Coronavirus : le grand retour


des nations


Pour Dominique Moïsi, le premier bilan politique de la crise sanitaire peut
se résumer ainsi : la confiance en l’Etat et ses représentants est renforcée
mais fragile. Le nationalisme a le vent en poupe et l’Europe est en berne.

iStock

A


u fur et à mesure qu’elle
s’aggrave, la crise du coronavi-
rus apparaît comme le miroir
grossissant des contradictions des peu-
ples. L’épidémie – contrairement à ce
qu’expriment certains – ne se traduit pas
par une montée des populismes ou un
renforcement des régimes autoritaires
ou des démocraties illibérales au détri-
ment des démocraties libérales classi-
ques. En réalité, le virus constitue – dans
un premier temps au moins – une prime
pour les dirigeants en place. Et ce, quels
que soient leurs orientations politiques
ou leurs modes d’exercice du pouvoir.
Pour autant, la hausse de la popularité
de ceux qui exercent le pouvoir s’accom-
pagne le plus souvent de la montée de
critiques à l’encontre de leur mode de
gestion de la pandémie. De fait – et parti-
culièrement en période de crise majeure
comme celle que nous traversons – les
peuples se comportent à l’égard de leurs
dirigeants comme peuvent le faire des
adolescents à l’égard de leurs parents. Ils
souhaitent être protégés par eux et lors-
que cette protection leur semble ineffi-
cace ou à l’inverse trop pesante, ils sont
prêts à toutes les explosions de critiques.
Avec un discours qui contient souvent sa
part de vérité : « Si seulement vous
m’aviez mieux protégé au départ, je ne
serais pas dans la situation où je me trouve
aujourd’hui. Le confinement absolu
auquel vous m’avez réduit, n’est-il pas le
remède des “pauvres”, ceux qui n’ont pas
de masques et pas assez de tests? ».

Hausse de popularité
En même temps – et c’est encore le senti-
ment dominant aujourd’hui – les peu-
ples dans leur grande majorité sont
reconnaissants à leurs dirigeants « d’être
à la barre » au moment où les vents sont
si violents. La hausse de popularité des
leaders au pouvoir est quasi générale. De
Boris Johnson à Donald Trump,
d’Emmanuel Macron à Angela Merkel,
de Viktor Orban à Giuseppe Conte, tous
les dirigeants en place sont bénéficiaires
de la pandémie. Il faut maintenir un dis-
cours et un comportement totalement
irresponsables, comme Jair Bolsonaro
au Brésil, pour ne pas bénéficier d’une
popularité croissante auprès des élec-

LE REGARD
SUR LE MONDE
de Dominique
Moïsi

LE LIVRE
DU JOUR

Réussir à taxer
les transactions
financières

L’INTÉRÊT Contenue dans le titre,
l’idée centrale du livre n’a rien
d’original. L’intérêt vient d’ailleurs.
La taxation des transactions
financières est ici proposée
par deux personnalités réputées,
du courant central de l’économie,
qui connaissent à fond les rouages
de la finance. Ivar Ekeland a présidé
l’université Paris-Dauphine, qui a
formé des milliers de spécialistes
en ingénierie financière. Jean-
Charles Rochet, professeur à
Genève et chercheur à la Toulouse
School of Economics, est l’un des
grands spécialistes mondiaux
de la régulation bancaire.

LA PROPOSITION Freinées par un
lobbying efficace du secteur,
les taxes sur les transactions
financières, créées jusqu’à présent,
ont eu peu de portée. Ekeland
et Rochet proposent donc une
microtaxe (0,5 %, voire moins)
perçue sur tous les paiements, sauf
ceux en billets et pièces. Encaissée
par les banques et autres
gestionnaires des paiements,
elle serait donc payée un peu par
les ménages et les entreprises
(ce qui pourrait être compensé par

la baisse d’autres impôts) et très
largement par les acteurs financiers
petits et grands qui passent leur
temps à s’échanger de gigantesques
montagnes de cash. Assiette très
large et petit taux : un impôt idéal?

LA LIMITE Elle est admise par les
auteurs : « Les banques pourraient
peut-être délocaliser complètement
leurs activités de marché afin d’éviter
la taxe. »
—Jean-Marc Vittori

Il faut taxer
la spéculation financière
par Ivar Ekeland et Jean-Charles
Rochet. Editions Odile Jacob,
240 pages, 23,90 euros.

