La semaine dernière, trois compagnies pétrolières – Total, Shell et BP – ont sollicité les investisseurs.
Photo DPA/AFP
Véronique Le Billon
@VLeBillon
— Bureau de New York
Après des jours d’errance sur les
mers, le « Zaandam » a débarqué
jeudi, en Floride, ses passagers et
les corps de quatre personnes
décédées pendant la croisière. Un
scénario qui se répète pour Carni-
val (Costa Croisières, Holland
America...), qui a déjà enregistré
ces dernières semaines une série
de décès et de contamination au
Covid-19 à bord de ses bateaux,
« Princess » au Japon, puis en
Californie. Le numéro un mon-
dial de la croisière a pourtant
réussi à lever 6,25 milliards de
dollars pour financer ses opéra-
tions. L’opération s’est même
achevée avec davantage d’argent
levé que prévu, à un coût certes
élevé – 11,5 % pour ses 4 milliards
de dollars d’obligations – mais
inférieur d’un point à ce que le
croisiériste anticipait.
« Les investisseurs ont probable-
ment été attirés par la combinaison
des garanties et du rendement élevé
offert, et par l’espoir que les croisiè-
res se redresseront quelque peu en
2021 », estime Melissa Long, ana-
lyste chez S&P Global Ratings. Les
obstacles, pourtant, ne manquent
pas : les croisières sont toutes
annulées jusqu’au 11 mai et le mar-
ché ne mise pas sur un réel redé-
marrage avant 2021. Le modèle
économique des croisières, sur-
tout, paraît à haut risque, avec une
clientèle souvent âgée, confinée
pendant des jours dans des espa-
ces restreints... Le cours du titre a
perdu 80 % de sa valeur depuis le
début de l’année, et l’agence de
notation S&P Global Ratings a
passé la note de crédit du croisié-
riste de BBB à BBB – le 1er avril.
Mais les prêteurs sont en quête de
rendement. Et surtout, la Réserve
fédérale leur a envoyé des signaux
rassurants fin mars, en annon-
çant qu’elle pourrait racheter en
cas de besoin des obligations émi-
ses par des entreprises.
Soutien public
Dans un univers de taux bas, les
investisseurs cherchent les entre-
prises qui pourront rebondir,
mais aussi celles qui pourront
bénéficier des plans de soutien
public. Il n’est toutefois pas cer-
tain que le plan de sauvetage de
Washington, qui comprend
350 milliards de dollars d’aides
directes et de prêts pour les PME
et 500 milliards pour les grandes
entreprises, bénéficie à Carnival.
Pour échapper à la fiscalité et au
droit du travail américains, ses
paquebots sont immatriculés à
Panama, tout comme d’ailleurs
ceux de ses concurrents, ceux de
Norwegian Cruise Lines étant
domiciliés aux Bermudes et ceux
de Royal Caribbean au Liberia.
Le PDG de Carnival a reconnu
que les prêts du plan de sauvetage
pourraient aider son groupe, mais
« c’est très difficile d’accorder un
prêt à une entreprise qui est basée
dans un autre pays », a jugé Donald
Trump fin mars. Rappelant toute-
fois que l’emploi associé à l’activité
des croisiéristes aux Etats-Unis
était « très important ».n
Le groupe américain,
numéro un mondial
de la croisière, a levé
6,25 milliards de dollars
ces derniers jours.
Fragilisé, le croisiériste
Carnival réussit malgré
tout à se financer
effet du rendement même chez les
émetteurs les mieux notés. Les cou-
pons concédés par les entreprises
dépassent désormais régulière-
ment les 2 %. Des niveaux de taux
qui étaient courants en 2011-2012,
lors de la crise de la zone euro.
« Jumbo deals »
outre-Atlantique
De l’autre côté de l’Atlantique, le
mouvement est similaire grâce au
très fort soutien de la Réserve fédé-
rale. Ce sont plus de 110 milliards de
dollars qui ont ainsi été levés, après
un premier record de 109 milliards
la semaine précédente. Ce chiffre
impressionnant, qui s’explique par
de nombreux « jumbo deals »,
comme les 20 milliards levés par
Oracle, le double de son objectif ini-
tial, ou les 19 milliards de dollars
obtenus par T-Mobile, le 2 avril,
pour financer le rachat de son
concurrent Sprint. Une belle per-
formance pour un emprunteur à la
limite de la catégorie « junk ».
