Le Monde - 11.03.2020

(avery) #1
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MERCREDI 11 MARS 2020 france| 17

Des « gilets jaunes » du Puy­en­Velay condamnés


Jusqu’à trois ans de prison pour quatre hommes qui avaient participé à l’incendie de la préfecture fin 2018


le puy­en­velay (haute­loire) ­
envoyé spécial

D


iriger une audience
judiciaire relève par­
fois du sacerdoce.
Nizar Samlal est bien
placé pour le savoir. Le 20 janvier,
au Puy­en­Velay, après une jour­
née de débats agités et bien mal­
gré lui, le président du tribunal
avait dû renoncer, face à la grève
des avocats, à juger quatre hom­
mes soupçonnés d’avoir parti­
cipé à l’incendie de la préfecture
de Haute­Loire, le 1er décem­
bre 2018, lors d’une manifesta­
tion de « gilets jaunes ».
Lundi 9 mars, les robes noires,
qui portent toujours leurs auto­
collants « Avocats en grève », ont
accepté de défendre leurs clients.
Mais dès le début de l’audience, le
magistrat a dû gérer le cas de
Dylan Bouzarti. Placé en déten­
tion provisoire depuis le 13 dé­
cembre 2018, le jeune homme de
22 ans a refusé de venir à son pro­
cès, arguant être malade. Qu’à
cela ne tienne, s’organise une
visioconférence depuis une pièce
de la prison.
Sur trois écrans de télévision, le
public peut donc le voir se curer
les ongles et l’entendre répondre
« ouais, ouais » au président. Puis
l’observer se balancer sur sa
chaise, jambe gauche sur la table
devant lui, avant de reposer son
pied au sol, à la demande du ma­
gistrat. Dylan Bouzarti a des cho­
ses à dire et s’impatiente : « Si
vous ne me faites pas sortir, je vais
commettre un meurtre. » Le pro­
pos est confus. « Respectez
l’audience », tente le magistrat.
Mais le prévenu ne veut pas res­
ter : « J’ai parloir, j’ai ma copine qui
vient me parler dans cinq minutes.
J’ai rendez­vous.


  • Vous avez rendez­vous avec la
    justice, essaie de nouveau le
    magistrat.

  • Ça devait être le 20 janvier,
    vous êtes marrant, vous.

  • Est­ce que vous êtes disposé à
    rester calme et à répondre à nos
    questions ce matin, M. Bouzarti?

  • Là non, parce que j’ai rendez­
    vous. Laissez tomber. (...) C’est


mieux comme ça. Envoyez­moi
un papier pour me dire quand
je sors. »
Le procès s’est donc tenu sans
celui qui avait reconnu devant les
enquêteurs avoir participé à l’in­
cendie de la préfecture et lancé
une bouteille d’acide en direction
des forces de l’ordre.

Scènes confuses
Le 1er décembre 2018, au Puy­en­
Velay, lors de l’acte III des « gilets
jaunes », plus de 2 000 personnes
s’étaient donné rendez­vous sur
la place du Breuil. Au cortège des
syndicats succèdent alors les agri­
culteurs et leurs tracteurs. Des
pneus et du fumier sont déversés.
Puis les esprits s’échauffent, au fil
de l’après­midi. Plusieurs dizai­
nes de manifestants tentent de

forcer les grilles, à coups de bar­
rières. Des cocktails Molotov sont
lancés, des vitres brisées. La pré­
fecture a gardé des marques de
suie pendant plusieurs semaines.
Il a fallu neuf audiences de com­
parutions immédiates, « dans le
calme », indique le procureur,
pour juger les débordements.
L’incendie a fait l’objet d’un trai­
tement particulier. Une informa­
tion judiciaire a été ouverte. Diffi­
cile travail d’enquête afin de déga­
ger des responsabilités au cours
de scènes confuses. Les images de
vidéosurveillance apparaissent
incomplètes, d’autant plus que
certaines caméras ont été détrui­
tes. Des dizaines de personnes
ayant participé aux dégradations,
une minuscule minorité a été pré­
sentée à la justice.