DANS LA PRESSE
ÉTRANGÈRE


  • « Le Covid-19 n’est pas le nom de code
    d’une armée étrangère. » Il n’y a ni tran-
    chées, ni armes, ni bombardements,
    écrit Ramón Lobo dans « El País ». Il
    s’agit d’un virus qui « ne connaît pas les
    frontières. Il ne sait qu’une chose : le corps
    humain est un bon endroit pour survivre
    et se propager ». Pour le journaliste, le
    langage guerrier masque « notre res-
    ponsabilité dans la propagation expo-
    nentielle du virus et dans la gestion de la
    pandémie ». Car le monde est désormais
    confronté à « une crise monumentale
    qui met à nu la misère de tout un système
    qui se pensait intouchable ». Le recours à
    ce langage militaire alors que l’on peut
    encore faire des réserves de papier toi-
    lette, avoir accès au chauffage, à l’eau
    chaude, à Netflix, est en revanche « une
    insulte pour les millions de personnes qui
    pâtissent de la guerre, la vraie, que cela
    soit en Syrie, au Yémen, en Libye, au Nige-
    ria. C’est une banalisation égocentrique
    de pays développés », écrit-il.
    En tout cas, poursuit le journaliste, le
    personnel médical, démuni, continue
    sa lutte contre « un ennemi puissant et
    inconnu ». « Nous sommes face au plus
    grand défi depuis 1945 », avait dit Angela
    Merkel. Le problème du monde
    d’aujourd’hui est qu’il n’y a ni Roosevelt
    ni Churchill, « mais un Trump qui
    avance le chiffre d’au moins 100.0 00
    morts aux Etats-Unis pour s’attribuer
    ensuite une bonne note dans la gestion de
    la crise ». Pourtant, si le chiffre dépasse
    les 150.000, soit plus que le nombre de
    soldats américains morts lors de la
    Guerre de 14-18, « il n’aura pas obtenu la
    meilleure publicité en pleine année élec-
    torale ». En attendant le président amé-
    ricain a nommé son gendre, Jared Kus-
    hner dans le groupe de travail de la
    Maison-Blanche sur le coronavirus. Le
    parrain du « deal of the century » réussi-
    ra-t-il mieux qu’au Proche-Orient?
    —J. H.-R.


« Ceci n’est pas une guerre
mais un virus »

LE MEILLEUR DU


CERCLE DES ÉCHOS


Des travailleurs


et des plateformes


Les sciences des organisations sont riches
d’enseignement sur l’emploi dans
l’économie des plateformes. Les
explications d’Arnaud Cudennec,
doctorant à HEC Paris.


CONTESTATIONS « Depuis 2015, d’abord
en Californie puis dans plusieurs pays,
la décision des régulateurs de reclassifier les
travailleurs de la “gig economy” (l’économie
des petits boulots, en français) en salariés [...]
menace de nombreuses plateformes. Cette
jurisprudence a été confirmée le 4 mars par
la Cour de cassation qui a jugé “fictif ” le statut
d’indépendant dans une affaire opposant
un chauffeur VTC à Uber. [...] Cette série
d’affaires révèle trois propositions avancées
notamment par l’étude des organisations. »


ARCHITECTURE « Tout d’abord, elle vient
rappeler que l’architecture des marchés,
pour reprendre les termes du sociologue Neil
Fligstein, dépend moins des entreprises elles-
mêmes que d’un réseau complexe de parties
prenantes : en premier lieu l’Etat régulateur,
les consommateurs, les médias, les analystes
financiers ou encore les travailleurs
et les mouvements sociaux. »


CONTRÔLE « Ces affaires interrogent,
ensuite, le degré de contrôle exercé par
ces plateformes. L’économiste Ronald Coase
a soulevé ce paradoxe dès les années 1930 :
si tout est marché, pourquoi y a-t-il tant
d’activités économiques régies au sein
des organisations? Pour le sociologue
Charles Perrow, [...] peu de parcelles
de nos vies échappent au contrôle
des organisations [...]. »


CLASSIFICATIONS « Enfin, ces cas
montrent les acteurs du marché [...] débattre
des classifications adéquates à adopter.
Les sciences sociales révèlent que les luttes
classificatoires sont un phénomène classique
en période d’innovation : les anciennes
classifications sont contestées par
de nouvelles, parfois ambiguës. »


a


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