Si, en Europe, le marché est dura-
blement fermé pour les émetteurs
les moins bien notés, ce n’est pas du
tout le cas à Wall Street. Le spécia-
liste de la livraison de repas à domi-
cile Yum! Brands a ouvert la voie
lundi à de nouvelles émissions
« high yield ». Et les fonds spéciali-
sés dans cette classe d’actifs ont
recommencé à attirer les investis-
seurs, selon les données collectées
par Refinitiv Lipper.
Autre spécificité américaine, les
maturités les plus longues des
émissions ont été particulièrement
recherchées. Oracle a ainsi attiré
lundi dernier près de 9 milliards de
dollars de demande pour les
3,5 milliards offerts pour sa tranche
à 40 ans. « Les fonds de pension amé-
ricains et les assureurs sont à la
recherche de titres offrant du rende-
ment face à la baisse des taux des
Treasuries », commente Blaise
Bourdy.
Aux Etats-Unis aussi, les entre-
prises ont mis le prix. Le fournis-
seur pour la restauration Sysco a
ainsi dû doubler les coupons par
rapport à ceux offerts lors de sa
précédente opération – en février
dernier – pour placer 4 milliards de
dollars.
(
Lire L’éditorial
d’Elsa Conesa
Page 16
lLes entreprises ont émis pour 40 milliards d’euros
d’obligations la semaine dernière.
lOn constate la même frénésie aux Etats-Unis,
y compris pour les emprunteurs les moins bien notés,
mais les émetteurs doivent mettre le prix.
Malgré la pandémie,
les entreprises
lèvent des records
de dette
MARCHÉ
OBLIGATAIRE
CORONAVIRUS
FINANCE & MARCHES
Lundi 6 avril 2020Les Echos
Guillaume Benoit
@gb_eco
C’est une vague qui prend de
l’ampleur. La semaine dernière, les
entreprises ont obtenu près de
40 milliards d’euros sur le marché
obligataire. Un volume constaté
habituellement... sur la totalité du
mois de mars. Parmi les émetteurs,
on compte notamment Orange,
Pernod Ricard, LVMH qui ont cha-
cun levé 1,5 milliard d’euros ou
Total (3 milliards). La palme revient
au géant de la bière, AB InBev avec
4,5 milliards d’euros. « Un grand
nombre d’opérations que nous avons
menées sur la semaine ont été déclen-
chées en deux ou trois jours », témoi-
gne Blaise Bourdy, chez Société
Générale.
Les emprunteurs se ruent littéra-
lement sur les émissions de dette,
par prudence dans un contexte
terriblement incertain. La semaine
dernière, par exemple, trois compa-
gnies pétrolières – Total, Shell et
BP – ont sollicité les investisseurs
alors que les prix du pétrole
dévissent. « Les entreprises
cherchent à sécuriser leurs finance-
ments et notamment leurs besoins de
trésorerie pour l’année », explique le
banquier.
Autant profiter, en effet, d’un
marché qui s’est largement rouvert,
après le premier choc lié au corona-
virus, pour les émetteurs de bonne
qualité. « L’annonce du plan excep-
tionnel de 7 50 milliards d’euros de la
Banque centrale européenne le
18 mars a considérablement contri-
bué à rassurer les émetteurs et les
investisseurs », analyse Blaise
Bourdy. De fait, la BCE achète envi-
ron 40 % des montants émis par les
entreprises éligibles à son pro-
gramme d’achat.
Demande forte
Du côté des investisseurs, l’appétit
est là. La demande a représenté en
moyenne de 3 à 5 fois le montant
proposé. Pour son émission de
500 millions d’euros à 7 ans, Schnei-
der Electric a même vu ses obliga-
tions souscrites près de 15 fois. « Les
investisseurs ont de l’argent à inves-
tir, les décollectes ont été plutôt limi-
tées et, surtout, ils profitent d’un effet
d’aubaine sur les prix », explique
Blaise Bourdy. Ils retrouvent en
La Banque de France se mobilise
pour soutenir la dette court terme
Après quelques jours pour mettre en place un
programme inédit d’achats de titres de dette d’entrepri-
ses à court terme, la Banque de France a commencé ses
opérations pour le compte de la BCE. « Les premiers
jours, les demandes ont été trop nombreuses pour être
toutes traitées, mais la situation est déjà plus fluide et le
marché repart », explique un connaisseur du dossier.