Gabin Joubert, un ambulancier
de 21 ans, François Rodriguez,
37 ans, et Christophe Frémont,
31 ans, tous les deux sans emploi,
ne se connaissaient pas. Le 1er dé­
cembre 2018, ils se sont à peine
croisés dans la foule, ne se sont
pas parlé. Seul Gabin Joubert, déjà
présent lors des deux premiers
« actes », portait un gilet jaune.
Face au tribunal, tous recon­
naissent avoir participé aux dé­
gradations, parfois à demi­mot.
Plutôt des suiveurs que des me­
neurs, expliquent­ils. « J’ai pas
pensé qu’en remettant la poubelle
dans le feu, c’était participer à l’in­
cendie. J’ai pas vraiment réfléchi »,
dit Christophe Frémont. A son ex­
femme, il a envoyé un texto, le
soir même : « On a brûlé la préfec­
ture. » Au tribunal, il explique :

« C’était un “on” général. » Avant
de concéder : « On a peut­être
poussé le bouchon un peu loin. »
François Rodriguez assure que
la bouteille qu’il a lancée, qui res­
semblait drôlement à un cocktail
Molotov, était remplie d’eau. Ga­
bin Joubert reconnaît qu’il a lancé
une bouteille tombée au sol pour
« apporter sa pierre à l’édifice ».
L’une des avocates des prévenus
résume : « J’ai l’impression que les
plus dangereux et virulents ne
sont pas dans cette salle. »

Parcours cabossés
Le procureur n’est pas convaincu.
Il n’a « pas trouvé de sens » aux dé­
gâts causés ce jour­là – les autori­
tés ont estimé la facture à
250 000 euros. Le tribunal
condamne Dylan Bouzarti à trois

ans de prison ferme et les trois
autres hommes à deux ans ferme,
peines assorties de sursis, loin des
réquisitions du ministère public.
Mais lundi, sans que les préve­
nus en parlent d’eux­mêmes, la
misère s’est invitée dans la salle
d’audience. A l’exception de
Gabin Joubert, inséré profession­
nellement, ce sont des parcours
cabossés qui ont été esquissés par
le président du tribunal. Parce
que c’est aussi l’une des facettes
de son métier, Nizar Samlal a
parlé de Christophe Frémont, de
son revenu de solidarité active,
de ses onze condamnations, et de
ses problèmes d’addiction. De
François Rodriguez, de son alloca­
tion adulte handicapé, de ses
douze mentions au casier judi­
ciaire, de son père assassiné puis
de sa mère morte à cause de l’al­
cool alors qu’il était enfant.
Il fut aussi question de Dylan
Bouzarti. De son père assassiné,
de sa mère qui l’a abandonné, de
son placement en famille d’ac­
cueil, de ses troubles psychiatri­
ques, du traitement médicamen­
teux qu’il ne suit pas et de ses « ex­
cès de violence ». Des deux bou­
teilles de whisky et des bières
bues le 1er décembre. « Il y a tou­
jours des gens qui se laissent en­
traîner, surtout quand ils sont fai­
bles d’esprit, comme lui, a plaidé
son avocat. M. Bouzarti n’était pas
dans son état normal, il ne l’est
pratiquement jamais, vous en
avez eu un exemple ce matin. »
En attendant un éventuel appel
de la décision, l’affaire de l’incen­
die de la préfecture n’est pas en­
core terminée. Le 11 avril, trois
personnes, mineures au mo­
ment des faits, doivent être ju­
gées séparément.
yann bouchez

Les forces de l’ordre mises en cause après des violences


Le ministre de l’intérieur demande des explications au préfet de police à la suite d’une manifestation féministe samedi, à Paris


D


es femmes traînées dans
des escaliers du métro
parisien, d’autres proje­
tées au sol à coups de matraque,
certaines attrapées par les che­
veux. Le tout à grand renfort de
gaz lacrymogènes, sous les huées
des manifestantes, et la désappro­
bation des passants visiblement
interloqués. Deux jours après la
marche de nuit féministe organi­
sée samedi 7 mars, à la veille de la
Journée internationale des droits
des femmes, les critiques s’inten­
sifient contre la gestion très mus­
clée du maintien de l’ordre par la
Préfecture de police de Paris.
Les différents témoignages
de participantes recueillis par
Le Monde font état d’un usage dis­
proportionné de la force ainsi que
de nombreuses invectives à carac­
tère sexiste. Les multiples vidéos
qui circulent depuis dimanche
sur les réseaux sociaux montrent
notamment des charges brutales
menées par les escadrons de gen­
darmerie et les brigades de ré­
pression de l’action violente
(BRAV), des unités policières char­
gées des interpellations.
De l’autre côté, la Préfecture de
police défend ses troupes, esti­
mant avoir agi en réaction à des
violences exercées par les mani­
festantes. Pourtant, parmi les
neuf personnes interpellées (dont

sept qui ont été placées en garde à
vue), aucune ne fait l’objet de
poursuites, selon le parquet de
Paris. Pour la gendarmerie natio­
nale (qui constituait le gros des
unités de maintien de l’ordre), « il
n’y a eu aucun usage dispropor­
tionné de la force ».

Une enquête interne diligentée
Violences policières et violences
faites aux femmes, le tout à une
semaine des élections municipa­
les : la polémique a tous les élé­
ments d’un cocktail détonant. La
maire sortante de Paris, Anne
Hidalgo, a d’ailleurs été l’une des
premières à exprimer son indi­
gnation devant la brutalité des
techniques d’intervention.
Au sein même du gouverne­
ment, l’affaire est prise au sé­
rieux. Le ministre de l’intérieur a
demandé à la Préfecture de police
un rapport sur cette manifesta­
tion, a fait savoir l’entourage de
Christophe Castaner. Une initia­

tive rare Place Beauvau, où le
soutien aux forces de l’ordre est
la norme.
« Choquée » par les images de
cette soirée, Marlène Schiappa a
fait savoir sur BFM­TV que le rap­
port réclamé par le ministre de
l’intérieur indiquait que « le tracé
de la manifestation n’aurait pas
été respecté ». La secrétaire d’Etat à
l’égalité entre les femmes et les
hommes précise qu’il s’agissait
« d’une manifestation de nuit, or­
ganisée par des groupes antifascis­
tes, anticapitalistes, féministes ».
Cette « marche nocturne », « pour
un féminisme populaire antira­
ciste », qui a réuni 4 000 person­
nes selon une source policière,
était planifiée par des collectifs
militants, sans organisateur dési­
gné. Le cortège s’est élancé de la
place des Fêtes, dans le 19e arron­
dissement de Paris, peu avant
20 heures, en direction de la place
de la République. D’une même
voix, les militantes décrivent
« une célébration d’être dans la rue
sans oppression patriarcale ».
Parmi les différents collectifs,
de nombreuses colleuses étaient
présentes, inscrivant le long du
parcours des messages pour dé­
noncer l’invisibilisation des fem­
mes dans l’espace public et les
violences sexistes : « Le machisme
tue toutes les 48 heures. »

Des chants émaillent le cor­
tège : « A nos sœurs assassinées,
on vous oubliera jamais », « Mon
corps, mon choix, et ferme ta
gueule ». En arrivant place de la
République, les manifestantes
font face à un important disposi­
tif policier. « Tout le long du par­
cours, les forces de l’ordre nous
suivaient, positionnées de tous
les côtés », commente Sophia,
26 ans, architecte.