Sophie Rolland
@Sorolland
Les espoirs d’un redémarrage
rapide de l’activité économique se
sont envolés avec l’intensification et
la généralisation des mesures de
confinement. Partout, les entrepri-
ses voient leur situation financière
se détériorer et les notes de crédit
descendent les échelles de Moody’s,
Standard & Poor’s ou Fitch.
Les chiffres hebdomadaires
compilés par S&P montrent que
depuis le milieu du mois de mars,
les actions négatives (dégradation
de note, mises sous perspective ou
surveillance négatives) affectent
chaque semaine plus de 200 émet-
teurs dans le monde – et même plus
de 300 au cours de la semaine au
27 mars –, contre moins d’une
dizaine en temps normal. En tout,
l’agence a pris 780 décisions liées à
la pandémie de Covid-19, dont 182
dans la zone EMEA et 18 en France.
Même ExxonMobil a perdu son tri-
ple A. La compagnie pétrolière était
l’une des dernières entreprises
américaines à bénéficier du pré-
cieux sésame. Mais la dégringolade
des prix du pétrole a convaincu
Moody’s – après S&P le mois der-
nier – de dégrader sa note à Aa1 avec
une perspective négative.
En France, la dette d’Imerys a été
dégradée à Baa3 par Moody’s jeudi
dernier. Elle est assortie d’une pers-
pective négative. Mercredi, les notes
de CMA CGM (B2) et de JC Decaux
(Baa2) ont été placées sous « sur-
veillance négative », ce qui signifie
qu’elles ont de fortes chances d’être
dégradées à court terme. La pers-
pective sur Total est passée à néga-
tive. Mardi, la note d’Europcar a été
abaissée à B2 et elle risque de des-
cendre encore plus bas. Depuis mi-
mars, FNAC Darty, Faurecia, Valeo,
Nocibé, Renault, Peugeot et SoLocal
(désormais à Caa3, à un cheveu du
défaut), ont également été sanction-
nés par Moody’s.
Dégradation rapide
des sociétés déjà fragiles
Logiquement, les groupes à la
structure financière la plus fragile
(en catégorie spéculative) sont les
plus touchés par les dégradations
de notes. Les sociétés aux bilans
plus robustes voient surtout les
perspectives attachées à leur note
s’assombrir. En outre, que ce soit en
Europe, aux Etats-Unis ou en Chine,
elles sont protégées par les mesures
de soutien massives décidées par
les Etats et les banques centrales.
Les « anges déchus », ces entre-
prises passant de la catégorie la plus
solide (« investissement ») à celle
d’« obligation poubelle », sont en
revanche encore relativement peu
nombreux. Les cas existants cor-
respondent aux secteurs les plus
affectés par la crise, par exemple
l’aérien (Lufthansa) et la consom-
mation (Marks & Spencer).
Les taux de défaut sont orientés à
la hausse. « Ils devraient augmenter
significativement. C’est ce que l’on a
observé par le passé dans les périodes
de récession et de tensions sur telle ou
telle industrie », indique Moody’s.
L’agence a revu à la hausse la pro-
portion de défaillances attendues
d’ici à la fin de l’année de 3,1 % à
3,7 % mais dans un scénario
dégradé, ce ratio pourrait frôler les
10 %. « Plus l’épidémie de coronavi-
rus dure, plus elle affectera sévère-
ment la demande, l’offre et les mar-
chés financiers et plus les taux de
défaut risquent d’atteindre nos prévi-
sions les plus pessimistes. »n
Les agences de notation ont dégradé
300 entreprises la semaine dernière
Les agences de rating
comme Moody’s, S&P
ou Fitch sanctionnent
les entreprises aux bilans
affaiblis par la crise.
Le soutien des Etats
et des banques centrales
limite les dégâts.
L’agence Moody’s
a revu à la hausse
la proportion
de défaillances
attendues d’ici
à la fin de l’année
de 3,1 % à 3,7 %.