« Et la rue, elle est à qui? »
Les militantes situées en tête de
cortège se rassemblent rue du
Faubourg­du­Temple, face à un
cordon de sécurité bloquant l’ar­
rivée des autres manifestantes.
Le rassemblement était déclaré
en préfecture jusqu’à 22 heures.
Garance, 34 ans, accompagnée
d’une amie, rebrousse alors che­
min, remontant le parcours vers
le quai de Valmy. Selon elle, plu­
sieurs membres des forces de l’or­
dre auraient foncé vers son amie,
l’invectivant, matraque à la main :
« Alors, la rue, elle est à qui? » Plu­
sieurs femmes ont rapporté cette
remarque.
Les militantes ayant pu accéder
à la place décident de chanter face
aux cordons de sécurité placés
rue du Faubourg­du­Temple.
« Nous sommes fortes, nous som­
mes fières, féministes, radicales et

en colère », scandent­elles. A
22 h 45, les gendarmes mobiles
lancent une première charge.
Pour la Préfecture de police, un
groupe de manifestantes a tenté
de partir « en cortège sauvage »
au moment de la dispersion. « Il y
avait une trentaine de membres
de l’ultragauche, et près de
200 sympathisants », assure une
source policière. Un gendarme
présent sur les lieux abonde :
« Elles étaient virulentes, elles
nous jetaient des projectiles des­
sus, elles montaient sur les voitu­
res, c’était pas une gentille petite
manif... »
Pour les manifestantes, c’est la
surréaction des forces de l’ordre
qui a fait basculer la soirée. « Des
gendarmes ont fondu sur nous, at­
trapant certaines manifestantes,
c’était d’une violence folle », confie
Sophia, membre du collectif Les
Colleuses, dont l’amie a été inter­
pellée et plaquée au sol par des
forces de l’ordre.
Selon les vidéos filmées à cette
heure, certaines manifestantes
ont été poussées, d’autres traî­
nées par des forces de l’ordre,
dans les bouches du métro. « J’ai
vu des femmes voler à terre », dé­
crit Yuna Miralles, militante du
collectif #NousToutes.
cécile bouanchaud
et nicolas chapuis

Marlène Schiappa
s’est dite
« choquée »
par les images
de cette soirée

Trois des quatre accusés étaient présents à l’audience, le 9 mars, au tribunal d’instance du Puy­en­Velay. THIERRY ZOCCOLAN/AFP

« On a peut-être
poussé
le bouchon
un peu loin »
CHRISTOPHE FRÉMONT
un des prévenus

J U S T I C E
Tariq Ramadan convoqué
devant le tribunal
Tariq Ramadan comparaîtra
le 24 juin devant le tribunal
correctionnel pour avoir dé­
voilé l’identité d’une des fem­
mes qui l’accuse de viol, dans
son dernier livre et lors d’une
interview en septembre 2019
sur BFM­TV. L’islamologue
suisse, mis en examen pour
les viols de quatre femmes,
est convoqué à la demande
du parquet de Paris.

Le barreau de Paris met
en garde Juan Branco
L’avocat Juan Branco, qui a an­
noncé jeudi 5 mars reprendre
la défense de Piotr Pavlenski
dans l’affaire Griveaux, « s’ex­
pose à l’éventualité de poursui­
tes disciplinaires », a averti
lundi 9 mars le barreau de
Paris dans un communiqué.
« Je compte d’évidence respec­
ter l’avis déontologique que
m’a transmis le bâtonnier, qui
concluait à l’absence de conflit
d’intérêts, seule raison pou­
vant amener à dessaisir un
avocat », a réagi Me Branco.

C O R O N A V I R U S
Suspension de la prière
à la Grande Mosquée
La prière ne sera pas célébrée
vendredi à la Grande Mos­
quée de Paris et « ce jusqu’à
nouvel ordre », en raison
de l’épidémie de Covid­19,
ont annoncé, lundi, la Grande
Mosquée et le Conseil français
du culte musulman. – (AFP.)
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